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eric sadin

Dix livres essentiels pour comprendre le monde actuel : Eric Sadin, Critique de la raison numérique

February 10 2022, 13:11pm

Posted by Pierre Lurçat

 

Vingt ans avant la parution du livre de Soshana Zuboff, L’âge du capitalisme de surveillance, un jeune philosophe français avait déjà publié un livre au titre étonnamment similaire : Surveillance globale, sous-titré Enquête sur les nouvelles formes de contrôle. Eric Sadin a depuis lors poursuivi et développé sa réflexion sur les bouleversements apportés par l’ère du numérique, notamment à travers une trilogie: La Vie algorithmique, La Silicolonisation du monde et L’intelligence artificielle ou l’enjeu du siècle, tous trois récemment réédités en poche.

 

Les trois livres ont été publiés aux éditions L’échappée,  éditeur parisien créé en 2005, qui s’est donné pour mission de “promouvoir une pensée critique à l'égard des discours aveuglément technophiles qui dominent l'idéologie contemporaine”. Ce petit éditeur qui accomplit un travail remarquable, loin du brouhaha médiatique, a notamment, outre les ouvrages de Sadin, publié le grand livre de Neil Postman, Technopoly, aux côtés de ceux de Jacques Ellul (L’empire du sens, l’art et la société technicienne) ou encore de Bernard Charbonneau.

 

 

Eric Sadin, comme Zuboff et bien d’autres critiques contemporains de la révolution numérique et des bouleversements sociétaux qu’elle entraîne, envisage l’ère numérique comme la dernière mutation du capitalisme et comme sa dérive monstrueuse. Mais loin de se contenter d’une critique politique, somme toute assez répandue aujourd’hui, il l’accompagne d’une authentique réflexion philosophique. Un des aspects originaux de sa critique consiste ainsi à montrer comment la technique s’est - à l’époque du numérique - affranchie du pouvoir politique, parce que, explique-t-il, “le techno-pouvoir méprise le pouvoir politique, et plus encore le droit, il considère tout encadrement ou restriction de son champ d’initiative comme un abus“ (p. 201).

 

 

Ce mépris du politique est au cœur de plusieurs phénomènes que connaissent aujourd’hui la plupart des pays démocratiques, en proie à la désaffection pour la politique en tant que recherche du bien commun (1). Sadin analyse celle-ci comme “l’agonie ou la fin de la société” liée au “repliement de chacun sur sa sphère propre” (p. 160), thème qu’il a développé dans son livre plus récent, L’ère de l’individu tyran. Sa critique de la raison numérique part du constat que celle-ci repose entièrement sur un “rapport quantitatif au réel”, qui aboutit à vouloir “transformer en information chaque fragment du réel”, notamment “par l’implantation massive de capteurs” (p. 50). 

 

Sadin montre comment cette ambition technologique repose sur un “rapport totalisant aux phénomènes”. Celui-ci aboutit, explique-t-il, à “l’exclusion du sensible”, dont il esquisse la généalogie, la faisant remonter à une longue tradition datant de “la Grèce antique, en passant par la Renaissance - de Galilée à Bacon - les Lumières, le positivisme du XIXe siècle jusqu’à la Science moderne”. Le rejet du sensible concomitant à la mathématisation du réel - auquel remonte en définitive tout le projet du “Big Data” et de la raison numérique triomphante - avait déjà été critiqué par Husserl dès 1936, dans son fameux article la Krisis, que cite Sadin sans toutefois s’y arrêter suffisamment…Cet aspect crucial de la critique de la raison numérique aurait mérité d’être développé et approfondi, tant il est essentiel à la compréhension du sujet.



 

Sans doute manque-t-il, plus généralement, au livre d’Eric Sadin une réflexion sur la dimension morale, qui permettrait d’exposer le ressort caché de notre civilisation actuelle, marquée par le double mouvement contradictoire (dont Sadin a bien saisi le caractère paradoxal) de l’exaltation permanente du moi, de la flatterie constante de ses désirs d’un côté, et d’abolition de la liberté de l’autre côté, abolition inhérente à l’ethos fondateur de la Raison numérique. En effet, le fantasme sur lequel repose en définitive toute cette entreprise gigantesque est bien celui d’abolir non seulement le droit (comme l’a bien vu Sadin) mais aussi et surtout d’abolir la Loi morale, pour y substituer le désir individuel érigé en seul maître.

 

 

La lucidité remarquable de l’auteur dans la description des effets de cette entreprise totalisante va de pair avec une relative timidité philosophique dans sa critique de la Raison numérique. Celle-ci mériterait ainsi d’être poussée plus avant, dans au moins deux directions fondamentales. La première consisterait à compléter la critique de la technique (située dans le sillage de Jacques Ellul) et de la technologie numérique par une critique plus radicale encore de la Science moderne et de son projet philosophique (2).

 

La seconde consisterait à déceler dans le rêve illusoire et effrayant d’un “‘homme augmenté” et d’un “Quantified World” l’ultime conséquence du rejet de toute norme transcendante, inhérent à l’idéologie post-moderne (3). Ce qui manque, en somme, pour parachever la critique essentielle d’Eric Sadin, c’est la notion hébraïque du Tselem dont le rejet actuel par toutes les idéologies proclamant la fin de l’homme ou du libre-arbitre, permet de comprendre comment l’Occident en est arrivé là où il se trouve aujourd’hui.

 

Pierre Lurçat

 

1. J’aborde ce sujet dans mon livre Seuls dans l’Arche, Israël laboratoire du monde, éditions l’éléphant 2021.

2. Sur ce point, je renvoie aux ouvrages de François Lurçat, et notamment La science suicidaire, Athènes sans Jérusalem, éd. François-Xavier de Guibert 1999.

3. L’idéologie post-moderne est analysée par Shmuel Trigano, dans son livre La nouvelle idéologie dominante, le post-modernisme, Hermann 2012.

 

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Le mythe de “l’intelligence artificielle” (I) : La métaphore et la tentation

August 1 2021, 09:37am

Posted by Pierre Lurçat

 

Cet article est le second volet d’un nouveau “feuilleton philosophique”, dans lequel je poursuis la réflexion entamée dans mon livre Seuls dans l’Arche, en analysant les conséquences de la révolution technologique et numérique sur la vie et sur la pensée humaine. P.L

 

Les utopies apparaissent comme bien plus réalisables qu’on ne le croyait autrefois. Et nous nous trouvons actuellement devant une question bien autrement angoissante : comment éviter leur réalisation définitive? Peut-être un siècle nouveau commence-t-il, un siècle où les intellectuels rêveront aux moyens d’éviter les utopies et de retourner à une société non utopique, moins “parfaite” et plus libre.

Nicolas Berdiaeff

 

L’intelligence artificielle, avant d’être un projet économique, technologique, voire philosophique, est avant tout une métaphore. A ce titre, elle n’a rien de foncièrement nouveau. Ce que l’écrivain Éric Sadin décrit comme le “”Veau d’or de notre temps” n’est en effet qu’une remise au goût du jour d’un mythe aussi ancien que l’humanité. De tous temps, l’homme a rêvé d’accéder à une condition surhumaine, de devenir l’égal des Dieux, ou d’être immortel… Et de tous temps, il a aussi imaginé de confier à des créatures non humaines - démons ou robots - une partie de ses attributs, croyant échapper ainsi à sa condition humaine. Le robot est certes une invention récente, qui a tout juste un siècle, mais le concept auquel il renvoie est bien plus ancien. 

 

D’où vient l’engouement actuel pour l’idée d’intelligence artificielle, et quelle est la signification profonde du projet sur lequel elle se fonde? Pour le comprendre; revenons à l’idée de métaphore d’où nous sommes partis, en gardant à l’esprit la notion de l’humain. La philosophie occidentale a longtemps hésité entre deux définitions de l’homme : celle d’être pensant, et celle d’être moral. Même lorsqu’elle a choisi la première - devenue prédominante au moins depuis Descartes - elle n’a jamais oublié la seconde. Ou pour dire les choses autrement : elle a toujours su que le savoir qui donne à l’homme son caractère spécial et éminent n’est pas seulement celui de la pensée calculante, mais aussi celui de la pensée capable de choisir entre le bien et le mal. Celui qui a le mieux exprimé cette complémentarité était le grand humaniste de la Renaissance, Rabelais, par sa fameuse maxime, “science sans conscience n’est que ruine de l’âme”.

 

Rabelais

 

Mais l’histoire de la philosophie occidentale est aussi celle de l’oubli progressif de cette vérité fondamentale et de la tentation permanente de définir l’homme uniquement comme “être pensant”, en oubliant qu’il est aussi (et peut-être surtout) “être agissant”, sommé à chaque instant de faire des choix, et donc de recourir à sa conscience morale. En quoi cela concerne-t-il la question de l’intelligence artificielle? Celle-ci, nous l’avons dit, est essentiellement une métaphore. Dire qu’un robot ou qu’un ordinateur est “intelligent” n’est pas plus exact que de qualifier un appareil photo ou un instrument de musique de “sensible”. L’intelligence et la sensibilité sont des qualités de l’homme et non des choses.

 

Nul ne prétendra sérieusement qu’un appareil photo ou qu’un piano possède une sensibilité au même titre qu’un être humain. Dire qu’il est “sensible” est  un anthropomorphisme et une pure métaphore, qu’on peut filer à l’avenant, sans être dupe de son caractère de figure de style. Un musicien pourra ainsi parler avec amour de son violon et des qualités qu’il lui attribue, en sachant parfaitement qu’il ne s’agit en fin de compte que d’un outil en bois savamment construit. En quoi l’ordinateur “intelligent” est-il différent du violon “sensible”? Il l’est précisément parce que nous avons tendance à oublier, dans son cas seulement, qu’il s’agit d’une métaphore. A force d’entendre parler jour après jour de l’intelligence artificielle et de ses avancées phénoménales, nous avons fini par oublier qu’il s’agissait d’une simple métaphore et que l’ordinateur ne deviendrait jamais “intelligent”, au même titre qu’un appareil photo - aussi sensible fut-il - n’aura jamais de sentiments.

 

Un “violon sensible” : Ivry Gitlis

 

 

Mais la question essentielle - et souvent éludée, y compris parmi les critiques les plus lucides de “l’intelligence artificielle” - est celle de comprendre comment nous avons pu prendre au sérieux cette métaphore. La réponse, explique Éric Sadin, tient largement au “tour de passe-passe” et à “l’appareillage verbal enjoliveur” dont se sont parés les thuriféraires de l’AI, pour mieux promouvoir leur projet technologique et idéologique, en  empruntant pour décrire les mécanismes de celle-ci le vocabulaire des sciences cognitives. Plus encore qu’un abus de langage et qu’une entreprise de marketing idéologique, il y a ici une confusion logique, dont on peut facilement démonter l’erreur de départ. Si, en effet, on définit le cerveau et l’intelligence humaine uniquement comme une machine à calculer, alors effectivement, un ordinateur est intelligent…

 

La notion “d’intelligence artificielle” repose entièrement sur cette erreur volontaire de définition, qui nous fait prendre pour leur quintessence ce qui n’est qu’un aspect étroit et très parcellaire de l’intelligence et de l’esprit humain. L’histoire récente de l’informatique - et en particulier celle de la cybernétique, discipline considérée comme l’ancêtre de l’IA - illustre bien cette erreur de vocabulaire. Dans un article publié en 1943, deux chercheurs américains affirmaient que le “cerveau représente une belle machine” dont ils entreprenaient de décrire le fonctionnement, en posant les jalons de la “science générale du fonctionnement de l’esprit” qui allait être développée lors des fameuses “conférences Macy” de New-York, entre 1946 et 1953.

 

 

Toute l’histoire de l’IA est celle d’une tentative de copier l’humain à travers des machines dites “intelligentes”, dotée d’organes effecteurs et d’organes sensoriels censés reproduire la morphologie humaine, correspondant ainsi à un “être vivant dans sa totalité”, selon l’affirmation du fondateur de la cybernétique, Norbert Wiener. Mais prétendre qu’une machine, aussi perfectionnée fut-elle, reproduise la “totalité de l’être vivant” est aussi chimérique que de construire un avion volant comme un oiseau, ou de transformer un robot en être humain. (à suivre...)

Pierre Lurçat

 

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”Un formidable parcours philosophique… Une méditation sur le sens de nos vies”. 

Marc Brzustowski, Menorah.info

“Une réflexion profonde sur des questions essentielles, comme celle du rapport de l'homme au monde et la place de la parole d'Israël”.

Emmanuelle Adda, KAN / RCJ

“Une analyse claire et percutante  de la définition de l’humain dans le monde actuel”

Maryline Médioni, Lemondejuif.info

 

 

En vente dans les librairies françaises d’Israël et sur Amazon.

 

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