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VudeJerusalem.over-blog.com

Traverser Israël à pied… à travers un livre - Le chemin des Anges, de Linda Bortoletto

March 30 2020, 16:26pm

Posted by Pierre Lurçat

 

Je profite du confinement pour ranger ma bibliothèque et pour m’acquitter d’une dette agréable, celle de rendre compte du livre de Linda Bortoletto, paru en 2019. Ce livre est un petit trésor, disons-le d’emblée, qui réjouira tous ceux qui rêvent aujourd’hui de randonnées et d’excursions sur les sentiers d’Eretz-Israël. Il s’agit en effet du récit d’un périple mené par l’auteur sur le “Shvil Israël” - le sentier de randonnée qui traverse Israël du Nord au Sud - entre décembre 2018 et février 2019.

 

L’auteur, officier de gendarmerie jusqu’en 2011, a tout quitté - son métier, son mari et son pays - à la suite du traumatisme de la mort de son père. C’est en sillonnant les régions les plus reculées de Sibérie, d’Alaska et de l’Himalaya qu’elle a redonné un nouveau sens à sa vie. Son livre est parsemé de réflexions et d’enseignements tirés de son expérience personnelle, notamment lorsqu’elle était en poste à Roubaix en 2005. (Elle avait alors lu dans un rapport de renseignements cette phrase qui l’a marquée : “Nous sommes là pour conquérir la France, par tous les moyens”...)

 

Le point de départ de ce livre et de son périple sur  le Shvil Israël est une rencontre : celle d’un groupe d’Israéliens, croisés dans l’Himalaya trois ans plus tôt. Ils lui parlèrent du Shvil et de son surnom, le “chemin des Anges”, donné en raison des “anges” gardiens qui accueillent les randonneurs à chaque étape. Linda n’a pas oublié cette rencontre, et dès que l’occasion s’est présentée à elle, elle est partie à la découverte d’Israël. Ce livre est donc le récit de cette rencontre, tout autant que son journal de marche.

 

Un cri d’amour pour la terre d’Israël :

Photo :  Linda Bortoletto


 

En le lisant, je me suis souvenu de la chanson “Koum véhitale’h ba-aretz”, de Yoram Taharlev, et d’autres chants de marche en hébreu. Dans les premières années de l’Etat, et bien avant 1948, les jeunes Israéliens avaient l’habitude de partir à la découverte de leur pays à pied. Cette mode est revenue avec l’inauguration du Shvil Israël en 1995. 

 

Plus encore qu’un récit de voyage, le livre de Linda Bortoletto est un véritable cri d’amour pour notre pays et notre terre, écrit par une personne qui n’avait aucun lien a priori avec Israël. Raison de plus pour le découvrir et pour suivre les traces de l’auteur sur le Sentier national d’Israël… dès que les portes de la nature seront réouvertes! En attendant, bonne lecture. 

 

Pierre Lurçat

Pour en savoir plus sur le Shvil Israël :

le site de l’auteur : http://lindabortoletto.com/israel

autres liens : https://www.israeltrail.net/

https://www.teva.org.il/israeltrailsmaps

 

Photo : Linda Bortoletto © 

 

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Seuls dans l’arche ? Refonder le monde après le Coronavirus  Réflexions sur la dimension philosophique de la crise actuelle (I)

March 26 2020, 19:49pm

Posted by Pierre Lurçat

 

La terre, comme Arche originelle, ne se meut pas

E. Husserl

 

Il y a un monde en face de nous, un monde plus vaste que la parole

Y. Bonnefoy

 

Chaque grande crise est l’occasion d’une réflexion renouvelée sur les questions premières, trop souvent oubliées dans le train quotidien des affaires du monde. Elle est aussi, comme l’avait pressenti le rabbin Avraham I. H. Kook, pendant le cataclysme de la Première Guerre mondiale, la possibilité de faire émerger un monde nouveau. (“Le désastre actuel prépare un profond renouvellement”, écrivait-il alors). (1) Dans la profusion de réflexions suscitées par la crise actuelle du Coronavirus, qui ébranle les “fondements de la terre”, nous voudrions esquisser le chemin d’une pensée qui envisage celle-ci non pas seulement comme une crise sanitaire, économique ou politique, mais aussi comme une crise touchant au rapport de l’homme au monde.

 

“ואין פוקד את הר הבית” : le Mont du Temple vide en raison du Coronavirus

 

Car c’est bien de cela qu’il est question, lorsque des milliards d’être humains sont confinés en même temps, dans l’espace réduit de leur habitation, et amenés - chacun à sa manière et avec ses propres outils de pensée - à s’interroger sur sa relation à la vie, au monde et à la terre commune. Or c’est précisément cette évidence qui semble aujourd’hui se dérober à nous : avons-nous encore une terre, ou plus encore un monde commun? Et avec quel langage commun pouvons-nous encore appréhender ce monde et dire ce que chacun ressent confusément, dans une langue qui soit compréhensible de tous? C’est sous la double égide d’un poète et d’un philosophe que ces réflexions sont placées : parce que ce sont eux qui sont sans doute, de notre point de vue, les plus à mêmes de nous permettre de réfléchir aux enjeux d’une crise qui affecte notre rapport au monde, plus que les économistes et les scientifiques, auxquels les médias donnent généreusement la parole.

 

Le texte du philosophe Edmund Husserl, “la terre ne se meut pas”, est à la fois célèbre et rarement étudié. Rédigé en 1934, donc après l’arrivée au pouvoir des nazis, il s’agit d’un brouillon écrit en l’espace de trois jours par le philosophe, sous-titré “Renversement de la doctrine copernicienne dans l’interprétation de la vision habituelle du monde. L’arche originelle (Urarche) Terre ne se meut pas”. Comme l’observe Eric Marty, dans son commentaire de ce texte, le mot arche n’a pas été choisi au hasard par Husserl, philosophe d’origine juive : “Il faut l’entendre dans sa littéralité, dans son origine judaïque, qui nous plonge dans la Genèse, dans l’aventure de Noé et de la refondation de l’humanité qui succède au Déluge”. (2) 


 

Edmund Husserl, 1921


 

Eric Marty rapproche le texte de Husserl d’un fragment de la préface de Les plaisirs et les jours, dans lequel Proust évoque lui aussi l’arche de Noé : “Quand j’étais tout enfant, le sort d’aucun personnage de l’histoire sainte ne me semblait aussi misérable que celui de Noé, à cause du déluge qui le tint enfermé dans l’arche pendant quarante jours. Plus tard, je fus souvent malade, et pendant de longs jours je sus rester dans l’arche. Je compris alors que jamais Noé ne put si bien voir le monde que de l’arche, malgré qu’elle fût close et qu’il fît nuit sur terre”. Ces mots de Proust, écrits en 1894, résonnent avec une acuité particulière aujourd’hui, pour tous ceux qui doivent aussi “rester dans l’arche”, confinés entre les murs étroits de leur domicile. 

 

Ce n’est pas un hasard si le philosophe autrichien, converti au protestantisme, tout comme l’écrivain français - tous  deux d’origine juive - ont choisi la notion biblique d’arche, pour exprimer le fondement inamovible de notre présence au monde. La phénoménologie de Husserl peut être définie comme une tentative de revenir au monde des choses, au monde réel, “monde d’objets usuels et de valeurs” (3), à contre courant de la philosophie occidentale qui a depuis plusieurs siècles pris le parti d’un monde idéal, fait d’objets mathématiques, en confondant la description mathématique du monde et sa réalité concrète. Or, si l’arche ne se meut pas, selon Husserl, c’est peut-être pour nous dire que le savoir scientifique, qui décrit le mouvement des planètes, nous parle d’un monde dans lequel l’existence de l’homme n’est qu’un élément accessoire, et quasiment négligeable. Comme l’écrit le physicien François Lurçat, “Du point de vue cosmocentrique, l’importance de nos actions est très relative. Dans la vision anthropocentrique de Jérusalem, au contraire, chacune de nos actions compte”. (4)

 

“Plus tard je fus souvent malade…” Proust adolescent

 

Selon la première conception, qui est celle d’Aristote et de la pensée grecque en général, il n’y a aucune différence entre les conséquences d’un “grand vent qui dépouille les feuilles des arbres, fait tomber les murs des maisons et noie en mer un navire avec ses voyageurs". En effet, comme l’explique Maïmonide, Aristote n’établit en fait aucune distinction entre “la mort d’une fourmi écrasée par un boeuf et celle d’hommes ensevelis pendant la prière dans une maison qui s’écroule”. (5) Dans la conception anthropocentrique hébraïque, au contraire, l’homme a une valeur éminente, car il est créé “à l’image de Dieu” (BeTselem Elohim) et comme dit le Talmud, “celui qui sauve un homme sauve l’humanité tout entière”. Qui ne peut saisir aujourd’hui le gouffre entre ces deux conceptions du monde opposées, alors que chaque être humain voit sa vie menacée à chaque instant ?

 

L’homme au centre de l’univers - pour une écologie juive véritable

 

La crise actuelle, qui affecte chacun de nos actes quotidiens les plus élémentaires, n’est-elle pas ainsi une “revanche” inattendue de la vieille pensée anthropocentrique de Jérusalem sur la vision cosmocentrique, issue des Grecs et de la science moderne, dont le triomphe a été annoncé trop hâtivement? N’est-il pas urgent dès lors de proclamer de nouveau la centralité de l’homme dans le monde, en lui rendant sa dignité éminente, au lieu de prétendre “sauver la terre” ou la “diversité” animale ou végétale (soucis tout à fait légitimes, mais qui ne peuvent passer avant celui de l’être humain)? En réalité, les grandes manifestations récentes pour “sauver la Terre” n’attestent nullement d’une conscience véritable du monde, fondée sur une juste reconnaissance de la place (et des devoirs) de l’être humain, mais bien plutôt d’une nouvelle illusion cosmocentrique, dans laquelle l’homme est décrit comme l’ennemi du reste de la création.

 

Michel-Ange : la création d’Adam

 

La mouvance écologiste actuelle, inspirée dans ses manifestations les plus radicales par le courant de la “Deep ecology”, n’entend nullement préserver la terre pour le bien de l’homme (comme dans le récit biblique du Déluge), mais au contraire permettre à la terre de survivre à la disparition annoncée (ou même souhaitée!) de l’espèce humaine, considérée comme nuisible et préjudiciable ! (6). “Le monde est empli d’idées juives devenues folles”, pourrait-on dire en paraphrasant le mot fameux de Chesterton. Ainsi, l’idée juive de sauver (ou de réparer) le monde, le fameux tikkoun Olam, a été détournée de son sens originel et utilisée pour justifier toutes sortes de causes, plus éloignées les unes que les autres de l’esprit et de la lettre de la tradition hébraïque (7). Une écologie authentiquement inspirée par la tradition hébraïque doit se fonder sur la place centrale de l’homme dans l’univers, et non sur sa négation, car la prétention de sauver le monde contre l’homme participe de la “perte du monde” et non de sa rédemption. (A suivre...)

Pierre Lurçat

 

Notes

(1) Cité par I. Ben Shlomo, Introduction à la pensée du rav Kook, Cerf, p. 15.

(2) E. Marty, La terre comme arche, repris dans Bref séjour à Jérusalem, Gallimard 2002.

(3) E. Lévinas, Théorie de l’intuition dans la phénoménologie de Husserl, Vrin 1984, p. 34.

(4) François Lurçat, La science suicidaire, p. 273.

(5) Rapporté par Jacob Gordin, “Actualité de Maïmonide”, dans Ecrits, Albin Michel 1995. J’ai abordé ce sujet dans une série d’articles consacrés à Yuval Harari, et notamment ici :

http://vudejerusalem.over-blog.com/2019/08/yuval-harari-et-israel-iii-le-faux-prophete-de-jerusalem.html

(6) Voir notamment Luc Ferry, Le nouvel ordre écologique, Grasset 1992 et Drieu Godefridi, L’écologisme, nouveau totalitarisme, Texquis 2019. 

(7) Voir, sur ce sujet important, le livre de Jonathan Neumann, To heal the World? .

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Le testament politique de Nathan Alterman (1910-1970) - l’écrivain-prophète d’Eretz-Israël

March 17 2020, 09:00am

Posted by Pierre Lurçat

 

1

Il n’existe aucune traduction en français de Nathan Alterman, le grand écrivain israélien mort à Tel-Aviv, il y a tout juste cinquante ans (1). Alterman avait pourtant un lien particulier avec la France, pays où il avait passé trois ans au début des années 1930, âgé d’une vingtaine d’années, tout d’abord à Paris, pour s’isoler et écrire loin du bruit et de la fureur des événements en Eretz-Israël, puis à Nancy, où il étudia l’agronomie. Comme d’autres villes universitaires françaises, Nancy attirait en effet alors de nombreux étudiants “palestiniens” (c’est-à-dire des Juifs venus d’Eretz-Israël), qui voulaient acquérir un métier d’avenir. Et l’avenir, à cette époque, c’était le travail de la terre.

 

Nathan Alterman (1910-1970)

 

Parmi les étudiants qui firent le même choix que Nathan Alterman, citons les noms d’Anya Jabotinsky, femme du grand dirigeant sioniste, qui étudia elle aussi à Nancy, et celui de la poétesse Rahel Blaustein, qui étudia l’agronomie à Toulouse. L’histoire de ces étudiants eretz-israéliens séjournant en France reste à écrire, tout comme celle de l’influence culturelle que la France a exercée sur plusieurs écrivains israéliens, parmi lesquels figurent notamment Yehoshua Kenaz, Amos Kenan ou encore David Shahar, le seul écrivain israélien dont une rue porte le nom en France (2). Comme d’autres écrivains israéliens francophiles, Alterman traduisit en hébreu plusieurs oeuvres importantes de la littérature française, comme L’Avare et Le Malade imaginaire de Molière, l’Antigone d’Anouilh et le Phèdre de Racine.

 

2

Le cinquantenaire de la disparition d’Alterman est l’occasion pour les journaux israéliens d’évoquer cette grande figure des lettres israéliennes, qui joua aussi un rôle significatif dans la vie politique et le débat idéologique, notamment après 1967, en s’engageant dans le “Mouvement pour l’intégrité de la Terre d’Israël”, fondé juste après la Guerre des Six Jours. Alterman fut une des chevilles ouvrières de ce mouvement auquel participèrent des écrivains aussi importants que Joseph Samuel Agnon (futur prix Nobel de littérature), Haïm Gouri, Haïm Azaz, Itshak Shalev, mais aussi Rachel Ben Tsvi-Yanaït (épouse du président de l’Etat Itshak Ben-Tsvi). Selon certaines sources, c’est lui qui rédigea le manifeste “pour l’intégrité de la terre d’Israël”, signé par 60 personnalités, qui fut publié à la veille de Rosh Hashana 1968, quelques mois après la fin de la guerre (3).


 

Alterman aux côtés de Moshé Dayan, 1948

 

On a peine à imaginer aujourd’hui que ce mouvement intellectuel en faveur du maintien de la présence juive en Judée-Samarie, sur le Golan et dans le Sinaï, qui réunissait la “crème” du monde des lettres israélien de l’époque, était constitué majoritairement par des hommes de la gauche sioniste, et non par des proches du Herout. Il comptait ainsi, outre les noms déjà mentionnés, ceux de Tsivia Lubetkin, combattante du ghetto de Varsovie et fondatrice du kibboutz Lohamei Hagettaot, de Moshé Tabenkin, membre du kibbutz Ein Harod dont le père, Itshak Tabenkin, était un fondateur et un des principaux idéologues du parti travailliste, et de nombreux autres représentants de la gauche sioniste et du mouvement kibboutzique. A leurs côtés se trouvaient aussi une poignée de membres de la droite sioniste, dont les écrivains Uri Zvi Greenberg, Moshé Shamir (membre de l’Hashomer Hatzaïr dans sa jeunesse, qui avait rejoint le Likoud) et l’idéologue du Lehi, Israël Eldad.


 

3

Comment et pourquoi Alterman, considéré comme la “voix intellectuelle” par excellence du sionisme travailliste, fut-il amené à s’engager en faveur “d’Eretz-Israël ha-shelema” (l’intégrité d’Eretz-Israël)? Les avis sur cette question divergent. Dan Laor, le biographe d’Alterman, observe à ce sujet que la guerre des Six Jours fut pour Alterman une véritable illumination. “Il vécut une véritable révolution intérieure, du jour au lendemain”, explique Laor. “Ce fut comme une illumination. La guerre ébranla les fondements de la terre, et en tant que poète et que sismographe, ressentant les courants souterrains traversant la société israélienne, il aboutit à une conclusion opposée à tout ce qu’il avait cru auparavant”.(4)  L’écrivain Moshé Shamir, lui aussi signataire du Manifeste, estime au contraire que l’engagement d’Alterman en faveur du “Grand Israël” s’inscrivait dans le droit fil de son engagement sioniste d’avant 1967. 


 

Au café Kankan de Tel-Aviv, années 1940. Alterman est le troisième en partant de la gauche


 

Plus importante est la question de savoir, cinquante ans après la naissance du Mouvement pour l’intégrité d’Eretz Israël, quelle a été sa postérité. A de nombreux égards, l’appel lancé par Alterman, Agnon et les autres signataires du manifeste s’est soldé par un échec apparent. Non seulement l’Etat d’Israël n’a pas écouté leur appel, en annexant la Judée, la Samarie et le Sinaï, mais il a au contraire adopté le paradigme trompeur des “territoires contre la paix”, en rejetant l’identification entre Eretz-Israël et “Medinat Israël” qu’Alterman avait célébrée. Si l’on examine, avec le recul du temps, les causes de cet échec apparent, il semble que certains des principaux responsables aient été les écrivains des générations suivantes,  comme Amos Oz, A.B. Yehoshua et David Grossman. Ce sont eux, les porte-parole de La Paix Maintenant, qui ont fait du renoncement au coeur de l’Israël biblique (au nom de la “paix”) leur principal cheval de bataille, avec le succès que l’on sait.

 

4

La comparaison entre Amos Oz et Alterman est révélatrice. Le premier, né Amos Klausner, a changé de nom de famille, comme pour effacer toute trace de l’éthos sioniste révisionniste de la famille de son père, et a poussé à son paroxysme l’attitude du rejet des racines, familiales et nationales. Son pacifisme politique n’exprimait pas seulement l’aspiration à une paix utopique - fondée sur un mensonge (celui du peuple palestinien) - mais aussi l’attitude d’une génération tout entière qui, croyant briser les idoles de ses parents, a sacrifié pêle-mêle Ben Gourion et Jabotinsky, le Second Temple et la rédemption nationale, le kibboutz et les implantations, l’héroïsme des soldats et la juste cause du retour du peuple juif sur sa terre. Histoire d’amour trahi, de désamour et de ténèbres (5).

 

Amos Oz, avec A.B. Yehoshua et David Grossman

 

Alterman, de son côté, a bâti toute son oeuvre sur la fidélité et l’attachement aux valeurs dans lesquelles il avait été élevé. Né à Varsovie en 1910, de parents issus de familles de hassidim de Habad, qui s’étaient s’éloignés de la pratique religieuse pour s’engager dans le mouvement sioniste, Nathan Alterman grandit et vécut avec ses parents et sa grand-mère, la rabbanit Sterna Leibovitz, jusqu’au décès de celle-ci. Du fait de sa présence, le foyer resta casher. “Sa grand-mère était pour Alterman le vestige d’un monde entier et d’une tradition que ses parents avaient quittée”, explique Laor, qui attache une grande importance à la présence de cette grand-mère maternelle dans le foyer familial de l’écrivain. De même, le critique Mordehaï Shalev, dans sa vaste étude consacrée au recueil La joie du pauvre d’Alterman et à la thématique essentielle du conflit entre sionisme et judaïsme, analyse la conviction ancrée chez celui-ci que le judaïsme l’emportera toujours en fin de compte (6).

 

L’attitude d’Alterman après 1967 est ainsi celle d’un homme qui a grandi dans le respect pour la tradition et dans l’éthos sioniste de la gauche, et qui y est resté attaché de manière indéfectible, même lorsque la gauche sioniste fut atteinte de la maladie du renoncement et du doute (maladie qu’il avait lui-même annoncée dans un poème fameux). “La renonciation volontaire [à la Judée-Samarie] est une chose cruelle et insensée, qu’aucune nation saine d’esprit n’aurait imaginée”, écrit-il en juin 1969. Et dans son article séminal, publié le 16 juin 1967 dans Ma’ariv, sous le titre “Face à une réalité sans précédent”, il écrit : “La victoire a supprimé toute différence entre l’Etat d’Israël et la Terre d’Israël. C’est la première fois, depuis la destruction du second Temple, que la terre d’Israël se trouve dans nos mains. L’Etat et la Terre font désormais un, et il ne manque plus que le peuple d’Israël, pour tisser le triple lien indissociable”.

 

La prophétie d’Alterman s’est réalisée depuis. Tout d’abord, avec l’alyah massive des Juifs d’URSS, qu’il avait annoncée et souhaitée. Puis, avec le peuplement de la Judée-Samarie, dont il avait été un des premiers à proclamer la nécessité. Il ne reste plus aujourd’hui, pour transformer l’échec apparent d’après 1967 en réussite et parachever la victoire miraculeuse des Six Jours de juin, qu’à annexer enfin les territoires libérés et à donner corps à l’identité entre l’Etat d’Israël et Eretz-Israël qu’Alterman avait prophétisée. Saurons-nous être à la hauteur du testament politique de l’écrivain? L’histoire reste encore à écrire.

Pierre Lurçat

 

Funérailles de Nathan Alterman. Au premier rang, Golda Meir, le rabbin Shlomo Goren et le président Zalman Shazar

 

(1) A l’exception de quelques poèmes dans des anthologies, que je n’ai pas recensés.

(2) A Dinard, ville où séjournait sa traductrice Madeleine Neige. J’aborde les liens entre les écrivains israéliens et la France ici, et dans mon livre Israël, le rêve inachevé, éditions de Paris/ Max Chaleil 2018.

(3) Selon Makor Rishon, dans le numéro spécial du supplément Dyokan consacré à N. Alterman, 13/3/2020. Je remercie M. Ben-Hayoun qui m’a transmis le manifeste.

(4) Roi Aharoni, “Les trois dernières années occultées d’Alterman”, Olam Katan 12/3/2020.

(5) La famille Klausner appartenait au “gratin” de l’aristocratie sioniste révisionniste. L’oncle d’Amos Oz, Yossef Klausner, était un historien réputé, spécialiste de l’histoire du Second Temple, rédacteur de l’Encyclopedia Hebraica et candidat à la présidence de l’Etat d’Israël en 1948. Voir notre article, “Comment Amos Klausner est devenu Amos Oz”. http://vudejerusalem.over-blog.com/2018/12/quand-amos-oz-s-appelait-encore-amos-klausner-une-histoire-de-des-amour-et-de-tenebres-pierre-lurcat.html

(6) Mordehai Shalev, Gonvim et ha-bessora, Kinneret, Zamora-Bitan, Dvir 2018.

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Binyamin Nétanyahou, le Coronavirus et le Mont du Temple

March 15 2020, 09:47am

1. La conférence de presse donnée par le Premier ministre israélien Binyamin Nétayahou jeudi soir, et celles qui ont suivi, dans lesquelles il a annoncé une série de mesures contre le Coronavirus, sont un modèle de ce que Nétayahou sait le mieux faire. Ferme, décidé, combattif, résolu : il s’est montré sous son meilleur visage, celui d’un chef d’Etat qui sait à la fois prendre des décisions vitales, sans tergiverser, et qui s’adresse à son peuple “à hauteur des yeux” (selon l’expression hébraïque). Nétanyahou s’est exprimé non seulement en dirigeant responsable, mais en véritable père de la nation, trouvant des accents paternels pour parler aux citoyens d’Israël. C’est dans ces moments de crise et d’incertitude que Nétanyahou est à son mieux, et qu’il sait parfois trouver des accents churchilliens, comme je l’écrivais il y a un an à propos du dossier iranien (1) : 

"La constance avec laquelle Binyamin Nétanyahou dénonce le péril iranien, depuis des années, n’a en effet d’égal que celle avec laquelle Churchill dénonçait Hitler en 1940, à une époque où nul ne connaissait encore les horreurs de la Shoah. Les temps ont certes changé à bien des égards, mais le danger du totalitarisme demeure tout aussi actuel. Les illusions mortelles du pacifisme se sont dissipées depuis longtemps dans le fracas des attentats et des espoirs de paix trompeurs. Israël n’a pas besoin aujourd’hui de promesses fallacieuses à la Chamberlain, mais de dirigeants courageux et lucides : en un mot, d’un “Churchill d’Israël”. Je n’ai rien à ajouter à ces mots écrits en mars 2019, sinon pour dire que Nétanyahou a su adopter la même attitude aujourd’hui, face à une menace d’un type bien différent.

 

Le “Churchill” israélien?

 

2. Mais cette fermeté et cette résolution exemplaires, face à l’Iran ou au Coronavirus, qui devraient servir de modèle à bien des dirigeants actuels, (comme l’insipide Emmanuel Macron), contrastent avec l’attitude beaucoup moins courageuse de Nétanyahou sur un autre dossier, qui n’a rien à voir en apparence : celui du Mont du Temple. On se souvient des émeutes déclenchées en 1996 suite au percement d’un tunnel archéologique, dont les musulmans avaient prétendu qu’il “mettait en danger la mosquée”, selon la calomnie inventée par le mufti pro-nazi Al-Husseini dans les années 1930 (2). Depuis cette époque, c’est-à-dire depuis le début de son premier mandat de Premier ministre, Nétanyahou s’est montré sur ce dossier sensible d’une prudence excessive, et pour ainsi dire timoré, en donnant corps à l'épouvantail agité par certains dirigeants musulmans et par ceux du Shin-Beth,qui voudraient faire croire que le Har Habayit est un "baril de poudre".... 

 

Or,  cette attitude qu’il partage avec tous les dirigeants israéliéns à ce jour, est une double erreur, psychologique et politique. Psychologiquement, elle renforce les musulmans dans leur complexe de supériorité, en les confortant dans l’idée que l’islam est destiné à dominer les autres religions et que ces dernières ne peuvent exercer leur culte qu’avec l’autorisation et sous le contrôle des musulmans, c’est-à-dire en étant des “dhimmis”. Politiquement, elle confirme le sentiment paranoïaque de menace existentielle que l’islam croit déceler dans toute manifestation d’indépendance et de liberté de ces mêmes dhimmis à l’intérieur du monde musulman. 

 

Paradoxalement, la souveraineté juive à Jérusalem est perçue comme une menace pour l’islam précisément de par son caractère incomplet et partiel : les Juifs sont d’autant plus considérés comme des intrus sur le Mont du Temple, qu’ils n’y sont pas présents à demeure et qu’ils y viennent toujours sous bonne escorte, comme des envahisseurs potentiels. L’alternative à cette situation inextricable et mortifère consisterait, comme l’avait bien vu l’écrivain et poète Ouri Zvi Greenberg, à asseoir notre souveraineté entière et sans partage sur le Mont du Temple, car “celui qui contrôle le Mont contrôle le pays”.

 

Moshé Dayan sur le Mont du Temple, juin 1967

Moshé Dayan sur le Mont du Temple, juin 1967

 

3. Quel rapport entre ces deux sujets? Le Mont du Temple n’est pas seulement le lieu des sacrifices et le premier Lieu saint du judaïsme ; il incarne aussi le rôle prophétique d’Israël parmi les nations, comme l’ont bien compris des centaines de millions de chrétiens dans le monde, qui tournent leurs yeux vers Jérusalem, source de la bénédiction pour le monde entier. C’est précisément la raison pour laquelle le renouvellement des prières juives sur le Har Habayit, loin de déclencher de nouveaux affrontements et effusions de sang, pourra amener la vie et la bénédiction au monde entier, selon les paroles des Prophètes d’Israël.

 

Pierre Lurçat


 

(1) “Le Churchill d’Angleterre et le Churchill d’Israël”.

http://vudejerusalem.over-blog.com/2018/01/le-churchill-d-angleterre-et-le-churchill-d-israel-par-pierre-lurcat.html

(2) “Al-Aqsa en danger, une invention de la propagande arabe”. https://www.causeur.fr/israel-jerusalem-alaqsa-terrorisme-145787

Sur le sujet de l’attitude à adopter sur le Mont du Temple, je renvoie à mon livre Israël, le rêve inachevé, Éditions de Paris/Max Chaleil 2018.

 

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“Il est bon de mourir (et de vivre) pour notre pays” 1920 - 2020 : Les cent ans de Tel Haï et l’importance du récit héroïque pour Israël

March 8 2020, 12:48pm

Posted by Pierre Lurçat

 

“Tov la-mout béad Artsenou” : “Il est bon de mourir pour notre pays”. Les derniers mots prononcés par Yossef Trumpeldor, tombé il y a tout juste cent ans aujourd’hui, en défendant Tel-Haï et les autres yishouvim de Haute-Galilée contre une attaque de Bédouins, sont toujours d’actualité. La cérémonie marquant cet anniversaire était à l’image de l’Israël actuel. Mais quel est l’héritage de Trumpeldor, et en quoi importe-t-il pour Israël aujourd’hui?

Il y a cent ans, la nation juive renaissant sur sa terre retrouvée avait soif de symboles, et le récit de Tel-Haï et de sa fin héroïque en est rempli. Il réunit en effet, autour du héros manchot de Port-Arthur, monté en Eretz-Israël pour participer à l'édification de l'Etatf juif, plusieurs figures marquantes du sionisme de l’époque, comme Zeev Jabotinsky ou Berl Katznelson, mais aussi des organisations comme le Shomer, premier groupe de défense armé, la Haganah, ancêtre de Tsahal, ou encore la Légion juive, première force armée à s’être battue sous un drapeau juive pendant la Première Guerre mondiale.

 

Jabotinsky avec un groupe de membres du Betar devant la tombe de Trumpeldor

 

Selon Georges Bensoussan, “Comme Massada, Tel Haï est une défaite juive, mais l’événement va devenir ce mythe national qui transfigure les faits, permet de redresser l’image de soi en exerçant une influence considérable sur la jeunesse juive de diaspora comme sur celle du Yishouv…” En effet, “Tel Haï réalise les trois principaux objectifs du sionisme: l’immigration, l’implantation et la “régénération” de l’homme juif par le travail physique, en particulier par le travail de la terre”. L’affirmation selon laquelle Tel Haï (ou Massada) serait une “défaite juive” est évidemment discutable (1). Quoi qu’il en soit, l’esprit de Trumpeldor, symbolisé par le lion de Tel-Haï, allie bravoure sans limite, idéalisme et esprit de sacrifice : autant de valeurs dans lesquelles ont grandi des générations de jeunes Israéliens depuis un siècle.

 

Ce n’est pas un hasard si le public nombreux qui assistait jeudi dernier à la cérémonie du 100e anniversaire était principalement constitué - aux côtés de représentants de la Knesset, du gouvernement, de l’armée et d’anciens de la Haganah - de jeunes des mouvements de jeunesse, notamment le Betar et le Noar halomed véhaoved. Voici comment Jabotinsky, fondateur du Betar (acronyme signifiant "Alliance au nom de Joseph Trumpeldor"), décrit le héros de Tel-Haï, aux côtés duquel il fonda la Légion juive (2):

“Avec un seul bras, il faisait plus de choses que ce que font et feront la plupart des hommes avec leurs deux mains. Sans aide extérieure, il se lavait, se rasait et s'habillait, faisait ses lacets, cousait des pièces aux coudes de ses habits, coupait son pain ; j'ai entendu dire qu'en Eretz-Israël il était considéré comme un des meilleurs laboureurs, et par la suite, à Gallipoli, comme un des meilleurs cavaliers et des meilleurs tireurs. Sa chambre était rangée avec un ordre exemplaire – tout comme ses pensées. Tout son comportement était empreint de calme et de générosité ; depuis longtemps il était végétarien, socialiste et détestait la guerre – mais il ne faisait toutefois pas partie de ces pacifistes qui sont assis les bras croisés, pendant que d'autres se battent pour eux”.

Yossef Trumpeldor labourant avec son bras unique

 

Le socialisme de Trumpeldor explique l’admiration que lui vouait Berl Katznelson, idéologue du sionisme travailliste, tandis que ses qualités d’homme et de combattant sont ce qui attira chez lui Jabotinsky, fondateur de l’aile droite du mouvement sioniste. La personnalité de Trumpeldor était en effet suffisamment riche, pour réunir autour de lui des hommes aussi distants et opposés que Jabotinsky et Katznelson, et pour que son nom soit vénéré par les jeunes du Betar, comme par ceux des mouvements sionistes de gauche. Paradoxalement, lorsque le Yishouv débattit de la question de savoir si les hameaux juifs de Haute-Galilée, isolés face aux attaques arabes, devaient être évacués, Jabotinsky plaida en faveur du retrait, tandis que ce furent Katznelson et Tabenkin - les deux principaux idéologues du sionisme de gauche - qui s’opposèrent à tout retrait, qui serait interprété comme un signe de faiblesse par les Arabes… (3) 

Mais au delà de l'histoire, la question importante est de savoir en quoi son exemple importe-t-il encore, cent ans après sa mort. Pour répondre à cette question, il faut lire le Chir Betar, l’hymne rédigé par Jabotinsky en 1932, qui avait à l’esprit la figure de Trumpeldor en l’écrivant : « Hébreu, dans la misère même, tu es Prince – Que tu sois esclave ou vagabond – Tu naquis fils de Roi […] – Mourir ou conquérir la montagne – Yodefet, Massada, Betar ».

 

 

Le lion de Tel Haï, sculpture d'Avraham Melnikov, photo Judith Assouly

Si l’esprit de sacrifice de Trumpeldor importe encore aujourd’hui, c’est précisément parce qu’il ne va plus de soi, comme à son époque. La décennie qui vient de s’écouler a certes été la plus “calme” pour Israël du point de vue sécuritaire, malgré la menace iranienne et les affrontements sporadiques, autour de la bande de Gaza et ailleurs. Mais ce calme tout relatif s’est accompagné d’une atteinte sans précédent à la capacité de dissuasion de Tsahal et d'une baisse de motivation chez les jeunes Israéliens, pour servir dans les unités combattante.

Celles-ci ne font que refléter l’état d’esprit général de la société. Quand les médias entretiennent l’idée que la situation autour de Gaza est normale, et quand ils encensent des héros défaitistes (comme Gilad Shalit), ou des anti-héros (comme Naama Issachar), tout en oubliant les véritables héros que sont Hadar Goldin et Oron Shaul ; quand aucun dirigeant politique ou militaire n’a le courage de riposter efficacement aux tirs de roquettes ; et quand la Cour suprême adopte le narratif de l’ennemi, en validant la candidature de députés arabes qui glorifient le terrorisme, l’esprit de Tel-Haï est en danger.

Aucune société ne peut perdurer sans mythe fondateur, sans héros et sans conserver la volonté de se battre. Un pays dont les citoyens ont perdu tout esprit de sacrifice est en risque de disparaître (4). C’est pourquoi l’exemple de Joseph Trumpeldor garde toute son importance, aujourd’hui comme hier. “Il est bon de mourir pour notre pays” n’est pas un slogan dépassé. Il est tout aussi vital aujourd'hui, qu'il l'était hier, comme l’exprime le salut traditionnel du Betar, “Tel Hai!”

Pierre Lurçat

 

(1) G. Bensoussan, Une histoire intellectuelle et politique du sionisme, Fayard 2002, p.804. Dans ce livre magistral, véritable somme inégalée de l’historiographie du sionisme en français, Bensoussan semble parfois hésiter entre deux conceptions opposées de l’histoire du sionisme, pour adopter les conceptions très actuelles de l’histoire comme “mythe”, écrivant par exemple que “le mot de Trumpeldor devient ce ‘fait historique’ colporté en vue de l’édification des jeunes âmes, c’est certes un faux historique. Mais ce faux est vrai aussi au sens où il fait écho à la communauté imaginée par la mémoire collective”. (Cette dernière expression, “communauté imaginée”, fait apparemment référence au concept de Benedict Anderson).

(2) Jabotinsky, Histoire de ma vie, les provinciales 2012.

(3) Voir G. Bensoussan, op. cit. p. 803. On mesure combien la gauche israélienne actuelle - ou ce qui en reste - s'est éloignée de ses pères fondateurs.

(4) Voir notamment sur ce sujet, concernant la France, le livre d’Alexandra Laignel, Pourquoi serions-nous encore prêts à mourir aujourd’hui?, Paris, Cerf 2017.

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"Le Lion de Tel-Haï" - Portrait de Joseph Trumpeldor par Jabotinsky

March 5 2020, 08:44am

A l'occasion du "Yom Tel-Haï" - la journée du souvenir des héros de Tel-Haï - qui est commémorée aujourd'hui, le journal Ha'aretz publiait récemment dans son supplément littéraire un article passionnant sur la correspondance de Joseph Trumpeldor. Dans une lettre émouvante adressée à son père, le héros de Port Arthur relate sa blessure et son amputation, ajoutant ces mots: "J'espère que mon bras droit, avec lequel j'écris la présente lettre, me servira fidèlement et rendra jaloux ceux qui ont leurs deux mains..." (20 janvier 1905). On constatera en lisant le portait de Trumpeldor dressé par Jabotinsky ci-dessous, que ces mots allaient s'avérer prémonitoires... Que soit béni le souvenir du héros de Tel-Haï! P.I.L

 

TRUMPELDOR.jpgJe le trouvai chez lui : avec sa physionomie d'homme du Nord, si je l'avais rencontré dans la rue je l'aurais peut-être pris pour un Ecossais ou un Suédois. Sa taille était plus élevée que la moyenne ; mince, les cheveux couleur d'écorce et courts, peignés avec l'attention d'un homme ordonné et modeste ; sans barbe ni moustache ; les lèvres pâles et minces, arborant un sourire tranquille. Il parlait un russe limpide, même s'il était légèrement atteint de cette maladie de la langue « chantée » à laquelle les habitants d'Eretz-Israël ont du mal à échapper. Son hébreu s’écoulait goutte à goutte, lentement, pauvre en vocabulaire mais cependant précis ; une fois je l'entendis essayer de parler yiddish – le yiddish des monts du Caucase ? Crainte et frisson... Son niveau culturel pourra peut-être être décrit en utilisant le mot de « maskil », dans son ancienne acception, celle de la génération d'autrefois : c'était un érudit, instruit en littérature russe, connaissant des œuvres que je n'ai jamais feuilletées de ma vie : livres de droit, de morale et de recherche, écrits par des auteurs russes célèbres il y a deux générations, dont le souvenir est oublié depuis l'aube de notre époque, comme Potebnia et d'autres du même genre ; mais il les avait lus et n'avait pas oublié le contenu de ses lectures. Jusqu'à ce jour, j'ignore s'il faisait partie de ceux que nous avons la détestable habitude de qualifier, selon notre concept juif, du nom de « sagaces ». Peut-être pas.

 

 

beitar.jpg

Jabotinsky et un groupe de Betarim sur la tombe de Trumpeldor

 

 

Toutes sortes d'épices, toutes sortes de persils, d'herbes amères et de 'harrosète, de baume de Gilad et d'oignon d'Espagne se mélangent chez nous, dans la combinaison de ce concept – le scepticisme, la suspicion, une malice bon marché et la capacité à rendre courbe toute ligne droite, jusqu'à ce que la tête avale la queue. Tout cela était absent de sa personnalité. Par contre, je trouvai chez lui un œil capable de distinguer ce qui est blanc de ce qui est noir ; un sens de l'humour charmant et léger, sachant distinguer l'essentiel de l'accessoire. Mais, même de l'essentiel, il savait parler avec des mots simples, sans cette rhétorique artificielle qu'on ressentait parfois dans ses lettres : il parlait comme un homme « lucide », avec sérénité, sans émotivité ni pathos ; et sans employer non plus d'insultes – il n'avait pas voulu les apprendre à la caserne russe. Je dois avouer à ma honte éternelle (même si je ne regrette rien et n'ai pas l'intention de surmonter ce défaut), qu'à cet égard, mon registre de langage en russe diffère du sien comme l'enfer de la pureté et que je ne parvenais pas toujours à réfréner mon instinct, lorsque j'exprimais la profondeur de mes sentiments devant lui : il m'écoutait avec le même rire empli d’indulgence, sans colère, mais sans m'imiter. Je n'ai jamais entendu dans sa bouche la moindre insulte, sinon, peut-être, celle-ci : « Quel vaurien ! » Il affectionnait particulièrement ces deux mots d'hébreu : « Ein davar » (cela ne fait rien). On raconte qu'il est mort avec ces mots aux lèvres, cinq ans plus tard.

 

 

TEL HAI.jpgAvec un seul bras, il faisait plus de choses que ce que font et feront la plupart des hommes avec leurs deux mains. Sans aide extérieure, il se lavait, se rasait et s'habillait, faisait ses lacets, cousait des pièces aux coudes de ses habits, coupait son pain ; j'ai entendu dire qu'en Eretz-Israël il était considéré comme un des meilleurs laboureurs, et par la suite, à Gallipoli, comme un des meilleurs cavaliers et des meilleurs tireurs. Sa chambre était rangée avec un ordre exemplaire – tout comme ses pensées. Tout son comportement était empreint de calme et de générosité ; depuis longtemps il était végétarien, socialiste et détestait la guerre – mais il ne faisait toutefois pas partie de ces pacifistes qui sont assis les bras croisés, pendant que d'autres se battent pour eux.

 

 

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“Nous aimons la mort comme vous aimez la vie”: Le “scandale” du respect des Juifs pour la vie humaine et les mythes de l’antisionisme contemporain

March 3 2020, 14:39pm

Posted by Pierre Lurçat

A P.A. Taguieff

Un élément essentiel à la compréhension du mythe du “génocide du peuple palestinien” et des autres mythes de l’antisionisme contemporain(*) est celui de la filiation historique qui relie ce dernier à l’antisémitisme moderne et à l’antijudaïsme de l’Antiquité et du Moyen-Âge. Ce n’est pas un hasard si les analyses les plus éclairantes de l’antisionisme contemporain ont été faites par des historiens, ou par des politologues qui sont aussi des historiens. Je pense principalement à l’historien des idées Pierre-André Taguieff, souvent cité dans le cadre de notre exposé, et à l’historien de l’antisémitisme Léon Poliakov, dont Taguieff est le disciple et le continuateur.


 


 

Ainsi, dans un récent discours, Mahmoud Abbas a accusé Israël d’être responsable de la diffusion de drogues au sein de la société palestinienne (1). En juin 2016, Abbas avait déjà accusé Israël d’empoisonner les puits et l’eau potable bue par les Palestiniens (2). Cette accusation était de toute évidence la remise au goût du jour d’un thème antisémite ancien, largement répandu au Moyen-Age. La légende des “Juifs empoisonneurs” réapparaît ensuite au 16e siècle, sous la plume de Martin Luther, qui affirmait que “si les Juifs pouvaient nous tuer tous, ils le feraient volontiers, certes, spécialement ceux qui exercent la médecine”(3). Plus tard, cette accusation revient sur le devant de la scène à l’époque contemporaine, lors de la tristement célèbre affaire du “complot des Blouses blanches”, orchestré par Staline en janvier 1953. Plus récemment encore, l’accusation d’empoisonnement est formulée à l’encontre d’Israël, lors du décès de Yasser Arafat en novembre 2004, dans un hôpital français.

 

Arafat à l’hôpital Percy

 

A partir de cet exemple - un parmi tant d’autres - on comprend comment fonctionne le discours antisioniste, et plus précisément comment il s’alimente à la source (empoisonnée) de l’antijudaïsme antique et de l’antisémitisme moderne. Il le fait, observe Taguieff, en puisant dans l’éventail de stéréotypes négatifs concernant les Juifs, qui s’est constitué depuis des siècles. Le discours antisioniste radical, comme le discours antisémite “classique”, fait feu de tout bois : il puise indistinctement dans les accusations antijuives d’origine religieuse, chrétienne notamment, ou anti-chrétienne. Citons encore  Taguieff : La sécularisation des accusations contre les Juifs, à l’exception de celle de déicide, n’a nullement interrompu, à partir du 18e siècle, le processus de transmission de leurs formes religieuses” (4).

 

De même, pourrait-on dire en extrapolant la remarque de Taguieff, la sécularisation des accusations contre Israël dans l’antisionisme contemporain n’a pas interrompu le processus de transmission des accusations religieuses, comme on le voit dans le discours d’un Mahmoud Abbas accusant Israël (et les rabbins!) d’empoisonner les puits des Palestiniens… 

 

Le “scandale” du respect des Juifs pour la vie humaine

 

A partir de ce constat, Bernard Lazare, auteur d’un ouvrage devenu classique sur l’antisémitisme (5), s’est interrogé sur la perpétuation à son époque (celle de l’Affaire Dreyfus) de l’accusation de crime rituel. Son interrogation portait plus précisément sur le paradoxe de cette accusation visant les Juifs, connus pour ne pas consommer de sang et pour avoir “horreur du sang” (contrairement aux musulmans). Comment les Juifs, opposés aux sacrifices humains, ont-ils pu être accusés de crimes rituels? Léon Poliakov apporte à cette question une réponse éclairante pour notre sujet :  ce n’est pas malgré, mais bien en raison de leur opposition aux sacrifices - que le judaïsme a été le premier à rejeter dans le monde antique - que les Juifs ont été vilipendés et accusés de crimes rituels.

 

Tout se passe comme si l’opposition du judaïsme aux sacrifices humains, et en particulier aux sacrifices d’enfants, loin de calmer les passions antijuives, les avaient exacerbées. Poliakov a formulé l’hypothèse selon laquelle la haine antijuive proviendrait du scandale provoqué par l’opposition du judaïsme aux sacrifices d’enfants. C’est précisément le respect de la vie humaine qui, chez les Juifs, ferait scandale, comme l’atteste ce passage de Tacite : Ils ont un grand soin de l’accroissement de la population. Ils regardent comme un crime de tuer un seul des enfants qui naissent ; ils croient immortelles les âmes de ceux qui meurent dans les combats ou les supplices ; de là leur amour d’engendrer et leur mépris de la mort”(6)

Nous avons sans doute là une des clés de la compréhension de ce paradoxe, qui ne cesse d’interroger les consciences (lorsqu’elles ne sont pas polluées par le discours antisioniste) : pourquoi Israël est-il sans cesse vilipendé et accusé de “crimes de guerre” à Gaza, alors même qu’il fait tout pour éviter les victimes civiles palestiniennes ou pour réduire leur nombre, face à un ennemi qui fait tout, de son côté, pour les multiplier? 

 

Accusation de crime rituel au XVe siècle

 

La réponse donnée par Poliakov, qui a consacré sa vie à l’étude de l’antisémitisme à toutes les époques, consiste donc à dire - en s’appuyant sur une réflexion de l’historien romain Tacite - que c’est précisément le respect des Juifs pour la vie humaine qui fait scandale. Si nous transposons l’explication très éclairante de Poliakov à l’antisionisme contemporain, nous pouvons proposer l’hypothèse suivante.

 

Plus Israël fait preuve de retenue face aux terroristes du Hamas, plus il se montre soucieux de la vie humaine (allant parfois jusqu’à mettre en danger ses propres soldats pour épargner la vie de civils dans le camp ennemi), plus le scandale du respect juif pour la vie éclate au grand jour. Rappelons ici la déclaration saisissante, faite à de nombreuses reprises par des dirigeants et membres du Hamas et d’autres mouvements islamistes contemporains : “Nous aimons la mort plus que vous (les Juifs) aimez la vie !” Dans ce discours, l’amour des Juifs pour la vie est perçu comme le signe incontestable de leur faiblesse, mais aussi comme un symptôme de leur morale scandaleuse.

 

Ce qui fait scandale chez les Juifs, c’est donc leur amour pour la vie et leur valorisation permanente de la vie (affirmée dans le verset du Deutéronome : “Et tu choisiras la vie”). Face à une culture mortifère comme celle des mouvements islamistes, qui choisit la mort et la sanctifie, l’affirmation de la vie d’Israël est perçue comme incongrue et révoltante. Cette opposition frontale entre deux conceptions radicalement opposées de la vie (et de la mort) permet aussi de comprendre le soutien paradoxal dont bénéficient en Occident les ennemis d’Israël. Le paradoxe réside ici dans le fait, peu souvent remarqué, que le discours anti-israélien ou antisioniste continue d’accuser Israël même lorsqu’il fait le Bien, ou encore qu’il désigne Israël comme le Mal, tout en lui reconnaissant sa qualité de Bien. Comme l’écrit Eric Marty, “si Sabra et Chatila fait scandale, c’est qu’il s’agit d’un crime qui a quelque chose à voir avec le Bien”(7).

 

C’est sans doute une des raisons pour lesquelles la position morale israélienne est très souvent inopérante, face aux populations arabes soumises à la main de fer du Hamas, à Gaza, ou de l’Autorité palestinienne en Judée-Samarie. Ce n’est pas parce qu’Israël approvisionne les habitants de Gaza en électricité ou en denrées alimentaires, ou qu’il laisse entrer l’argent du Qatar à Gaza, que les habitants de la bande de Gaza lui voueront une quelconque reconnaissance. Une telle conséquence impliquerait en effet au préalable que les deux parties partagent les mêmes critères moraux, et plus précisément, la même conception du Bien et du Mal, ce qui est loin d’être le cas.

 

Pierre Lurçat

 

(*) Retrouvez la totalité de mon cours sur l’antisionisme donné dans le cadre de l’Université populaire du judaïsme, sur Akadem, ici.

http://www.akadem.org/sommaire/cours/sciences-politiques-les-mythes-de-l-antisionisme-pierre-lurcat/

Notes

(1) https://www.i24news.tv/fr/actu/international/moyen-orient/1576834118-abbas-accuse-israel-d-etre-a-l-origine-de-la-corruption-chez-les-palestiniens

(2) https://fr.timesofisrael.com/abbas-revient-sur-ses-propos-relatifs-aux-rabbins-voulant-empoisonner-les-puits-palestiniens/

(3)  Trachtenberg, Joshua. 1983 [1943]. The Devil and the Jews : The Medieval Conception of the Jew and Its Relation to Modern Antisemitism (New Haven : Yale U. P.) Cité par Pierre-André Taguieff, « Un exemple d’inversion victimaire : l’accusation de meurtre rituel et ses formes dérivées », https://journals.openedition.org/aad/3500#bodyftn11.

(4) Pierre-André Taguieff, « Un exemple d’inversion victimaire : l’accusation de meurtre rituel et ses formes dérivées », https://journals.openedition.org/aad/3500#bodyftn11

(5) Lazare, Bernard. 1894. L’antisémitisme, son histoire et ses causes (Paris : Chailley).

(6) P.A. Taguieff, « Un exemple d’inversion victimaire : l’accusation de meurtre rituel et ses formes dérivées », https://journals.openedition.org/aad/3500#bodyftn11

(7) Eric Marty, Bref séjour à Jérusalem, Gallimard. p. 167.

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