Dix livres essentiels pour comprendre le monde actuel : Eric Sadin, Critique de la raison numérique
Vingt ans avant la parution du livre de Soshana Zuboff, L’âge du capitalisme de surveillance, un jeune philosophe français avait déjà publié un livre au titre étonnamment similaire : Surveillance globale, sous-titré Enquête sur les nouvelles formes de contrôle. Eric Sadin a depuis lors poursuivi et développé sa réflexion sur les bouleversements apportés par l’ère du numérique, notamment à travers une trilogie: La Vie algorithmique, La Silicolonisation du monde et L’intelligence artificielle ou l’enjeu du siècle, tous trois récemment réédités en poche.
Les trois livres ont été publiés aux éditions L’échappée, éditeur parisien créé en 2005, qui s’est donné pour mission de “promouvoir une pensée critique à l'égard des discours aveuglément technophiles qui dominent l'idéologie contemporaine”. Ce petit éditeur qui accomplit un travail remarquable, loin du brouhaha médiatique, a notamment, outre les ouvrages de Sadin, publié le grand livre de Neil Postman, Technopoly, aux côtés de ceux de Jacques Ellul (L’empire du sens, l’art et la société technicienne) ou encore de Bernard Charbonneau.
Eric Sadin, comme Zuboff et bien d’autres critiques contemporains de la révolution numérique et des bouleversements sociétaux qu’elle entraîne, envisage l’ère numérique comme la dernière mutation du capitalisme et comme sa dérive monstrueuse. Mais loin de se contenter d’une critique politique, somme toute assez répandue aujourd’hui, il l’accompagne d’une authentique réflexion philosophique. Un des aspects originaux de sa critique consiste ainsi à montrer comment la technique s’est - à l’époque du numérique - affranchie du pouvoir politique, parce que, explique-t-il, “le techno-pouvoir méprise le pouvoir politique, et plus encore le droit, il considère tout encadrement ou restriction de son champ d’initiative comme un abus“ (p. 201).
Ce mépris du politique est au cœur de plusieurs phénomènes que connaissent aujourd’hui la plupart des pays démocratiques, en proie à la désaffection pour la politique en tant que recherche du bien commun (1). Sadin analyse celle-ci comme “l’agonie ou la fin de la société” liée au “repliement de chacun sur sa sphère propre” (p. 160), thème qu’il a développé dans son livre plus récent, L’ère de l’individu tyran. Sa critique de la raison numérique part du constat que celle-ci repose entièrement sur un “rapport quantitatif au réel”, qui aboutit à vouloir “transformer en information chaque fragment du réel”, notamment “par l’implantation massive de capteurs” (p. 50).
Sadin montre comment cette ambition technologique repose sur un “rapport totalisant aux phénomènes”. Celui-ci aboutit, explique-t-il, à “l’exclusion du sensible”, dont il esquisse la généalogie, la faisant remonter à une longue tradition datant de “la Grèce antique, en passant par la Renaissance - de Galilée à Bacon - les Lumières, le positivisme du XIXe siècle jusqu’à la Science moderne”. Le rejet du sensible concomitant à la mathématisation du réel - auquel remonte en définitive tout le projet du “Big Data” et de la raison numérique triomphante - avait déjà été critiqué par Husserl dès 1936, dans son fameux article la Krisis, que cite Sadin sans toutefois s’y arrêter suffisamment…Cet aspect crucial de la critique de la raison numérique aurait mérité d’être développé et approfondi, tant il est essentiel à la compréhension du sujet.
Sans doute manque-t-il, plus généralement, au livre d’Eric Sadin une réflexion sur la dimension morale, qui permettrait d’exposer le ressort caché de notre civilisation actuelle, marquée par le double mouvement contradictoire (dont Sadin a bien saisi le caractère paradoxal) de l’exaltation permanente du moi, de la flatterie constante de ses désirs d’un côté, et d’abolition de la liberté de l’autre côté, abolition inhérente à l’ethos fondateur de la Raison numérique. En effet, le fantasme sur lequel repose en définitive toute cette entreprise gigantesque est bien celui d’abolir non seulement le droit (comme l’a bien vu Sadin) mais aussi et surtout d’abolir la Loi morale, pour y substituer le désir individuel érigé en seul maître.
La lucidité remarquable de l’auteur dans la description des effets de cette entreprise totalisante va de pair avec une relative timidité philosophique dans sa critique de la Raison numérique. Celle-ci mériterait ainsi d’être poussée plus avant, dans au moins deux directions fondamentales. La première consisterait à compléter la critique de la technique (située dans le sillage de Jacques Ellul) et de la technologie numérique par une critique plus radicale encore de la Science moderne et de son projet philosophique (2).
La seconde consisterait à déceler dans le rêve illusoire et effrayant d’un “‘homme augmenté” et d’un “Quantified World” l’ultime conséquence du rejet de toute norme transcendante, inhérent à l’idéologie post-moderne (3). Ce qui manque, en somme, pour parachever la critique essentielle d’Eric Sadin, c’est la notion hébraïque du Tselem dont le rejet actuel par toutes les idéologies proclamant la fin de l’homme ou du libre-arbitre, permet de comprendre comment l’Occident en est arrivé là où il se trouve aujourd’hui.
Pierre Lurçat
1. J’aborde ce sujet dans mon livre Seuls dans l’Arche, Israël laboratoire du monde, éditions l’éléphant 2021.
2. Sur ce point, je renvoie aux ouvrages de François Lurçat, et notamment La science suicidaire, Athènes sans Jérusalem, éd. François-Xavier de Guibert 1999.
3. L’idéologie post-moderne est analysée par Shmuel Trigano, dans son livre La nouvelle idéologie dominante, le post-modernisme, Hermann 2012.