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Amos Gitaï : cinéaste et créateur israélien, ou créature de la France anti-israélienne ?

October 31 2017, 17:36pm

Posted by Pierre Lurçat

Amos Gitaï : cinéaste et créateur israélien, ou créature de la France anti-israélienne ?

Dans un récent article consacré au film Foxtrot, j’écrivais que l’intervention des pays européens dans le financement, ou dans l’encouragement (par des prix souvent généreusement dotés) de la culture israélienne se fait toujours dans un seul sens : dénoncer tout ce qui fait la force d’Israël (son armée, son identité nationale…) et renforcer les tendances à l’autocritique et à l’auto-dénonciation. Une nouvelle confirmation de cet état de fait vient d’être apportée, si besoin était, par la récente décision française de décerner au cinéaste Amos Gitaï le titre de Chevalier de la Légion d’honneur.

 

Amos Gitaï appartient à cette catégorie d’artistes israéliens dont la carrière est tournée principalement vers le public étranger, et surtout européen. Peu connu (ni apprécié) du public local en Israël, il est choyé de prix et de louanges par les autorités, les critiques et le public en Europe. La raison de cet engouement est simple :  Gitaï apport aux Européens une vision simple et manichéenne du conflit israélo-arabe (“israélo-palestinien”), conforme à celle qu’ils entretiennent. Aux yeux de Gitaï, la cause du conflit, c’est “l’occupation” et le mauvais rôle est toujours attribué à Israël. Ceux qui en douteraient peuvent lire l’extrait suivant d’une critique de son dernier film, A l’ouest du Jourdain, publiée par le correspondant du Monde, Alain Frachon, sous le titre évocateur “Les belles âmes d’Israël” :

 

“En anglais, on les appelle, avec un brin de condescendance, les do-gooders – les « belles âmes ». Ils sont de toutes les luttes, toujours du même côté : celui du plus faible. Ils croient au dialogue, se refusent à la fatalité de la guerre. Ils s’exposent, prennent des risques, en marge de la politique officielle. On les accuse de trahir leur camp, celui des forts, ou, au contraire, de lui acheter une bonne conscience. Ce mois-ci, le cinéaste israélien Amos Gitaï rend hommage aux siens. Dans A l’ouest du Jourdain, il filme des Israéliens qui, sur le terrain, agissent contre la colonisation de la Cisjordanie, tissent des liens avec des Palestiniens et assurent leur défense devant les tribunaux…

Ils s’appellent Betselem (protection des droits de l’homme), Breaking the Silence (« rompre le silence », sur le comportement de l’armée) ou Amnesty Israël. D’autres groupes sont anonymes, plus informels. « Ce sont des femmes et des hommes qui aiment leur pays, mais restent convaincus de la nécessité de construire des ponts », dit Gitaï. Le temps compte : « Les Palestiniens de Cisjordanie sont sous occupation depuis cinquante ans, les deux tiers de l’existence d’Israël. »

 


 

Amos Gitaï, créateur israélien ou créature des Européens?

 

On comprend mieux, en lisant ce résumé, les raisons du succès de Gitaï en France et en Europe. Les héros de ses films sont ceux que les médias européens aiment : Gideon Levy (journaliste de Ha’aretz), les militants de Betselem ou de Shovrim Shtika… Par un effet de miroir bien rodé, Gitaï renvoie aux Européens l’image d’Israël qu’ils veulent voir, celle dans laquelle ils reconnaissent leurs propres conceptions, leur vision étroite et simpliste d’un conflit dans lequel Israël est l’éternel coupable. Même lorsque Gitaï donne la parole à l’autre camp (les “colons”, la droite israélienne…) c’est toujours à des fins idéologiques et pour mieux asséner ses propres arguments. De manière peu surprenante, le dernier film de Gitaï, comme les précédents, a bénéficié des critiques élogieuses de la presse française, toutes tendances confondues, du Figaro à Télérama (qui dénonce au passage la “politique d’extrême-droite” de Nétanyahou)… Troublante unanimité ! Comme d’autres artistes israéliens prétendument “engagés”, Amos Gitaï appartient à cette catégorie d’Israéliens qui ne voient que par le regard de l’Autre, fût-il l’ennemi, et dont toute l’oeuvre est entièrement mise au service d’un narratif et d’une politique hostile.

 

 


 

Derrière le discours convenu sur la “paix”, la “reconnaissance” (qui n’existe pas en réalité, comme l’atteste le récent accord Fatah-Hamas), ou les “droits des Palestiniens”, se cache une réalité plus banale et terre-à-terre. Gitaï apporte au public français et européen ce qu’il veut entendre et il reçoit en contrepartie les prix et le financement de la France et de l’Europe. Comme le souligne le site InfoEquitable, son film a reçu “le soutien public de l’Etat français à travers une coproduction par France Télévisions et un soutien du Centre national de la cinématographie, dépendant du ministère de la Culture”. Son oeuvre cinématographique, très discutable du point de vue de ses qualités artistiques, n’est pas autre chose qu’une entreprise de parti-pris, au service de la politique anti-israélienne de l’Europe. En réalité, Gitaï n’est peut-être pas tant un artiste et un créateur israélien apprécié des Européens, qu’une figure d’origine israélienne adulée et phagocytée par l’Europe, une créature européenne en quelque sorte…

 

Il passe la plus grande partie de son temps en dehors d’Israël (à Paris). Ses films sont coproduits, diffusés et primés principalement en France (où il avait été nommé Officier dans l’ordre des Arts et des Lettres, peu de temps avant de recevoir sa Légion d’honneur…). Ses amis s’appellent Jérôme Clément (ex-patron d’ARTE) ou Jean-Michel Frodon (critique de cinéma). Sa co-scénariste est française. Les Cahiers du Cinéma lui ont consacré deux numéros spéciaux. A en croire la liste impressionnante des livres et articles en français qui traitent de Gitaï et de ses films, on pourrait croire qu’il s’agit du plus grand cinéaste israélien ! Rien n’est plus éloigné de la réalité.

 

Une monographie avantageuse sur son oeuvre, présentée comme “l’exploration d’une oeuvre ouverte à la complexité du monde…” a été publiée par les éditions Gallimard. Il est la coqueluche des critiques de cinéma et des journalistes avides d’écouter un Israélien dénoncer les “exactions” de l’armée et la politique du “gouvernement israélien le plus à droite de l’histoire d’Israël…” Amos Gitaï est ainsi devenu, avec le soutien actif (financier et artistique) de ses producteurs français, une sorte de ventriloque qui déclame au public français le discours qu’il aime et répète, comme un triste perroquet, les slogans de la doxa anti-israélienne actuelle.


 

 


 

Dernière remarque : Amos Gitaï a combattu pendant la guerre de Kippour. Cette expérience traumatisante l’a marqué durablement, comme tous ceux qui y ont participé. L’hélicoptère de l’unité de l’armée de l’air dans lequel il se trouvait fut abattu par un missile syrien et un des soldats fut tué. Cette expérience le décida, selon son témoignage, à se consacrer au cinéma. Un autre cinéaste, plus jeune que Gitaï, Shmuel Maoz, a également connu une expérience de la guerre - celle du Liban en 1982 - qui a déterminé sa carrière. Mais, fort heureusement, tous les Israéliens qui ont combattu en 1973, en 1982 ou pendant les nombreuses guerres d’Israël ne sont pas devenus, à l’instar de Maoz et Gitaï, des dénonciateurs patentés de l’armée et de la politique israélienne.

Pierre Lurçat


 

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Mon interview sur Radio Qualita concernant le discours du président Rivlin et la proposition d’adopter la “Loi française” sur l’immunité du chef d’Etat.

October 26 2017, 07:23am

Mon interview sur Radio Qualita concernant le discours du président Rivlin et la proposition d’adopter la “Loi française” sur l’immunité du chef d’Etat.
L’édito du 25 octobre 2017 – L’ingérence de la cour suprême
 

October 25, 2017

 
 

« La Cour Suprême s'implique trop souvent dans l'activité parlementaire et même Réouven Rivlin avait critiqué cette ingérence lorsqu'il était président de la Knesset. »

Pierre Lurçat, juriste, était en studio pour parler de l’actualité légale israélienne au micro de Daniel Haïk.

  

 

 

 

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La fin de la “Mamla’htiout”, ou bien la fin de l’hégémonie de la gauche ?

October 24 2017, 15:11pm

Posted by Pierre Lurçat

La fin de la “Mamla’htiout”, ou bien la fin de l’hégémonie de la gauche ?

En proclamant, lors de son discours très remarqué à la Knesset, la fin de la “Mamla’htiout” - dont il a rendu le gouvernement responsable, le Président de l’Etat a sans doute lui-même enfoncé le dernier clou dans le cercueil de cette notion et de ce qu’elle représente. Mais avant de nous interroger sur les responsables de cette situation, il faut comprendre ce que signifie ce concept, difficilement traduisible en français.

 

Dans l’hébreu moderne, l’adjectif mamla’hti qualifie ce qui est officiel ou gouvernemental. On parle ainsi de “‘’hinou’h mamla’hti” pour désigner le secteur de l’enseignement public. Construit sur la même racine (qui découle du mot mamla’ha - le Royaume, comme dans l’expression biblique ממלכת כהנים “Royaume de prêtres”), le mot mamla’htiout désigne le caractère officiel d’un discours, ou d’une prise de position. Mais au-delà de ce sens évident, il faut aussi référence aux conceptions du premier Premier ministre israélien, David Ben Gourion.

 

Primauté ou neutralité de l’Etat ?

 

Aux yeux de Ben Gourion, comme le relate son biographe Avraham Avi-Hai, il importait, dans les premières années de l’Etat, de donner la priorité aux intérêts de l’Etat sur les intérêts partisans des différents courants politiques antagonistes. C’est au nom de cette conception de la Mamla’htatiout qu’il a ainsi défendu l’instauration d’un enseignement public unifié (subdivisé en mamla’hti et mamla’hti dati), au lieu de laisser chaque parti politique développer ses institutions éducatives.

 

Plus tard, le mot mamla’htiout en est venu à désigner la neutralité de l’Etat et de ses institutions, surtout après l’arrivée de la droite au pouvoir en 1977, faisant suite à 30 ans d’hégémonie du parti travailliste. De fait, la conception actuelle de la mamla’htiout repose largement sur les idées bien particulières de Menahem Begin en la matière. C’est au nom de sa conception de la démocratie et de la neutralité de l’Etat que ce dernier a en réalité laissé inachevé le “Ma’apa’h” - le bouleversement politique qu’a constitué sa victoire aux élections législatives de 1977.

 

La mamla’htiout, de David Ben Gourion à Menahem Begin

 

A de nombreux égards, en effet, l’abstention de Menahem Begin de mettre fin au pouvoir hégémonique de la gauche dans des secteurs importants de l’administration - justifié par ses idées politiques très généreuses et son respect outrancier des règles formelles du fonctionnement des institutions - a engendré une situation paradoxale, dans laquelle la gauche a continué d’assumer le pouvoir dans de nombreux secteurs cruciaux de la vie publique (médias, Cour suprême, université…) alors même qu’elle était devenue minoritaire à la Knesset et dans l’opinion publique.

 

C’est précisément à cette situation absurde que l’actuel gouvernement entend mettre fin, et c’est dans ce contexte qu’il faut comprendre la déclaration du président Rivlin. En réalité, comme l’a montré la récente décision de la présidente de la Cour suprême de ne pas assister aux cérémonies officielles (mamla’htiout !) du 50e anniversaire de la Guerre des Six Jours, ce sont précisément les membres de l’opposition de gauche (auxquels le président Rivlin a joint sa voix) qui rejettent l’idéal de Mamla’htiout… Si la mamla’htiout a disparu, à qui en incombe la faute?

 

Pierre Lurçat

 

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Hannah Arendt et le combat pour une armée juive

October 21 2017, 19:28pm

Posted by Pierre Lurçat

Hannah Arendt et le combat pour une armée juive

 

“Le peuple juif commence pour la première fois à découvrir une vérité qu’il ignorait jusqu’à présent, à savoir qu’on ne peut se défendre qu’en qualité de ce au nom de quoi on a été attaqué. Un homme qui a été attaqué en tant que Juif ne peut pas se défendre en tant qu’Anglais ou que Français, sinon le monde entier en conclura tout simplement qu’il ne se défend même pas”

 

H. Arendt, “L’armée juive - le début d’une politique juive?”, Aufbau 14.11.1941


 

L’engagement d’Hannah Arendt en faveur de la création d’une armée juive pendant la Deuxième Guerre mondiale est beaucoup moins connu que la plupart de ses autres combats politiques. Le lecteur contemporain pourrait facilement être induit en erreur et croire que la philosophe juive allemande, dont l’aura n’a cessé de croître depuis le début des années 1960, s’est toujours opposée au sionisme et à l’Etat d’Israël, notamment à l’occasion de la fameuse polémique déclenchée par son compte-rendu du procès Eichmann, publié dans les colonnes du New Yorker puis sous forme d’un livre (Eichmann à Jérusalem), qui a suscité un intérêt jamais démenti depuis. Les choses sont éminemment plus complexes.

 

Cet engagement constitue, selon l’historien Walter Laqueur, la première fois où Arendt s’aventura dans le domaine de la politique, bien avant ses premiers écrits sur l’antisémitisme ou le totalitarisme qui lui vaudront sa renommée internationale. C’est pendant la guerre d’Espagne qu’elle aurait eu pour la première fois l’idée de revendiquer la création d’unités armées se battant sous un drapeau juif. Plus tard, elle fera de cette exigence un véritable leitmotive, dans plusieurs articles publiés entre 1942 et 1944, qui constituera “l’essentiel de son combat des deux premières années américaines” (1).

 

Avant de relater ce combat et de tenter de comprendre ses motivations profondes, il faut retracer brièvement comment Hannah Arendt a évolué, passant d’un intérêt pour les choses juives purement historique et théorique (dans le contexte de ses travaux sur Rahel Varnhagen, notamment), à une véritable conscience juive, ou plus exactement, à une conscience politique juive. La réponse se trouve dans la période 1933-1945. En effet, si les années passées en Allemagne auront été pour Arendt celles de sa formation intellectuelle et philosophique, la période française et américaine sera celle de son éducation politique. C’est en grande partie sous l’ombre grandissante du nazisme que la philosophe, dont la thèse portait sur “le concept d’amour chez Saint Augustin”, va se tourner vers les sujets de philosophie politique.

 

Le sionisme d’Arendt

 

La première étape de cette évolution est sa découverte du sionisme, qui a pris la forme de rencontres personnelles. Celle de Kurt Blumenfeld tout d’abord. Le dirigeant sioniste allemand, ami de sa famille devenu un ami personnel, lui confie au printemps 1933 la mission de rassembler des documents sur la propagande antisémite, ce qui lui vaut d’être brièvement arrêtée par la police avec sa mère. Libérée, elle décide de quitter l’Allemagne. La seconde étape se situe lors de son exil à Paris, où Arendt travaille pour deux organisations sionistes, tout d’abord au sein de l’association Agriculture et artisanat”, qui prépare les candidats à l’immigration en Eretz-Israël, puis dans le cadre de l’Alyah des Jeunes. C’est à cette occasion qu’elle effectue son premier voyage en Palestine, accompagnant un groupe d’adolescents juifs en 1935.

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Groupe de jeunes juifs allemands de l’Alyat Hanoar

 

Mais son expérience la plus marquante, pendant les années noires de la montée du nazisme puis de la guerre, sera celle de l’internement à Gurs, en mai 1940, après son arrestation à Paris et son passage par le tristement célèbre Vélodrome d’Hiver. La condition de réfugié, éprouvée par Arendt dans sa chair, est incontestablement un des facteurs qui la conduiront à réfléchir sur le totalitarisme, thème de son premier grand livre de l’après-guerre. Mais avant même de réfléchir sur les grands sujets de philosophie politique qui seront au coeur de son oeuvre, elle consacre plusieurs articles, écrits en pleine guerre, à la condition de réfugié, sur un ton personnel et autobiographique qu’on ne retrouvera guère dans ses écrits d’après-guerre.

 

Ainsi, écrit-elle en 1943 dans son grand article “Nous autres réfugiés” (2), “Nous avons laissé nos parents dans les ghettos de Pologne, et nos meilleurs amis ont été assassinés dans les camps de concentration, ce qui signifie que nos vies privées ont été brisées… C’est pourquoi nous abandonnons la terre et tournons nos regards vers le ciel. Ce sont les étoiles - plutôt que les journaux - qui nous prédisent la défaite de Hitler… Je ne sais quels souvenirs et quelles pensées hantent nos rêves nocturnes… Mais parfois j’imagine qu’au moins la nuit nous nous souvenons de nos,morts et des poèmes que nous avons aimés autrefois”.

 

Le “Nous” qui s’exprime dans ce texte poignant est assez rare sous sa plume, pour mériter d’être souligné. Comme le relève Pierre Bouretz, interrogée sur ses opinions politiques en 1972, Arendt répondait : Je n’appartiens à aucun groupe. Vous savez que le seul groupe auquel j’ai jamais appartenu était celui des sionistes. C’était bien sûr seulement à cause d’Hitler. C’était entre 1933 et 1943. Ensuite, j’ai rompu”. Cette réponse cinglante et laconique rappelle la réponse qu’elle fera à Gershom Scholem, qui lui reprochera de manquer d’Ahavat Israël (amour d’Israël) lors de la polémique consécutive au procès Eichmann : “Je n’éprouve d’amour que pour les personnes, pas pour les peuples…”

 

Entre 1940 et 1945, Hannah Arendt se considère donc comme une Juive engagée et sioniste. Chassée de son pays natal, séparée de sa famille et de ses proches, internée comme étrangère et privée de sa liberté (“concept fondamental de toute politique”, écrira-t-elle), elle va élaborer l’esquisse d’une pensée politique juive radicale, d’une logique implacable, dont elle tirera toutes les conséquences. C’est ainsi que se conçoit son projet d’armée juive, qu’elle va défendre avec constance pendant une large partie des années 1940-1945. Dans la deuxième partie de cet article, nous verrons comment Arendt se consacrera au projet d’armée juive, aux côtés d’organisations sionistes américaines, avant d’évoluer vers une attitude critique et de se séparer définitivement du combat sioniste.

 

Pierre Lurçat

 

Notes

1. P. Bouretz, « Hannah Arendt et le sionisme : Cassandre aux pieds d'argile », Raisons politiques, vol. no 16, no. 4, 2004, pp. 125-138.

2. Article paru dans The Menorah Journal, janvier 1943, puis repris dans The Jew as Pariah et en français dans La tradition cachée.

3. « On Hannah Arendt », in Melvyn A. Hill (éd.), Hannah Arendt: The Recovery of the Public World, New York, St. Martin’s Press, 1979, p. 334. Cité par P. Bouretz, « Hannah Arendt et le sionisme : Cassandre aux pieds d'argile ».

 

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Avi Gabaï et le parti travailliste : vers un retour de la gauche israélienne ?

October 18 2017, 11:56am

Posted by Pierre Lurçat

 

Les propos très commentés du nouveau dirigeant du parti travailliste, Avi Gabaï, selon lequel “une solution politique [au conflit] ne nécessite pas d’évacuer des localités” juives, ont suscité des réactions contradictoires. Comme le fait remarquer ce matin Haïm Shein dans les colonnes de Makor Rishon, la déclaration de Gabaï est comme un lointain écho des positions du “Mapaï historique” (acronyme signifiant “Parti des travailleurs d’Eretz Israël - מפלגת פועלי ארץ ישראל) créé en 1930. Beaucoup d’eau a coulé depuis sous les ponts du Jourdain et le parti travailliste actuel ne ressemble guère à son ancêtre d’autrefois.
 

 

Un des plus graves dommages causés par le processus d’Oslo - pendant le bref et dramatique intermède du retour de la gauche au pouvoir, entre 1992 et 1996 - aura été de porter un coup fatal à cette gauche d’antan, en l’entraînant dans une surenchère menée par des idéologues coupés des réalités du Moyen-Orient, qui ont réussi à imposer leurs conceptions radicales aux dirigeants du parti travailliste. Comme le relate Yigal Carmon, président de MEMRI et ancien conseiller de plusieurs Premiers ministres israéliens, dans un article passionnant sur l’histoire cachée des accords d’Oslo, Arafat, Yossi Beilin et Shimon Pérès ont amené Rabin à “transgresser tous les tabous et franchir toutes les lignes rouges”, en négociant avec l’OLP et en acceptant la création d’une entité arabe souveraine à l’ouest du Jourdain.

 


 

En imposant leurs vues au parti travailliste et à l’Etat d’Israël tout entier, les idéologues des accords d’Oslo n’ont pas seulement amené une catastrophe pour leur pays, dont le tribut sanglant versé sur l’autel de la “paix” n’est que l’aspect le plus visible. Ils ont aussi causé un préjudice quasiment irréversible au parti travailliste, phagocytée par son aile gauche, ce “camp de la paix” qui ressemble étonnamment aux “mouvements de la paix”, comme en connaissait l’ancien bloc soviétique. Une des nombreuses conséquences de ce bouleversement politique a été le désastreux épisode Kadima, qui s’est notamment traduit par la Deuxième Guerre du Liban.

 

L’élection d’Avi Gabaï - venu des rangs de la droite et apparemment soucieux de rapprocher son parti des couches populairs de l’électorat israélien - est peut-être le signe annonciateur d’un retour du parti travailliste vers les positions du Mapaï historique. A cet égard, Gabaï pourrait confirmer le mouvement de recentrage de la vie politique israélienne auquel on assiste ces dernières années. En abandonnant le discours convenu de la “solution à deux Etats”, les dirigeants des deux grands partis historiques d’Israël pourraient inaugurer un rééquilibrage de la vie politique israélienne, en ramenant au coeur du débat les questions cruciales - largement négligées depuis Oslo - qui touchent à la société et à l’économie israélienne.

 

Pierre Lurçat

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Bagats, la “Loi française” et la menace démographique - Trois observations sur la politique et l’actualité israélienne

October 16 2017, 14:20pm

Posted by Pierre Lurçat

La vie politique israélienne, qui ne s’est pas interrompue pendant la période des fêtes, a pris un coup d’accélérateur avec l’annonce très médiatisée de la police israélienne concernant les enquêtes en cours contre le Premier ministre Binyamin Nétanyahou. Cela fait certes des mois (des années?) que les médias israéliens annoncent régulièrement la chute prochaine du gouvernement en raison des enquêtes diligentées contre M. Nétanyahou… Plus intéressante que ces annonces répétées - qui relèvent largement de l’auto-persuasion - est l’information publiée aujourd’hui, selon laquelle la Knesset devrait examiner la semaine prochaine le projet d’introduire en Israël la “loi française” concernant l’immunité du Premier ministre en exercice. J’aurais l’occasion d’y revenir le moment venu.

 

Dans ce contexte, le récent jugement de la Cour suprême autorisant les manifestations hebdomadaires à proximité du domicile du procureur de l’Etat Mandelblit prouve une fois de plus - si besoin était - que la plus haute juridiction israélienne est tout sauf neutre et impartiale. Pendant des années en effet, la Cour suprême avait jugé que la liberté d’expression n’autorisait pas de manifester devant le domicile d’un fonctionnaire de l’Etat. De manière logique, elle estimait qu’on pouvait certes protester contre ses décisions en manifestant devant son bureau ou son ministère, mais que le domicile privé devait rester un sanctuaire hors d’atteinte.

 

Pour faire bonne figure, la juge Esther Hayot a prétendu que les manifestations kikar Goren à Petah-Tikva, où habite Avishai Mandelblit, étaient des “manifestations ordinaires”, car elles n’ont pas lieu exactement devant le domicile du procureur de l’Etat mais seulement à proximité… Au-delà de ce pilpoul peu convaincant, on retiendra surtout que la Cour suprême, et celle qui en sera la prochaine présidente, appliquent des critères sélectifs pour juger du bien fondé des manifestations politiques.

 

Tous ceux qui ont vécu la période des accords d’Oslo se souviennent en effet qu’il était souvent risqué de manifester sur la voie publique, où la police usait d’une force non mesurée pour disperser les manifestants, au prétexte qu’ils n’avaient pas obtenu d’autorisation ou que leurs manifestations constituaient un trouble à l’ordre public. A l’époque de la “Hitnatkout” (le retrait de Gaza), on a même vu la police arrêter préventivement (!) des autobus remplis de manifestants, au départ de Jérusalem et d’autres grandes villes, qui se rendaient à Sderot pour protester contre l’expulsion des Juifs du Goush Katif…

 

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Un risque de surpopulation juive en Israël ?

 

Boaz Haetsni rend compte dans les colonnes de Makor Rishon du livre d’Alon Tal, “La terre est pleine”. L’auteur est professeur à l’université Ben Gourion du Néguev et spécialiste de l’environnement. La thèse de son livre, iconoclaste, peut se résumer ainsi : si l’on ne prend pas conscience du danger de la surpopulation, Israël comptera d’ici 2050 15 millions d’habitants (dans les frontières de 1967, celles qu’Abba Eban qualifiait de “frontières d’Auschwitz”). Cette surpopulation entraînera de multiples conséquences négatives pour l’environnement, les infrastructures, l’économie, etc. Comme relève Haetsni, il est paradoxal de voir évoquer un danger démographique lié à la natalité juive, alors que pendant des décennies, la gauche israélienne a agité l’épouvantail de la démographie arabe, prétendant (à tort) que l’écart entre les taux de natalité juive et arabe obligeait à créer un Etat palestinien pour préserver la majorité juive de l’Etat d’Israël…

 

 

Le livre d’Alon Tal a au moins pour mérite d’enterrer une fois pour toutes l’argument démographique, dont des chercheurs comme Yoram Ettinger ont depuis longtemps montré le caractère fallacieux. Mais le problème que soulève ce livre est ailleurs. Si la natalité juive est effectivement en hausse (alors que celle des Arabes israéliens diminue), pourquoi vouloir limiter la population juive israélienne, comme le fait Tal, qui propose un “plafonds” de 10 millions d’habitants ? Ce malthusianisme juif est inquiétant et malvenu. En définitive, ce discours rejoint celui de tous ceux qui militent pour un Israël “Etat de tous ses citoyens” dans lequel les Juifs ne seront qu’un groupe ethnique parmi d’autres, et qui encouragent la dilution de l’identité juive.

 

Pierre Lurçat

 

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“Foxtrot” de Shmuel Maoz : le cinéma et la tendance autodestructrice au sein de la culture israélienne

October 13 2017, 14:37pm

Posted by Pierre Lurçat

“Foxtrot” de Shmuel Maoz : le cinéma et la tendance autodestructrice au sein de la culture israélienne

Du cinéma israélien, on peut dire qu’il est la “pire et la meilleure des choses”, comme la langue selon Esope. Le film Foxtrot de Shmuel Maoz en est la parfaite illustration. Du point de vue purement cinématographique, il ne manque pas de qualités, tant du point de vue de la réalisation que de l’interprétation, celle de Lior Ashkenazi atteignant un nouveau sommet dans sa carrière déjà riche et variée.  Mais on ne peut évidemment s’arrêter là, en faisant abstraction de tout ce qui est dérangeant, négatif et antipathique dans ce film. Foxtrot s’inscrit en effet dans une tendance autodestructrice, présente depuis longtemps dans le cinéma - et dans la culture israélienne en général.

 

Cette tendance se caractérise par l’auto-flagellation et par la remise en cause de tout ce qui est considéré comme sacré dans notre pays. A cet égard, Foxtrot est très différent du premier film de Maoz, Lebanon, ou d’autres films israéliens sur l’armée, comme Infiltration, adaptation du beau roman de Yehoshua Kenaz par Dover Kosashvili. C’est en effet une chose de dénoncer les travers de la vie militaire, ou de montrer l’horreur de la guerre, thèmes universels et omniprésents dans le septième art. Mais c’est tout autre chose de présenter une vision largement caricaturale et mensongère de Tsahal, comme s’y emploie le dernier film de Shmuel Maoz.

 

 

Le thème essentiel de Foxtrot n’est pas tant l’armée ou la guerre, que celui des parents endeuillés et du “She’hol” - terme hébraïque qui n’a pas d’équivalent en français et désigne la situation des parents perdant un enfant, à la guerre ou ailleurs. Le film s’ouvre par l’annonce faite aux parents d’un soldat que leur fils est “tombé dans l’exercice de ses fonctions”, situation terrible et hélas bien connue des Israéliens. Mais derrière la caméra de Maoz, cette situation tourne à l’absurde, lorsqu’on s’aperçoit qu’il y a eu une erreur sur l’identité du soldat mort. Le film s’emploie alors à dépeindre de manière négative l’armée dans son ensemble, et la rabbanout tsvayit (rabbinat militaire) en particulier.


Dans la deuxième partie du film, on voit ainsi quatre soldats ayant pour tâche ubuesque de contrôler un barrage situé au milieu de nulle part, et de tuer le temps par toutes sortes de jeux plus ou moins futiles, qui humilient les rares passagers de véhicules arabes passant par là et finissent par tuer - par erreur - quatre jeunes Arabes palestiniens dans une voiture. La fin du film, malgré un rebondissement et un tour plus optimiste, ne dément pas l’impression générale et le sentiment d’inutilité et de dérisoire qui empreint l’ensemble du film. Dans une scène révélatrice, un des jeunes soldats demande à son camarade “Quel est le sens de notre combat?” et cette question - cruciale - demeure sans réponse. Ce message politique est au coeur du film et en constitue la quintessence.

 

Quel est le sens de notre combat?

 

Contrairement à ce que prétend Shmuel Maoz, le but de Tsahal n’est pas de garder des barrage inutiles et d’humilier des civils palestiniens, voire de les tuer. Notre armée se bat pour défendre son pays, contre des ennemis voués à sa destruction. Le quotidien de Tsahal n’est pas le “Désert des tartares”, ni “Apocalypse Now”, comme le fait croire le film de Maoz. On comprend la réaction de la ministre de la Culture, Miri Regev, ancienne porte-parole de Tsahal, qui a dénoncé avec raison la manière dont Foxtrot calomnie l’armée israélienne. Il n’est pas étonnant que ce film ait été primé à la Mostra de Venise, pour des raisons qui ne tiennent que très partiellement aux qualités artistiques de ce film.  On comprend aussi pourquoi Foxtrot a été coproduit par la France, l’Allemagne et la Suisse.

 

Miri Regev

 

L’intervention des pays européens dans le financement, ou dans l’encouragement (par des prix souvent généreusement dotés) de la culture israélienne se fait toujours dans un seul sens : dénoncer tout ce qui fait la force d’Israël (son armée, son identité nationale…) et renforcer les tendances à l’autocritique et à l’auto-dénonciation *. De ce point de vue, le film de Maoz ne fait que confirmer cette règle. J’ajoute que si le public israélien était plus friand du cinéma local - dont Foxtrot ne reflète qu’un visage très spécial et peu représentatif - les réalisateurs comme Shmuel Maoz ne seraient sans doute moins tentés d’aller chercher leurs financements, et leur inspiration, en Europe ou ailleurs.

 

Un cinéma de guerre engagé

 

En 1942, les meilleurs cinéastes américains de l’époque (John Ford, Frank Capra, John Sturges et John Huston, entre autres) s’engagèrent dans le combat contre le nazisme en mettant leur talent au service de la guerre des Etats-Unis contre les puissances de l’Axe. Certains des films réalisés dans ce cadre ont été récemment réédités en France. Il ne s’agissait pas, comme une certaine doxa anti-américaine voudrait le faire croire aujourd’hui, de films de “propagande”, mais de l’expression artistique de la participation de ces grands cinéastes à l’effort de guerre contre le nazisme.

 


 

 

La comparaison avec le cinéma israélien est instructive. Au lieu de chercher leur inspiration dans les films américains sur la guerre du Vietnam, qui dépeignent une guerre cruelle et inutile, les réalisateurs israéliens pourraient revoir les films américains engagés des années 1940. Car la guerre d’Israël contre ses ennemis arabes est, contrairement à ce que voudraient faire croire Foxtrot et d’autres films du même acabit, une guerre juste. Le cinéma israélien - dont la qualité est bien supérieure à ce qu’en reflètent les oeuvres partisanes de Shmuel Maoz ou d’Amos Gitaï, attend toujours son Capra et son Ford.

 

Pierre Lurçat

 

* J’aborde ce thème dans mon livre La trahison des clercs d’Israël, à propos des écrivains israéliens pacifistes.

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Moscou, 1937 – l'enfance d'un physicien, par François Lurçat z.l.

October 11 2017, 07:25am


 urss,moscou,1937[N.B. Je publie ce récit inédit, à l’occasion du Yahrzeit de mon père, qui aurait eu aujourd'hui 90 ans. Il y relate son séjour à Moscou, en 1937, avec ses parents, alors qu’il était âgé de 10 ans. Son père, l’architecte André Lurçat, était venu à Moscou, centre d’attraction pour de nombreux architectes modernistes, sympathisants ou compagnons de route de l’Union soviétique 1Outre ses qualités littéraires, ce texte présente un intérêt historique en tant que témoignage sur l’URSS, en pleine période de terreur stalinienne, vue par un enfant.

"Les garçons de la classe sont formidables, ils n’ont peur de rien. Quand ils se battent dans les couloirs leurs nez pissent le sang par terre, le concierge vient éponger les petites flaques rouges en grommelant je ne sais quoi. Iraïda Fedotovna, l’institutrice, a dit à toute la classe : François est français, c’est un ami de l’Union Soviétique, vous devez l’aimer et le traiter en ami. C’est l’internationalisme : aujourd’hui, chez nous, c’est ainsi.

Quand on vient de Pologne et qu’on arrive à la frontière, à Niegoreloïe, on approche lentement d’un arc de triomphe en bois sur lequel on peut lire en vingt langues : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » Mes copains du Collège Sévigné, à Paris, ne comprendraient sûrement rien à cela. Mais il faut dire qu’ils étaient gentils. Les filles avaient la figure propre, je trouve cela plutôt mieux, pour des filles en tout cas. Les garçons étaient bien peignés et ne disaient pas de gros mots (j’en sais bien plus en russe qu’en français). Oui, mais ils ne savaient absolument rien. Mademoiselle Demalprade nous faisait chanter « Si tous les gars du monde », quand on connaît un peu la situation mondiale actuelle, il faut avouer que c’était plutôt niais. Même Jean Rosselli ne devait pas être très au courant, pourtant les types de l’OVRA2, les hommes de Mussolini ont tué son père 3 à Bagnoles-de-l’Orne, ils l’ont laissé mort sur le bord de la route. Ici j’ai appris que les ennemis de l’URSS ont tous partie liée avec les fascistes allemands et italiens.

urss,moscou,1937

Heureusement dans la classe tout le monde est pour le pouvoir soviétique, et la maîtresse aussi. En fait je ne connais qu’un ennemi, et encore je suis sûr qu’elle se tient tranquille, c’est Kouprianova, celle qui garde les gosses. Avec sa jupe et son paletot noirs tout râpés, un peu poussiéreux, elle a une drôle d’allure. Les ennemis, on les a liquidés comme classe, ça se dit comme ça. Elle aime parler toujours du vieux Moscou d’avant octobre. Il paraît que les traîneaux glissaient gaiement le soir sur la neige, et la misère du peuple elle s’en fout, elle ne comprend rien. De toute façon la chanson sur la jeunesse, une de mes préférées, dit qu’aujourd’hui chez nous chacun est jeune, dans notre jeune et magnifique pays.

 

Avant-hier pendant le cours de russe (pour la centième fois sur le o non accentué), Tolia est sorti par la fenêtre qui donne sur les toits. C’est sûrement le meilleur coureur de la classe, il a attrapé un pigeon et lui a tordu le cou. Iraïda Fedotova écrivait au tableau, en se retournant elle a vu que Nina et Vitia (mon copain Vitia Kaplan) regardaient par la fenêtre, elle a suivi leur regard… Elle n’était pas contente du tout.

urss,moscou,1937Valia, notre bonne (on dit « travailleuse domestique »), a les joues rondes et les yeux gais, je l’aime bien. Maman dit souvent qu’elle est aussi gamine que moi, mais en fait elle a vingt ans. Elle adore les couleurs, elle porte un béret vert pomme sans doublure et un paletot vermillon qui a l’air assorti à ses joues. Elle arrive triomphalement dans ma chambre : François, j’ai une nouvelle chanson pour toi. C’est elle qui me les apprend, sauf celle sur la Révolution qu’on chante en classe. Aujourd’hui elle avait celle des Enfants du capitaine Grant, le film d’après Jules Verne (elle dit Jioul’ Viern, c’est drôle !). Le refrain dit : « Souriez, capitaine, souriez : le sourire c’est le pavillon du navire ! » Et le capitaine sourit, même quand il fait naufrage au milieu des requins, ou encore quand il tombe amoureux comme un simple gamin. Tout cela me plaît formidablement. Comme a dit Staline : « La vie est devenue meilleure, camarade, la vie est devenue plus joyeuse ! »

Le type en chaussures de ville que j’ai vu se jeter dans la Moskova était peut-être un ennemi, lui aussi. J’ai vu quand on l’a repêché, il avait l’air mort. Ces histoires avec les ennemis sont assez compliquées : il y a un ami de Papa et Maman, un journaliste qui venait souvent à la maison, ils riaient tous et parlaient très fort en fumant. Il vient d’être arrêté, probablement pour espionnage ou sabotage, quelque chose comme ça. Papa et Maman faisaient une drôle de tête quand ils l’ont appris, j’ai voulu qu’ils m’expliquent mais ils m’ont carrément envoyé promener, comme si j’étais un de ces petits enfants bien polis qui ne comprennent rien. Ça m’a un peu vexé, mais c’est la vie. L’autre soir ils ont fait une grande fête en l’honneur d’un de leurs amis français qui vient de recevoir l’autorisation de sortir pour rentrer à Paris, c’était drôle mais un peu bruyant.

 

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André Lurçat à Moscou

Papa avait fait une grande Tour Eiffel ajourée en papier blanc, jamais je ne saurai faire de si beaux découpages. Il avait aussi affiché des mots d’ordre : « Gare au formalisme ! », c’est pour se moquer des discours officiels sur les arts, mais je trouve qu’ils ont le droit parce qu’ils sont des vrais amis de l’Union soviétique. Et aussi : « Tu le reverras Paname ! », on dirait presque que pour eux cela ne va pas de soi. Papa dit tout le temps : « Mais ce qu’ils sont cons ! », il a son air furieux, et pourtant je crois que Maman et lui sont contents, on dirait que pour eux c’est les grandes vacances, ou plutôt que c’est tous les jours dimanche (ici on a une semaine différente avec cinq jours numérotés, le sixième s’appelle le jour de repos), et qu’ils jouent à un grand jeu de piste, avec embuscades et prises de foulards, comme on faisait aux louveteaux à Paris…

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(ci-contre : portrait d'André Lurçat par Robert Doisneau)

Moi aussi je suis content. L’année dernière on était rentrés en France pour les vacances, c’était formidable, il y avait le Front populaire, Papa et Maman sont pour. Dans les autobus il y a la première et la deuxième classes, moleskine rembourrée contre bois jaune verni brillant. Ils disaient pour m’expliquer : tu sais bien qu’elle n’est pas encore faite ! – Qui, elle ? – La Révolution ! Dans les manifestations on criait : « Des avions, des canons pour l’Espagne ! » et on collectait du lait pour les enfants des combattants républicains, il y a eu un gala, et Lolita qui dansait en solo sur la scène, on aurait presque cru qu’elle était déjà une jeune fille, sauf qu’il lui manquait une dent de devant.

Ici les garçons et les filles croient qu’ils savent tout sur la France, que le peuple (français) est dans la misère, et tout le reste. Je ne veux pas leur dire que chez Tante Ise qui est couturière à Néris et qui n’a pas beaucoup d’argent, on mange une cuisine délicieuse et bien meilleure que ce qu’on mange ici au restaurant, parce qu’ils croiraient que je suis un ennemi, ils sont très chatouilleux là-dessus, alors va pour la misère… Ils sont très enthousiasmes, on se dit tout le temps les uns aux autres « rebiata », c’est un peu comme « les enfants » sauf qu’on est plus grands, ou « les gars », sauf qu’on le dit aussi aux filles. Ils disent à tout propos « c’est mondial ! » comme en français « c’est chouette ! ». Il y a une nouvelle usine de roulements à billes, ils ont tous des petites roues en acier bien brillant qui tournent doucement sur leur axe, comme sur mon vélo à Paris, Vitia m’en a donné une, c’est un vrai copain…

 

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Soviet utopia: Proposal for Krasnoiarsk, the “red city” (1931)

 

Les gars font tourner leur roue dans leur poche pendant la classe, encore une occasion pour Iraïda Fedotovna de se fâcher, ils disent : « La technique, c’est mondial ! ». Ceux qui sont plus vieux ont le droit d’adhérer à l’Ossoaviakhim, c’est une société pour se préparer en cas de guerre, il y a « aviation » et « chimie » dans le nom. Moi je suis trop jeune, mais je suis déjà pionnier, il y a eu une cérémonie formidable pour ma prestation de serment, j’ai juré d’être fidèle au prolétariat, ma voix s’étranglait un peu, j’ai toujours été sérieux avec les serments, j’en connais à Paris qui ne peuvent pas en dire autant, mais c’est une autre histoire.

 

En fait je trouve que pour l’atmosphère ici c’est un peu comme dans Les garçons de Tchékhov que je viens de lire, sauf que c’est juste le contraire. Dans Tchékhov les deux garçons veulent partir pour l’Amérique, ils font des préparatifs très sérieux, avec cartes géographiques, et finalement ils se font pincer à  la gare de leur petite ville. Maintenant, chez nous (je veux dire ici), il n’y a plus à rêver d’évasion, parce qu’elle est là, elle s’offre à nous tous les jours, dans la vie concrète comme dit Iraïda Fedotovna. La chanson des aviateurs, avec son refrain « Toujours plus haut, plus haut ! », le dit : « Nous sommes nés pour faire du conte une réalité ». Et la chanson sur la jeunesse, que Valia chante si bien, dit qu’on peut être un komsomol ardent et soupirer après la lune tout un printemps. Je lui ai demandé ce que ça voulait dire, ses joues sont devenues encore plus rouges et elle m’a dit : « Etre amoureux ». Comme le capitaine avec son sourire ! Moi, si je devais être amoureux, ça serait probablement de Valia, elle me plaît, mais je trouve qu’être amoureux c’est plutôt un jeu de cons.

 

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Affiche du film "les marins de Cronstad"

Le plus beau film que j’ai vu ici, c’est « Les marins de Cronstadt » 4, les contre-révolutionnaires ont failli l’emporter, ils avaient trompé des braves gens sans malice, en fait il faut toujours être vigilants parce qu’ils inventent chaque fois de nouveaux complots. Quand le commissaire politique avec sa veste de cuir est mort, il est étendu et on entend une musique vraiment formidable, c’est terrible ce qu’on peut être ému, j’en aurais presque pleuré. Il faut bien comprendre que c’est grâce à des héros comme lui que la Russie est sortie de la misère. Aujourd’hui, le jour de repos des jeunes comme Valia vont aux bains-douches, il n’y a que les vieilles babouchkas ignorantes avec leur tête ronde sous leur foulard qui vont encore à l’église. Kouprianova y va, je le parierais. Nous on a une salle de bains, maintenant qu’on habite à Brioussovski, mais c’est parce que Papa est un spécialiste étranger, comme ils disent, en fait il est architecte.

Il fait très chaud, bientôt nous rions à Zagarianka pour les vacances, dans une datcha. C’est un village pas loin de Moscou.

moscou,francois lurcat,1937En chimie j’en sais au moins autant que les types de l’Ossoaviakhim qui font leurs malins : Papa m’a acheté une boîte « Le chimiste amateur », sur la couverture de la brochure il y a un garçon avec sa cravate de pionnier, il ressemble à des copains, sauf qu’il est bien peigné, il tient avec une pince en bois une éprouvette dans la flamme d’une lampe à alcool. Demain je serai tout seul à la maison l’après-midi, j’en profiterai pour fabriquer de l’hydrogène, Maman dit qu’il y a des risques d’explosion, c’est normal que même une femme comme elle soit quand même un peu peureuse. J’aime le vocabulaire chimique en russe, les mots qui disent « acide sulfurique », « silicium », « étain » sont comme dans une chanson, est-ce qu’on pourrait parler de silicium dans une chanson en français ? Je ne comprends pas pourquoi l’oxygène s’appelle en russe « celui qui produit l’acide », et il paraît qu’en français ça serait pareil, pourtant dans l’acide chlorhydrique il n’y a pas d’oxygène alors ?

En fait la physique a l’air encore plus formidable que la chimie. D’ailleurs Pierre Auger, c’est un ami d’enfance de Maman, un type gentil, il doit mesurer pas loin de deux mètres, il est venu à la maison et on a discuté, il m’a même dédicacé sa brochure sur les rayons cosmiques, je la montrerai à Jean Rosselli et à François Angliviel à Paris, ce sont mes copains là-bas, ils n’écrivent pas ; donc Pierre Auger est physicien, la dédicace est « Au chimiste François, le physicien Pierre ». Il dit qu’en physique en ce moment il se passe des choses extraordinaires et que sûrement quand j’aurai l’âge il y a aura encore plus à découvrir. Je pense qu’il doit avoir raison,  mais quand je lui ai demandé des exemples de ces choses formidables en physique qui se passent en ce moment, il a dit qu’il fallait qu’il parle avec Papa et Maman.

Je suis allé tout seul à la librairie pour enfants de la Gorkova, Maman m’avait donné troismoscou,francois lurcat,1937 roubles, c’est une librairie où justement les enfants ont le droit d’aller seuls. J’ai acheté un livre formidable, et encore il m’est resté un rouble cinquante, le seul malheur c’est que je ne sais pas à qui en parler, même Vitia préfère les histoires d’explorateurs, il faudrait que j’aille voir Pierrot Pfeiffer mais lui il est complètement fou des animaux, si Jean Rosselli était là, ça serait bien. C’est le livre de M. Bronstein, Les rayons X, on ne dit pas le prénom de ce camarade Bronstein sauf que ça commence par un M, peut-être Mikhaïl 5. En tout cas il écrit drôlement bien, il faudrait que je demande à Iraïda Fedotovna la permission de le lire en classe au moins pendant les cours de russe parce que le O non accentué j’en ai par-dessus la tête, il paraît que c’est normal ici de travailler si lentement, Papa et Maman racontent en rigolant que dans les délégations qui vont voir les usines où il y a des travailleurs de choc ou d’élite, des  oudarniks et des stakhanovistes, les ouvriers français se marrent bien et disent entre eux que sans se fatiguer ils bossent deux fois plus vite à la boîte, ils disent ça avec leur accent parigot, ils sont drôles, mais ils n’en parlent pas aux camarades soviétiques parce qu’ils risqueraient de comprendre de travers. (A suivre)

 

Notes

1. Sur l’architecture moderniste et l’URSS, voir l’article de Ross Wolfe, “The Graveyard of Utopia: Soviet Urbanism and the Fate of the International Avant-Garde”.

2. Organizzazione per la Vigilanza e la Repressione dell'Antifascismo (OVRA; "Organisation pour la Vigilance et la répression de l’Anti-Fascism"), police secrète de l’Italie fasciste, fondée en 1927.

3. L’homme politique italien Carlo Rosselli, assassiné avec son frère Nello, par des Cagoulards agissant sur l’ordre de Mussolini.

 

4. « Les marins de Cronstadt », (titre original russe : Мы из КронштадтаMy iz Kronshtadta, en français : Nous venons de Kronstadt) est un film soviétique réalisé par Efim Dzigan en 1936.

5. Matvei Bronstein (photo ci-dessus), physicien, mari de l’écrivain Lydia Tchoukovskaïa, arrêté en 1937 (l’année où se déroule le présent récit), fusillé en 1939 et réhabilité en 1957. Voir la 3e partie du récit (à paraître).

 

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