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Face au terrorisme, l’erreur tragique de la justice israélienne, Pierre Lurçat

April 3 2022, 06:39am

Posted by Pierre Lurçat

 

La nouvelle vague de terrorisme qui frappe Israël ne remet pas seulement en cause la sécurité quotidienne des Israéliens, mais elle interroge la validité du modèle israélien de lutte antiterroriste, dont la réputation n'est plus à faire. Confronté au terrorisme depuis de nombreuses décennies, l'État hébreu peut compter sur l'excellence de ses services de sécurité et de renseignements, sur la détermination de ses dirigeants à éradiquer la menace terroriste et sur la résilience de sa société civile.

 

Un élément vient toutefois assombrir ce tableau et constitue en quelque sorte le maillon faible d'Israël - mais aussi d'autres pays et notamment de la France - face au terrorisme djihadiste. Ce maillon faible est celui de la justice. Pour s'en convaincre, il faut lire les premiers éléments de l'enquête sur l'attentat de Bnei Brak, qui a fait cinq victimes. Son auteur avait été emprisonné il y a quelques années, après avoir projeté un attentat suicide. Pourtant, le tribunal militaire a fait preuve à son égard d'une clémence stupéfiante, en acceptant un "plea bargain" aux termes duquel le terroriste en puissance n'a passé que deux ans et demi derrière les barreaux, avant d'être libéré et de pouvoir mettre à exécution ses projets criminels.

 

Attaque mortelle en Israël : "On ne pensait pas qu'un attentat pouvait  avoir lieu ici", témoigne une habitante de Bnei Brak, près de Tel-Aviv

La justice militaire israélienne n'est pas réputée pour être spécialement laxiste et elle prononce souvent des peines de prison à perpétuité contre les terroristes palestiniens. Comment expliquer sa clémence dans le cas de Diaa Hamarsheh? Le journal Ha’aretz nous donne quelques éléments de réponse. Lors du procès de 2013, le tribunal a été convaincu par les réquisitions du procureur et par la plaidoirie de l'avocat de l'accusé et lui a accordé une "seconde chance". Le juge a même été jusqu’à considérer que Dia Hamarsheh avait été “victime d’une escroquerie”, n’ayant pas reçu du Djihad islamique la ceinture explosive qu’il avait payée…. 

 

Plus qu'une simple erreur d'appréciation presque comique, il y a là un défaut de compréhension, dont les conséquences se sont avérées tragiques. La clé de cette incompréhension du phénomène terroriste de la part de la justice israélienne est donnée par le dernier roman de Karine Tuil, dont nous avons rendu compte dans ces colonnes. L'erreur du juge israélien est en effet partagée par ses collègues français, comme la juge antiterroriste héroïne du livre La décision. Comme elle, il croit que le terrorisme de l'État islamique s'apparente à la criminalité de droit commun et que le rôle de la justice est de permettre aux criminels de s'amender, en leur offrant une seconde chance.

 

Cette conception erronée ne relève pas seulement de la politique pénale, mais procède plus fondamentalement d'une vision de l'homme qui nie la possibilité même du mal radical, en considérant que les terroristes, même les plus extrémistes, peuvent être ramenés dans le droit chemin. Cette erreur philosophique s'avère lourde de conséquences, en Israël comme en France. Face au terrorisme, le présupposé d'humanité des criminels se retourne contre leurs victimes. Comme dit le Talmud, " la pitié pour les méchants fait tort aux justes".
 

Pierre Lurçat

Article paru dans Causeur

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L'affaire Pollard au regard de l'histoire et de l'actualité israélienne, Pierre Lurçat

March 29 2022, 07:13am

Posted by Pierre Lurçat

Jonathan et Esther Pollard z.l. à Jérusalem

Jonathan et Esther Pollard z.l. à Jérusalem

(Article paru sur Mabatim)

Le hasard a voulu que la série israélienne consacrée à l'affaire Pollard soit diffusée en Israël la semaine où est décédée Esther Pollard. Ce triste concours de circonstances a permis de mesurer l'écart considérable entre la manière dont Jonathan et sa femme sont perçus par le peuple d'Israël et celle dont il est décrit dans la série

 

Pour résumer en une phrase cet écart de perception, nous pourrions dire que Jonathan, considéré à juste titre comme un héros par une grande partie de la société israélienne (il avait été accueilli à l'aéroport de Tel Aviv par le Premier ministre Binyamin Netanyahou en personne, qui lui avait remis sa carte d'identité, le 30 décembre 2021) est dépeint dans la série comme un être bizarre, psychologiquement perturbé, aux motivations difficilement compréhensibles.

 

Cette série est pourtant intéressante à plusieurs titres. Elle retrace l'itinéraire du jeune Juif américain, fils d'un professeur renommé dont une partie de la famille a été déportée et exterminée dans la Shoah, devenu analyste au sein de la Marine américaine, avant de décider de transmettre des informations vitales a l'État d'Israël, puis d'être arrêté et emprisonné pendant trente-cinq ans.

 

L'incompréhension manifeste de plusieurs personnalités interviewées et la tentative de décrire Pollard comme souffrant de troubles psychiques en disent long sur le regard porté par une partie des élites israéliennes sur notre histoire et sur ses héros. Au-delà même des implications politiques de l'affaire Pollard, et des raisons pour lesquelles elle a tellement embarrassé l'establishment politique et militaire israélien, celle-ci nous renseigne en effet sur la perception de l'histoire juive et sioniste par une partie des élites et de la société israélienne en général.

 

Cette perception pourrait être résumée par le mot fameux prêté au philosophe juif allemand Hermann Cohen, à propos des militants sionistes de son époque : “Ils veulent être heureux…”’ Selon cette conception, le sionisme aurait normalisé le peuple Juif et l’existence juive en Israël. On comprend dès lors la course effrénée à la consommation et l’hédonisme qui règnent sans partage dans une partie de la société israélienne. Dans cette perspective, tout ce qui vient troubler cette course à la normalité et au matérialisme est perçu comme un rappel insupportable de la dure condition juive (le “dur bonheur d’être Juif”, comme disait André Neher) et comme une atteinte au droit de vivre “normalement”.

 

C’est ainsi qu’il faut interpréter le mépris que vouent ces mêmes élites politiques ou culturelles aux Juifs de Judée-Samarie, de Hébron ou du Goush Katif, considérés comme des fous (dans le meilleur cas)  ou comme des criminels dans le pire, comme vient nous le rappeler récemment le ministre Bar Lev, obsédé par la soi-disant “violence des Juifs de Judée-Samarie”. Le même mécanisme explique leur attitude envers le Mont du Temple, ce soi-disant “baril de poudre” qui risque de faire exploser leurs rêves de tranquillité et de normalité, bien plus que de faire “exploser le Moyen-Orient”.

 

 

Pollard lors de son arrestation en 1985

Pollard lors de son arrestation en 1985

Solitude d’Israël

 

Dans ce contexte, l’affaire Pollard est un rappel insupportable de la condition juive et de la solitude d’Israël. Solitude, car même le “meilleur ami” de l’État juif, les États-Unis, ont refusé obstinément de transmettre à leur allié indéfectible des informations vitales concernant les pays arabes. Quand un patriote Juif américain s’est opposé à ce refus de partager des informations vitales, il a été envoyé en prison plus longtemps que tous les espions prosoviétiques et prochinois de l’histoire américaine au vingtième siècle. Ce verdict n’était pas seulement une injustice flagrante, mais aussi et surtout, un rappel difficile à entendre du paradoxe de la relation entre Israël et les États-Unis.

 

Ce paradoxe apparaît bien dans le second épisode de la série, lorsque l’auteur énonce le principe fondamental de la politique israélienne envers le “grand frère américain”: “Israël ne mène pas d’activité d’espionnage sur le sol américain”. Ce principe d’airain est officiellement justifié par le fait que les États-Unis sont un allié - le plus important au monde - de l’État juif. Mais cette loi d’airain a été enfreinte dans l’affaire Pollard (et sans doute à d’autres occasions). Pourquoi?

 

La réponse, qui n’est pas clairement énoncée dans la série, est très simple. Israël a dû se procurer des informations vitales pour sa sécurité sur le sol américain, parce que les États-Unis se sont délibérément abstenus de lui transmettre ces informations vitales. “Pourquoi voler ce qu’on vous donne officiellement?” demande l’ancien attaché militaire aux États-Unis Rafi Simhoni. Cette question est un sommet d’hypocrisie, car Simhoni sait parfaitement que les informations transmises par Pollard ne l’avaient pas été par les États-Unis…

 

Le quatrième et dernier épisode de la série s’intitule “Le prix de la trahison”. De quelle trahison s’agit-il? De celle de Jonathan Pollard envers son pays natal, les États-Unis. De l’autre trahison - celle des élites israéliennes envers Pollard - il n’est quasiment pas question. Elle apparaît pourtant à plusieurs moments clés de la série, notamment lorsque le conseiller juridique américain Abe Sofer explique que les États-Unis étaient disposés à accorder l’immunité à tous les Israéliens impliqués dans l’affaire Pollard (dont certains ont réussi à conserver l'anonymat jusqu’à ce jour) en échange de leur entière collaboration pour juger et condamner Pollard. Cette trahison des élites demeure jusqu’à ce jour une tache indélébile dans l’histoire d’Israël. Mais le peuple d’Israël, lui, a fait un autre choix, comme en attestait la foule des anonymes venus accompagner Esther Pollard à sa dernière demeure.

 

Pierre Lurçat

 

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Juifs et Ukrainiens (IV) : Golda Meir, Zelensky et le “bon côté de l’histoire”, Pierre Lurçat

March 21 2022, 09:01am

Posted by Pierre Lurçat

 

La référence à Golda Meir dans le discours dramatique de Volodymir Zelensky devant la Knesset est la dernière manifestation de l’engouement que suscite la “Dame de fer d’Israël” au sein de la population ukrainienne, assiégée par les armées de Poutine. Ce retournement dans les relations anciennes et douloureuses entre les peuples Juif et ukrainien inaugure peut-être d’une nouvelle page dans leur histoire. Quatrième volet de notre série d’articles consacrés aux relations entre Juifs et Ukrainiens (1).

 

La photo a fait le tour du Web : on y voit un soldat ukrainien en uniforme, qui porte fièrement un livre à la couverture rouge, arborant la photo de Golda Meir. « Mon surnom est Zion, je ne suis pas juif, je suis ukrainien, patriote ukrainien, nationaliste ukrainien et sioniste, le livre de Golda Meir ne me quitte pas même au combat » a déclaré Alexis, commandant d’une unité au Nord de Kiev. Cette photo a été prise par le journaliste israélien Ron Ben Yishai, et elle illustre un phénomène inattendu, qu’on pourrait décrire comme l’inspiration juive et israélienne de la résistance armée ukrainienne.

 

 

« Si la Russie dépose les armes, il n’y a plus de guerre. Si l’Ukraine dépose les armes, il n’y a plus d’Ukraine ». Ces propos qui ont été largement repris sur les réseaux sociaux sont adaptés d’une citation fameuse de Golda Meir, qui parlait à l’époque d’Israël et des pays arabes. Pour comprendre comment Golda Meir est devenue en quelques jours un symbole vivant dans l’Ukraine en guerre, rien de mieux que de lire son récit autobiographique de jeunesse, que j’ai récemment traduit en français*. On y découvre au moins deux éléments qui éclairent l’engouement qu’elle suscite aujourd’hui.

 

Le premier est le fait qu’elle est née à Kiev, ce qui en fait une “compatriote” pour les Ukrainiens, même si sa famille a quitté la ville quand elle était enfant, pour s’installer en Amérique, d’où elle a émigré en Eretz-Israël au début des années 1920. Le second élément est le fait qu’elle avait été, de son vivant, célébrée comme une figure significative par les Juifs d’URSS, notamment lors de sa fameuse visite à Moscou, en 1948, et une source d’inspiration face à la répression de toute manifestation de judaïsme dans l’URSS. 

 

Une image contenant extérieur, mouton, troupeau, cheptel

Description générée automatiquement

Golda Meir devant la grande synagogue de Moscou, en 1948

 

Mais comment une figure juive et israélienne a-t-elle pu devenir en l’espace de 15 jours un symbole pour l’Ukraine envahie? La réponse est double. En tant que symbole de la résilience juive en URSS, Golda Meir peut inspirer les Ukrainiens, face au rouleau compresseur russe des chars de Poutine. En tant qu’Israélienne, elle est également le symbole de la victoire d’un petit pays, face à des armées plus nombreuses et mieux armées. Ironie de l'histoire : l'Ukraine, pays qui reste associé dans la mémoire juive au souvenir tragique des pogroms et persécutions commis il y a plus d'un siècle, trouve aujourd'hui une raison d'espérer et un modèle dans le destin de l'État juif.

 

Ce que signifie ce retournement de l’histoire, c’est qu’on ne peut pas juger les événements actuels à l’aune de la seule boussole du passé historique. Notre époque, qui est encline aux jugements hâtifs et définitifs, ne souffre ni la nuance ni la réflexion mesurée. Prompts à s’enflammer, les internautes veulent être du “bon côté de l’histoire”. Or, en ce qui concerne les Juifs, il n’y a souvent pas de “bon côté”... Le souvenir des pogromes en Russie ne peut pas guider notre réflexion sur la guerre actuelle, parce que leurs auteurs étaient tant le pouvoir russe tsariste que les populaces russe ou ukrainienne. Nul ne sort innocent à l’aune du passé juif en Ukraine. Il faut donc trouver une autre boussole.

 

En réalité, le courage des Ukrainiens face à l’invasion russe et les exemples qu’ils trouvent dans l’histoire récente d’Israël montrent que le passé ne détermine pas le présent et encore moins l’avenir. Dans le fracas des armes et au milieu des drames de la guerre, il est permis d’espérer que ces faits infimes augurent d’une nouvelle ère, non seulement dans les relations entre Israël et le peuple ukrainien, mais aussi entre Israël et l’ensemble des nations. (A suivre…)

Pierre Lurçat

NB Cet article est paru initialement - dans une version abrégée - sur le site Causeur.fr.

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Juifs et Ukrainiens (III) : un pogrom à Kiev raconté par Golda Meir

March 16 2022, 07:45am

Posted by Pierre Lurçat

Dans les pages suivantes, extraites de ses Souvenirs de jeunesse récemment traduits en français, Golda Meir relate les jours d’angoisse dans l’attente d’un pogrome, dans sa ville natale de Kiev. Troisième volet de notre série d’articles consacrés aux relations entre Juifs et Ukrainiens. P. Lurçat

 

Je suis née à Kiev. Mon père était menuisier, et la situation économique de la famille était plutôt mauvaise. Il décida de déménager à Kiev afin d’améliorer leur situation. Kiev était située en dehors de la Zone de résidence , mais mon père, en tant qu’artisan qualifié, avait reçu l’autorisation d’y habiter. Il obtint même un travail pour le gouvernement. Il avait alors été décidé de construire des bibliothèques pour les écoles et mon père fut chargé de fabriquer le mobilier. Il savait fabriquer des meubles de belle apparence et décorés. Pour pouvoir accomplir son travail, il ouvrit un atelier et embaucha des salariés. Il avait bien entendu reçu pour cela un acompte et avait même investi des fonds qu’il avait empruntés. Mais en fin de compte – mon père disait que c’était par antisémitisme – ils ne voulurent pas accepter ses meubles, et nous fûmes plongés dans les dettes, sans rien pour subsister, et il partit travailler loin de la maison.

 

Je n’ai pratiquement aucun souvenir de la ville de Kiev, pas même celui de la cour de la maison. Mes trois souvenirs datant de cette époque sont: tout d’abord, la mort de ma grand-mère du côté paternel – le même jour où naquit ma sœur cadette, qui réside jusqu’à ce jour en Amérique. Deuxièmement, la rumeur d’un pogrom qui devait frapper Kiev. Et l’attitude caractéristique de mon père, qui ne fit aucun préparatif pour emmener sa famille et se cacher quelque part. Nous habitions au premier étage. Je me souviens de m’être tenue à l’entrée – sur les escaliers menant au deuxième étage, vers l’appartement du voisin – avec sa fille, qui devait avoir mon âge, et d'avoir regardé comment mon père et ma mère tentaient de barricader l’entrée de la maison, en disposant des planches conte la porte. Pour notre chance, il n’y eut pas de pogrom, mais je n’ai pas oublié l’atmosphère régnant dans l’attente de celui-ci.

 

Victimes d’un pogrom à Kiev, 1919

 

La troisième chose que je me rappelle de notre séjour à Kiev est la gêne et la faim. Ma sœur aînée, qui a neuf ans de plus que moi, peut en dire bien plus que moi, mais une image est restée gravée dans ma mémoire : notre sœur cadette, plus jeune que moi de quatre ans et demi, qui était alors un bébé âgé de six mois ou moins, et ma mère préparant sa bouillie. C’était de toute évidence un aliment de luxe à cette période. Elle donna un peu de bouillie à ma sœur et un peu à moi. Celle-ci finit sa part avant moi, et ma mère lui donna encore un peu de ma bouillie. Je me souviens de l’émotion que j’ai ressentie – voilà qu’on me privait de ce met que je ne recevais que si rarement…

 

Je ne revis jamais, hélas, les lieux où j’avais passé mon enfance en Russie, Kiev et Pinsk. J’eus pourtant à deux reprises l’occasion de me rendre à Pinsk, mais cela ne se réalisa pas. La première occasion se déroula en 1939, lors de ma première visite en Pologne pour le compte du parti. J’entamai mon voyage et j’arrivai jusqu’à Lodz, mais je tombai malade. Je restai alitée pendant deux semaines, et entretemps mon visa devint périmé et les Polonais n’acceptèrent pas de le renouveler. Aussi je ne pus me rendre à Pinsk. 

Cependant, même si j’avais pu me rendre à Pinsk lors de ma mission en Russie, je n’y aurais plus trouvé aucun des membres de ma famille – sauf peut-être une personne – le petit-fils du frère de ma grand-mère. Tous les autres avaient été exterminés pendant la Shoah. Malgré cela, je voulais m’y rendre et je regrettai que la chose ne fut pas possible. 

Extrait de Golda Meir, La maison de mon père, éditions l’éléphant/Books on Demand 2022.

 

 

 

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Juifs et Ukrainiens (II) Odessa vue par… Jabotinsky

March 9 2022, 07:17am

Posted by Pierre Lurçat

Dans le texte ci-dessous, le grand dirigeant sioniste décrit la ville où il est né et a passé son enfance. Dans ces lignes, on lit non seulement la tendresse qu’il a conservée toute sa vie pour sa ville natale (1), mais aussi le portrait fidèle d’un lieu bien particulier - et très différent des autres endroits où vivaient alors les Juifs au sein de l’empire russe, dans la fameuse “Zone de résidence” où ils étaient beaucoup moins intégrés au reste de la population. Cette différence explique en grande partie l’attitude très ouverte de Jabotinsky envers les autres nationalités, et notamment envers les Ukrainiens, sujet d’un prochain article. 

Pierre  Lurçat

 

Le troisième facteur qui laissa son empreinte sur mon enfance est Odessa. Je ne connais aucune ville au climat aussi agréable et je ne dis pas cela comme un vieillard qui croit que le soleil s’est éteint, parce qu’il ne le réchauffe plus comme autrefois… J’ai passé les plus beaux jours de ma jeunesse à Rome, j’ai aussi habité, étant jeune, à Vienne et j’ai pu comparer leur « climat » spirituel à la même aune : il n’y a aucune ville comparable à Odessa – je parle d’Odessa à cette génération – pour la douceur joyeuse et l’exaltation qui flottent dans l’air, sans la moindre trace de complication de l’âme ou de tragique moral. Je ne dirai pas, à Dieu ne plaise, que j’ai trouvé dans cette atmosphère une grande profondeur ou de la noblesse – car sa légèreté caressante provient de l’absence de tradition. Cette ville a été créée de toutes pièces cent ans avant ma naissance, ses habitants bavardaient en treize langues différentes sans en connaître une seule parfaitement, et parmi mes nombreuses connaissances, il n’y en avait qu’une seule dont le père était lui aussi né à Odessa : or il ne peut y avoir de noblesse sans tradition et sans tragique. 

 

 

Cette ville – le ricin du prophète Jonas, et toutes les plantes qu’elle renferme – matériellement, moralement et socialement – est elle aussi un ricin, quelque chose d’éphémère, une plaisanterie, une aventure. Il faut évidemment respecter la vérité ; mais le mensonge n’est pas un crime, car votre interlocuteur possède lui aussi une imagination débordante et capricieuse… Et à côté de tout cela, une curiosité avide pour tout ce qu’apporte chaque jour qui commence : la moindre nouvelle est un événement considérable, qui émeut les foules, les mains s’élancent dans les airs, les tables du café tremblent dans le tumulte des cris. Les baisers aussi y sont bon marché : voire même gratuits (et pourtant

ces jeunes filles, pour autant que je m’en souvienne, se sont toutes mariées par la suite, et chacune d’entre elles devint une bonne épouse). 

 



 

L’enfant qui grandit dans un tel environnement peut être influencé pour le bien et pour le mal : cela ne dépend pas tant de son entourage, que de ses propres qualités. L’un s’imprégnera de la médiocrité (Polonski, poète russe, a écrit un roman décrivant la vie à Odessa, qu’il a surnommée la « ville médiocre ») ; tandis que l’autre s’imprégnera au contraire du tumulte, de la curiosité, de l’audace, de la fraîcheur éternelle qui est chaque matin un sujet d’émerveillement, et du sourire absolu et méprisant envers le malheur comme envers le bonheur. Bizarrement, c’est précisément dans les livres d’un poète anglais, élevé dans la tradition la plus fantastique du monde qu’il a défendue toute sa vie, que j’ai trouvé l’écho de cette psychologie. Kipling a écrit (les mots exacts m’échappent) : « Victoire ou catastrophe – sois capable de les mépriser toutes deux, car toutes deux sont trompeuses ». Et dans sa vieillesse il résuma l’expérience de sa vie en s’adressant ainsi au Créateur : « Mon Dieu, j’ai parcouru toute la terre que Tu as créée et je n’y ai rien vu de banal ; tout ce que j’ai vu est une merveille ». Je suis peut-être de la deuxième espèce.

Jabotinsky adolescent

 

Extrait d’Histoire de ma vie, traduit de l’hébreu par P. Lurçat

Sur Odessa, voir également le beau roman de Jabotinsky, Les cinq, publié aux éditions Les Syrtes.

 

 

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La guerre en Ukraine et la souffrance des poissons, Pierre Lurçat

March 2 2022, 08:18am

Posted by Pierre Lurçat

Des militaires ukrainiens se préparent à la riposte dans la région de Lougansk

Des militaires ukrainiens se préparent à la riposte dans la région de Lougansk

1.

Après plusieurs décennies de calme à l’intérieur des frontières de l’Europe, l’invasion russe en Ukraine a fait l’effet d’un coup de canon dans un ciel serein. Ce qui a volé en éclats avec l’offensive militaire russe est avant tout le rêve utopique d’une “paix perpétuelle”, sur lequel repose largement l’idée européenne née après 1945… Pour comprendre comment l’Europe a pu se laisser endormir ainsi, il suffisait de lire la “Une” du quotidien Le Monde daté du 25 février, consacrée à l’invasion russe de l’Ukraine, juste en dessous de laquelle se trouvait un article portant ce titre presque surréaliste : “Briser le silence sur la souffrance des poissons”.

 

 

Ce que signifie cette juxtaposition digne de Prévert, c’est que l’Europe est aujourd’hui largement coupée des réalités du monde, après avoir longtemps vécu dans une sorte d’utopie, où les sujets véritables (guerre, immigration, islam…) étaient le plus souvent escamotés, au bénéfice de débats idéologiques (Wokisme, féminisme radical, etc.) ou d’innocentes utopies, comme la question de la souffrance animale. De ce point de vue, les événements dramatiques actuels sont l’occasion de redescendre sur terre et de revenir à la dure réalité.

 

 

2.

“Est-ce bon pour les Juifs?” A la vieille question qui accompagne chaque événement de l’histoire mondiale, les réponses ne sont aujourd’hui pas unanimes. Un argument que l’on entend souvent ces derniers jours consiste à attribuer aux Ukrainiens actuels les crimes de leurs grands-parents. Vladimir Poutine ne s’est pas privé d’utiliser ce vieux poncif de la politique communiste, hérité de l’Union soviétique (n’oublions pas qu’il fut agent du KGB pendant de longues années, celles de sa formation idéologique), en interpellant sans vergogne  les Occidentaux : “Vous soutenez les nazis?”

 

Poutine, une petite personne qui se prend pour un grand empereur" - rts.ch  - Monde

Poutine officier du KGB

 

La question de l’attitude du peuple ukrainien pendant la Shoah est un sujet important, mais qui n’a aucun rapport avec le conflit actuel (de même que la question de Vichy ne devrait pas jouer un quelconque rôle dans le débat électoral français). Les régimes qui transforment l’histoire en enjeu idéologique et politique ne sont en général pas des régimes démocratiques, ou bien ce sont des démocraties gangrenées par l’idéologie dominante, ou par d’autres maladies actuellement très répandues.

 

En 1914, alors que le souvenir des pogromes d’Ukraine et de Russie était encore très vivace, Jabotinsky eut l’intuition que le mouvement sioniste devait s’allier avec l’Angleterre et la Russie contre les empires centraux, pour faire avancer la cause sioniste. Cette intuition s’avéra entièrement fondée, mais il eut beaucoup de mal à la faire accepter par les autres dirigeants juifs, foncièrement hostiles à toute alliance avec la Russie honnie. Ce que démontre cet exemple – parmi de nombreux autres – c’est que le souvenir des malheurs passés du peuple Juif ne doit pas servir de boussole exclusive pour déterminer sa politique au jour le jour.

 

3.

Ce qui nous amène à la position d’Israël dans le conflit en Ukraine. La valse-hésitation des dirigeants israéliens en dit long – au-delà de l’amateurisme démontré par le gouvernement Lapid-Bennet sur beaucoup de sujets – sur  la difficulté pour l’Etat juif de faire la part de ses intérêts géostratégiques et de ses choix politiques dans la guerre actuelle… J’avoue ne pas être entièrement convaincu, ni par les tenants d’un soutien inconditionnel d’Israël à l’Ukraine, ni par ceux d’une politique exclusivement guidée par les seuls intérêts géostratégiques et militaires d’Israël.

 

A cet égard, toute l’intelligence d’une politique étrangère digne de ce nom consiste à trouver l’équilibre entre ces différents intérêts et à ne pas adopter une ligne de conduite qui ferait totalement fi des arguments moraux, ou qui négligerait entièrement la Realpolitik. Comme je l’expliquais lors d’un colloque à Jérusalem consacré à la “politique extérieure juive d’Israël” (1), la politique étrangère d'Israël doit trouver la voie étroite et le juste milieu entre la morale pure et une politique qui “aurait les mains propres parce qu’elle n’aurait pas de mains” d’un côté, et la Realpolitik totalement froide et dénuée de considérations morales de l’autre (2).

Pierre Lurçat

 

1. Colloque en ligne sur le site Akadem,

https://akadem.org/sommaire/colloques/israel-un-etat-juif-dans-l-arene-internationale/la-politique-exterieure-juive-d-israel-20-06-2019-112402_4842.php

2. Comme l’écrivait Emmanuel Lévinas dans un texte intitulé “Politique après!”, publié dans le numéro spécial de la revue Les Temps modernes consacré au colloque israélo-palestinien de mars 1979 : “N’y aurait-il donc rien à chercher entre le recours aux méthodes dédaigneuses de scrupules dont la Realpolitik fournit le modèle et la rhétorique irritante d’un imprudent idéalisme, perdu dans des rêves utopiques, mais tombant en poussière au contact du réel…?”

Raïssa et Emmanuel Levinas avec leur fils Michaël au début des années 60

Raïssa et Emmanuel Levinas avec leur fils Michaël au début des années 60

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Les Juifs et l'Ukraine (I) : Quand l’Ukraine était le grenier à blé de l’Europe, V.Jabotinsky

February 27 2022, 19:39pm

Posted by Pierre Lurçat

Les Juifs et l'Ukraine (I) : Quand l’Ukraine était le grenier à blé de l’Europe, V.Jabotinsky

 

Dans le texte qu’on lira ci-après, le grand dirigeant sioniste évoque la figure de son père, mort alors qu’il était enfant, qui était commerçant en céréales en Ukraine. L’Ukraine était considérée comme le “grenier à blé de l’Europe” depuis le début du XVIIIe siècle, et de nombreux commerçants juifs prenaient part au commerce des céréales, notamment dans le cadre du commerce fluvial le long du Dniepr, évoqué par Jabotinsky. Dans un prochain article, nous évoquerons la relation de Jabotinsky à la question ukrainienne, à propos de laquelle il écrivait ces mots qui semblent aujourd’hui prémonitoires : “la question ukrainienne est le problème essentiel qui déterminera, dans une grande mesure, l’avenir de l’empire russe et donc le destin des Juifs sur son territoire[1]. P. Lurçat

 

Je n’ai aucun souvenir de mon père, ou presqu’aucun, mais j’ai entendu à son sujet de nombreuses histoires et légendes. C’était l’époque où se construisait la richesse commerciale d’Odessa, capitale des céréales de l’Ukraine tout entière, et mon père était apparemment un des commerçants les plus doués. La « Société russe des navires à vapeur et du commerce » (« Ropit », en abréviation russe) détenait la part du lion du marché des céréales, et elle fit de mon père un de ses principaux agents. Selon certaines sources, il était l’agent principal pour l’achat du grain dans toutes les provinces au-delà du Dniepr, sur les deux rives – région qui nourrissait l’Europe tout entière à cette époque.

 

On pourrait écrire un roman entier, et cela serait utile (mais il n’y a aucun risque que je trouve le temps nécessaire) au sujet des voyages de mon père dans les bateaux de la « Ropit » le long du fleuve, de Kherson jusqu’aux rochers des chutes appelées « Porogui » (« les seuils ») en russe et « hirla » (« la gorge ») en ukrainien, accompagné d’un bataillon considérable d’adjoints, d’assistants, de spécialistes de l’examen des semences, de comptables et de personnes dénuées de toute utilité et de spécialité qu’on appelait à Odessa du nom bizarre de « Laptout » – mot qui n’a pas d’équivalent ou de traduction, sinon peut-être celle de fainéants. Mon père était quelqu’un d’important aux yeux de la direction de la « Ropit », apparemment, car plusieurs années après son décès, je voyais encore chez nous, dans notre mansarde, un des directeurs qui venait rendre visite à ma mère à chacun de ses passages à Odessa : je me souviens même de son nom – Pachelnikov – il buvait du thé et faisait l’éloge de mon père.

 

Odessa vers 1900

 

 

Les Juifs appelaient mon père « Yona », les Russes « Yévguéni ». Il était né à Nikopol, petite ville sur le Dniepr ; son père possédait sept « stations » le long d’une des routes principales, car à cette époque les voies de chemin de fer ne parvenaient pas jusqu’à cette partie de l’Ukraine ; ces stations étaient tout à la fois des auberges, des bureaux de poste et des écuries pour les chevaux de poste. Un de mes amis a trouvé le nom de mon grand-père sur la liste des premiers abonnés du premier journal juif publié en Russie – Hamelitz, si je ne me trompe pas.

 

L’amiral Chikhatchev, patron de la société Ropit, dit un jour à mon père : « Ton nom est Yévguéni et tu es un génie » – peut-être exagérait-il, ou peut-être disait-il vrai. Lors de chacune de mes visites dans les provinces du Dniepr, j’entendais la même chose de nombreuses personnes. Un jour, à Alexandrovsk, une dizaine de notables, anciens commerçants en céréales, se réunirent autour de moi et tentèrent de m’expliquer, jusqu’à minuit, le secret du charme de mon père ; je n’ai pas vraiment compris, mais il m’est resté l’impression très forte d’une ramification de liens, de réseaux et d’influences reliant l’Ukraine et l’Argentine, la Mer noire et les trois océans, le Ballplatz de Vienne, l’appartement du ministre des Affaires étrangères d’Autriche Hongrie et le café Roubina où se réunissaient les commerçants en blé à Odessa… Il y a une chose que j’ai comprise : ils m’ont raconté que mon père faisait tous ses calculs de tête – « jusqu’au huitième de centime » (je n’ai pas hérité cela de lui, pour moi la table de multiplication est demeurée un mystère). Et aussi cela : à plusieurs reprises, mis en garde contre ses assistants qui le « volaient », il a toujours répondu : « Celui qui me vole est plus pauvre que moi, et peut-être la justice est-elle de son côté ». Sans doute est-ce cette philosophie qu’il m’a transmise en héritage.

 

(Extrait de V. Jabotinky, Histoire de ma vie, traduit de l’hébreu par Pierre Lurçat, éditions les provinciales 2011).

Ivan Aivazowsky, “Clair de lune sur le Dniepr”, 1858

Ivan Aivazowsky, “Clair de lune sur le Dniepr”, 1858

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Jour de neige à Jérusalem, Pierre Lurçat

February 20 2022, 18:53pm

Posted by Pierre Lurçat

Jour de neige à Jérusalem, Pierre Lurçat

 

 

La neige avait commencé à tomber le mercredi soir et s’était arrêtée le jeudi dans la matinée, mais cela avait suffit à couvrir d’un manteau blanc toute la ville. Chaque fois qu’elle tombait à Jérusalem – cela arrivait une fois tous les trois ou quatre ans – c’était le même rituel. La vie s’arrêtait – les écoles fermaient et les employés étaient libérés de leur travail plusieurs heures à l’avance pour ne pas, à Dieu ne plaise, être coincés sur la route dans leur véhicule…

 

Julia, qui avait grandi en France, se moquait un peu de cette panique qui s’emparait de tous, comme si la neige était une catastrophe naturelle imprévisible. Mais aux yeux des enfants et des adolescents, c’était une vraie bénédiction. Non seulement les écoles fermaient, mais ils pouvaient jouer dans la neige et ériger des bonhommes aux formes grotesques, coiffés d’un bonnet ou d’un chapeau de paille, qui regardaient les passants d’un air  gai ou triste.

 

Beaucoup de familles venaient de la côte pour voir la neige à Jérusalem, car elle ne tombait jamais dans la plaine côtière. Ainsi se réalisait la vieille injonction biblique de “monter à Jérusalem”, pensa-t-il avant de chasser cette idée saugrenue. Mais le lendemain matin, le spectacle qui s’offrit à lui dans les rues du quartier de la colonie allemande n’avait rien de réjouissant. Des arbres à moitié cassés, aux branches arrachées et aux troncs fendus, parsemaient le sol à chaque coin de rue, et le quartier tout entier était devenu comme un immense champ de bataille.

 

Pauvres arbres! Ils avaient l’air de soldats estropiés ou défigurés après un bombardement, et le cœur de Yaakov se serra, en pensant qu’ils n’avaient même pas pu s’enfuir sous le feu de l’ennemi. Oui, ils étaient comme des soldats enfoncés dans la terre, dans les tranchées de la guerre de 1914-1918, incapables de bouger, attendant les bombes comme une fatalité ou une antique malédiction. La dernière fois que la neige était tombée, pourtant, il ne se souvenait pas d’un tel spectacle de désolation.

 

Sans doute la mairie avait alors pris ses précautions à l’avance, en élaguant les branches et en taillant les arbustes au début de l’hiver. Il ressentait encore le sentiment de colère éprouvé en voyant, dans le quartier de Talpiot ha-Yeshana (“l’ancienne Talpiot”) où il vivait alors, les arbres de sa rue aux moignons élagués… Mais au moins, la neige ne les avait pas atteints. Tandis qu’aujourd’hui, leurs branches pleines de feuilles avaient ployé sous le poids et beaucoup n’avaient pas supporté ce fardeau.

 

Pendant plusieurs jours, ce spectacle se prolongea, avant que les services de la voirie ne finissent par venir ramasser les branches coupées, entassées au coin des rues ou au milieu des trottoirs par les habitants. Chaque rencontre avec un arbre tombé – sur le chemin matinal qu’il empruntait pour “s’aérer l’esprit”, avant d’entamer sa journée de travail – était comme un coup de poignard dans le cœur. Le souvenir ancien de la grande tempête qui avait dévasté les parcs et jardins en France, à la fin des années 1990, lui remonta en mémoire.

 

A l’époque, il vivait déjà à Jérusalem, mais son père lui avait décrit le spectacle de désolation en Ile-de-France, et son émotion – qui était palpable dans les longues lettres qu’ils échangeaient – lui semblait alors difficile à comprendre, avec l’éloignement géographique. Il avait toujours partagé avec son père l’amour des arbres, mais en avançant en âge, cet amour abstrait avait changé de nature, et il se prenait maintenant à regarder les arbres croisés sur son chemin avec affection, comme s’il s’agissait de véritables personnes. Leurs branches élancées étaient comme des mains tendues vers le ciel, et leurs formes tourmentées lui évoquaient souvent les prières de rabbins hassidiques, dont il avait jadis lu les prières et les aphorismes.

 

            En contemplant la cime d’un chêne, dont les branches s’élevaient haut dans le ciel, il se remémora les paroles d’une chanson dont l’auteur était décédé quelques mois auparavant, paroles inspirées d'un verset de la Bible. “Car l’homme est comme l’arbre des champs : Comme l’arbre, il aspire aux cimes, - Comme l’homme, il flambe dans l’incendie – Et moi je ne sais pas – Où j’ai été et où je serai – Comme l’arbre des champs”. Lui aussi avait longtemps aspiré aux cimes, mais à présent il ne cherchait plus qu’à se poser quelque part et à y planter racine. Le temps des errances et des pérégrinations était passé, et il voulait désormais trouver un lopin de terre pour bâtir sa maison et jouir de la vie aux côtés de sa femme, en regardant grandir ses petits-enfants.

Pierre Lurçat

 

“Car l’homme est comme l’arbre des champs” - photo P. Lurçat ©

“Car l’homme est comme l’arbre des champs” - photo P. Lurçat ©

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Quand Isaac Bashevis Singer visitait Israël

February 14 2022, 18:20pm

Posted by Pierre Lurçat

N.B. Article publié dans Causeur

Les grands écrivains continuent de publier après leur mort… C’est la réflexion en forme de boutade que je me suis faite en lisant le dernier livre d’Isaac Bashevis-Singer, qui vient d’être publié en hébreu, traduit du yiddish (1). Il s’agit d’un carnet de voyages en Israël, rédigé en 1955 sous forme d’articles pour le journal Forverts, et qui offre une vision étonnante, non seulement de l’Etat d’Israël des premières années, mais aussi (et surtout) de la manière dont le grand écrivain yiddish a perçu l’Etat juif renaissant. 

Parti de Marseille avec sa femme sur le Artsa, Bahevis-Singer débarque à Haïfa en septembre 1955. D’emblée, il est sous le charme et ne cache pas son émotion. “Combien limpide la ville apparaît depuis notre bateau ! Tellement ensoleillée et lumineuse. C’est sans doute à cela que ressemblera un jour la Résurrection des morts. La terre s’ouvrira et en sortiront des jeunes hommes et des jeunes femmes aux joues roses, un sourire dans les yeux”. Il se rend ensuite à Tel-Aviv, accompagné de l’écrivain Itshak Perlov. 

« Pour qui vais-je voter ? », affiches de campagne électorale sur un mur de Tel-Aviv, Tel Aviv, 1955. Moshe Pridan – Courtesy of the GPO (Government Press Office)

Ce qui le frappe dès les premiers instants (comme beaucoup de visiteurs juifs découvrant Israël), c’est l’omniprésence de la culture et de l’histoire juive, jusque dans les noms des rues, comme il le rapporte avec sa malice habituelle : “Le Juif allemand qui habite ici est sans doute un peu snob, mais son adresse est rue Chalom Aleichem. Et il est ainsi obligé, plusieurs fois par jour, de répéter ce nom…” Ainsi, l’identité juive devient en Israël une réalité à laquelle nul ne peut échapper, y compris chez les Juifs les plus assimilés. Et, de manière moins anecdotique, il observe encore : “Comme ce fut le cas au Mont Sinaï, la culture juive – au sens le plus profond – s’est imposée aux Juifs en Israël et les interpelle : Vous devez m’adopter, vous ne pouvez plus m’ignorer, vous ne pouvez plus me dissimuler”. 

Le périple israélien de Singer le mène aux quatre coins du pays (qui est alors très petit, dans les frontières d’avant 1967) : à Jérusalem et à Beer-Sheva, à Safed et dans le Néguev. Il rencontre des personnalités et des gens de la rue, des écrivains et des hommes politiques. Sur le bateau déjà, il a été frappé par la piété des Juifs tunisiens, et en Israël aussi, il découvre le peuple Juif dans sa diversité ethnique et culturelle. Visitant des ma’abarot (camps de transit où sont installés les Juifs venus d’Afrique du Nord dans des conditions très difficiles), il ne se départit pas de son regard plein d’humanité et d’optimisme : “Les Juifs ici ont l’air à la fois en colère et plein d’espoir. Ils ont beaucoup de récriminations à l’encontre des dirigeants israéliens. Mais ils doivent s’occuper de leurs propre vies. Leurs enfants iront dans des écoles juives. Ils font d’ores et déjà partie du peuple. Bientôt on les retrouvera dans des ministères et à la Knesset”. 

 

Singer devant l’immeuble du Forwerts à New York, années 1950. Crédit David Attie

Singer est particulièrement séduit par Tel-Aviv, dont il sait apprécier – contrairement à d’autres voyageurs – la beauté et le style architectural. “Elle est à mes yeux une ville très belle, construite avec beaucoup de soin et de goût. Les maisons y sont claires et les balcons adaptés au climat subtropical et enchanteur. Oui, c’est enchanteur comme une pluie d’été”. On comprend que l’écrivain né en Pologne et installé à New-York apprécie le charme de la première ville juive construite sur les dunes… “Tout exprime ici l’ouverture, la bénédiction et la paix. Il n’y a pas une once de snobisme dans cette ville. Elle est tout entière comme une grande auberge juive”. A Safed, il rencontre des combattants de la guerre d’Indépendance.

Sa visite à Jérusalem ne lui laisse pas, par contre, une impression très forte. Mais c’est du kibboutz Beit Alfa qu’il rapporte les sensations les plus marquantes. Il s’y rend avec sa seconde femme, Alma, pour rendre visite à son fils Israël Zamir, qui vit en Israël depuis 1938 (2). C’est là, au pied du mont Gilboa, dans ce kibboutz fondé par l’Hachomer Hatzaïr (dont son fils est membre), que Singer partage un repas shabbatique dans le réfectoire commun et qu’il fait sans doute l’expérience la plus forte de son séjour. “Si c’était un kibboutz religieux, la femme allumerait les bougies et le mari se rendrait à la synagogue pour accueillir le shabbat. Mais ici, c’est le soleil qui allume les bougies. Il colore les monts alentour d’une rougeur merveilleuse, l’éclat de bougies de shabbat célestes… La transition entre le jour et la nuit est rapide. 

Il y a un instant encore, le soleil était rouge flamboyant, et voici que les étoiles apparaissent dans l’obscurité. Nuit de shabbat. J’ai un sentiment étrange – ici, on ne peut pas profaner le shabbat. Il est là, empreint de sa sainteté intrinsèque. Ici, le shabbat se sent chez lui, et ces jeunes gens et jeunes filles professant l’athéisme ne parviennent pas à le chasser”. L’écrivain est également frappé par le courage des habitants du kibboutz: “L’ennemi peut attaquer de toutes parts, du Nord, du Sud, de l’Est… Mais le visiteur en Israël est gagné par la bravoure partagée par tous les Juifs du pays, une sorte de courage qu’il est difficile d’expliquer”. 

Quelle aurait pu être la carrière littéraire de Bashevis-Singer, s’il avait décidé de rejoindre le jeune Etat juif et d’en devenir citoyen ? Quelle aurait pu être sa contribution aux lettres israéliennes, et comment sa carrière littéraire en aurait-elle été modifiée ? Autant de questions auxquelles seule l’imagination permet de répondre. Souhaitons que ce beau livre soit également traduit en français. 

Pierre Lurçat

1. Les voyages de Bashevis en Eretz Israël, éditions Blima, Berlin-Jérusalem 2021.

2. Israël Zamir, abandonné par son père alors qu’il était enfant, a raconté son expérience dans un livre autobiographique, Mon père inconnu, Isaac Bashevis Singer.



 

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Dix livres essentiels pour comprendre le monde actuel : Eric Sadin, Critique de la raison numérique

February 10 2022, 13:11pm

Posted by Pierre Lurçat

 

Vingt ans avant la parution du livre de Soshana Zuboff, L’âge du capitalisme de surveillance, un jeune philosophe français avait déjà publié un livre au titre étonnamment similaire : Surveillance globale, sous-titré Enquête sur les nouvelles formes de contrôle. Eric Sadin a depuis lors poursuivi et développé sa réflexion sur les bouleversements apportés par l’ère du numérique, notamment à travers une trilogie: La Vie algorithmique, La Silicolonisation du monde et L’intelligence artificielle ou l’enjeu du siècle, tous trois récemment réédités en poche.

 

Les trois livres ont été publiés aux éditions L’échappée,  éditeur parisien créé en 2005, qui s’est donné pour mission de “promouvoir une pensée critique à l'égard des discours aveuglément technophiles qui dominent l'idéologie contemporaine”. Ce petit éditeur qui accomplit un travail remarquable, loin du brouhaha médiatique, a notamment, outre les ouvrages de Sadin, publié le grand livre de Neil Postman, Technopoly, aux côtés de ceux de Jacques Ellul (L’empire du sens, l’art et la société technicienne) ou encore de Bernard Charbonneau.

 

 

Eric Sadin, comme Zuboff et bien d’autres critiques contemporains de la révolution numérique et des bouleversements sociétaux qu’elle entraîne, envisage l’ère numérique comme la dernière mutation du capitalisme et comme sa dérive monstrueuse. Mais loin de se contenter d’une critique politique, somme toute assez répandue aujourd’hui, il l’accompagne d’une authentique réflexion philosophique. Un des aspects originaux de sa critique consiste ainsi à montrer comment la technique s’est - à l’époque du numérique - affranchie du pouvoir politique, parce que, explique-t-il, “le techno-pouvoir méprise le pouvoir politique, et plus encore le droit, il considère tout encadrement ou restriction de son champ d’initiative comme un abus“ (p. 201).

 

 

Ce mépris du politique est au cœur de plusieurs phénomènes que connaissent aujourd’hui la plupart des pays démocratiques, en proie à la désaffection pour la politique en tant que recherche du bien commun (1). Sadin analyse celle-ci comme “l’agonie ou la fin de la société” liée au “repliement de chacun sur sa sphère propre” (p. 160), thème qu’il a développé dans son livre plus récent, L’ère de l’individu tyran. Sa critique de la raison numérique part du constat que celle-ci repose entièrement sur un “rapport quantitatif au réel”, qui aboutit à vouloir “transformer en information chaque fragment du réel”, notamment “par l’implantation massive de capteurs” (p. 50). 

 

Sadin montre comment cette ambition technologique repose sur un “rapport totalisant aux phénomènes”. Celui-ci aboutit, explique-t-il, à “l’exclusion du sensible”, dont il esquisse la généalogie, la faisant remonter à une longue tradition datant de “la Grèce antique, en passant par la Renaissance - de Galilée à Bacon - les Lumières, le positivisme du XIXe siècle jusqu’à la Science moderne”. Le rejet du sensible concomitant à la mathématisation du réel - auquel remonte en définitive tout le projet du “Big Data” et de la raison numérique triomphante - avait déjà été critiqué par Husserl dès 1936, dans son fameux article la Krisis, que cite Sadin sans toutefois s’y arrêter suffisamment…Cet aspect crucial de la critique de la raison numérique aurait mérité d’être développé et approfondi, tant il est essentiel à la compréhension du sujet.



 

Sans doute manque-t-il, plus généralement, au livre d’Eric Sadin une réflexion sur la dimension morale, qui permettrait d’exposer le ressort caché de notre civilisation actuelle, marquée par le double mouvement contradictoire (dont Sadin a bien saisi le caractère paradoxal) de l’exaltation permanente du moi, de la flatterie constante de ses désirs d’un côté, et d’abolition de la liberté de l’autre côté, abolition inhérente à l’ethos fondateur de la Raison numérique. En effet, le fantasme sur lequel repose en définitive toute cette entreprise gigantesque est bien celui d’abolir non seulement le droit (comme l’a bien vu Sadin) mais aussi et surtout d’abolir la Loi morale, pour y substituer le désir individuel érigé en seul maître.

 

 

La lucidité remarquable de l’auteur dans la description des effets de cette entreprise totalisante va de pair avec une relative timidité philosophique dans sa critique de la Raison numérique. Celle-ci mériterait ainsi d’être poussée plus avant, dans au moins deux directions fondamentales. La première consisterait à compléter la critique de la technique (située dans le sillage de Jacques Ellul) et de la technologie numérique par une critique plus radicale encore de la Science moderne et de son projet philosophique (2).

 

La seconde consisterait à déceler dans le rêve illusoire et effrayant d’un “‘homme augmenté” et d’un “Quantified World” l’ultime conséquence du rejet de toute norme transcendante, inhérent à l’idéologie post-moderne (3). Ce qui manque, en somme, pour parachever la critique essentielle d’Eric Sadin, c’est la notion hébraïque du Tselem dont le rejet actuel par toutes les idéologies proclamant la fin de l’homme ou du libre-arbitre, permet de comprendre comment l’Occident en est arrivé là où il se trouve aujourd’hui.

 

Pierre Lurçat

 

1. J’aborde ce sujet dans mon livre Seuls dans l’Arche, Israël laboratoire du monde, éditions l’éléphant 2021.

2. Sur ce point, je renvoie aux ouvrages de François Lurçat, et notamment La science suicidaire, Athènes sans Jérusalem, éd. François-Xavier de Guibert 1999.

3. L’idéologie post-moderne est analysée par Shmuel Trigano, dans son livre La nouvelle idéologie dominante, le post-modernisme, Hermann 2012.

 

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