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Dix livres pour comprendre le monde actuel - La nouvelle idéologie dominante, de Shmuel Trigano

September 20 2021, 09:17am

Posted by Pierre Lurçat

Dix livres pour comprendre le monde actuel - La nouvelle idéologie dominante, de Shmuel Trigano
 

La crise du Covid 19 a exposé au grand jour certains des paradoxes les plus marquants de notre société post-moderne et de ses travers. Citons, par exemple, l'exaltation permanente des droits de l'individu et la dénonciation des "atteintes aux libertés", qui vont de pair avec la fin proclamée du sujet et du libre-arbitre, annoncée depuis les débuts de l'ère post-moderne. Le livre de Shmuel Trigano La nouvelle idéologie dominante - paru en 2012 et récemment traduit en hébreu - permet de comprendre certains de ces paradoxes, en les inscrivant dans le cadre conceptuel du post-modernisme, considéré comme une "idéologie totale" au sens où l'entend le sociologue Karl Mannheim. Il s’agit en effet - en dépit de sa prétention à "déconstruire" toutes les idéologies politiques et les "grands récits" de l'ère moderne - d’une idéologie, qui se décline selon l'auteur à travers quatre grands pôles : "une physique, une métaphysique, une théologie et une épistémologie".

 

La “déconstruction du réel" qui fonde la métaphysique post-moderne consiste à défaire le lien reliant les mots aux choses qu'ils décrivent (1). Ainsi, explique Trigano, "le réel n'est plus qu'un texte',  de sorte que sa lecture ne le référe plus aux choses qu'il est censé représenter, mais à ses mots eux-mêmes… c'est le concept mène d'objectivité qui vacille" (p.  25). Cette déconstruction du réel est lourde de conséquences dans tous les domaines. Elle explique notamment pourquoi le discours médiatique actuel ne se soucie plus guère de décrire les faits réels, mais seulement de créer des événements, comme l'explique Éric Marty au sujet du conflit israélo-arabe (2).

 

Cette évanescence du réel, explique encore l'auteur, fait que "le 'monde' n'existe plus, puisqu'il y a rupture totale entre le signifiant et le signifié. La connaissance du réel - la science - se réduit ainsi au champ littéraire, privilégiant la compréhension en deçà du signifié (intention de l'auteur) et en l'absence de tout référent ou extériorité" (p.  26). Cette description permet de comprendre la confusion actuelle autour de sujets d'apparence triviale, tels que la vaccination ou le port du masque, qui donnent lieu à d'interminables polémiques. Au-delà de l'impuissance grandissante des États démocratiques, c'est en effet la notion même de vérité objective et le "common ground" de toute société viable qui sont remis en cause.

 

Quel est donc le nouveau "grand récit" autour duquel se décline la "théologie post-moderne”? Celui-ci se déploie selon Trigano "à l'intersection de trois cycles de narration : la déconstruction du Sujet, l'écologie profonde (Deep ecology) et l'apologie de l'autre, dont l'islam est l'expression centrale, crédité d'être la victime absolue d'un Occident criminel" (p.  72). Cette description succincte permet d'analyser toutes les variations actuelles de ce grand récit, sur des sujets aussi divers en apparence que le changement climatique (la nature étant devenue un objet politique à l'échelle planétaire), ou l'exaltation des droits des migrants et des étrangers, que l'auteur relié à la fascination pour l'islam des pères fondateurs du post-modernisme, à l'instar de Michel Foucault, un temps séduit par la révolution iranienne de Khomeyni en 1978-1979.

 PHILOSOPHY /// Radio Broadcast about Michel Foucault | The Funambulist

Foucault en Iran

La théologie post-moderne, dont le caractère religieux a souvent été relevé par différents observateurs (concernant la "religion des droits de l'homme" ou encore “l’église de la climatologie”, selon l’expression du  biochimiste Luis Gomez) donne également naissance à une eschatologie, qui repose selon Trigano sur l'espoir de voir naître une "humanité unie, (et) sur le rêve d'être partout chez soi", mais également sur celui d'une "humanité sans loi" (p.  75). Ces deux derniers éléments de l'idéologie post-moderne permettent de comprendre pourquoi le post-modernisme est fondamentalement hostile à Israël.

 

 

 

Il l'est à un double titre au moins. Israël, en tant qu'État-nation, est à la fois contraire au rêve d'une humanité unie (d'où le combat idéologique, à l'extérieur et au sein même de l'état juif, pour le transformer en "État de tous ses citoyens”, selon le slogan post-sioniste) et à celui d'une humanité sans loi. Sur ce dernier point, capital, l'auteur montre bien comment certains théoriciens de l'idéologie post-moderne (Antonio Negri, Alain Badiou ou Georgio Agamben) reprennent à leur compte la vieille théologie paulinienne et son hostilité à Israël, "dont ils orchestrent l'étonnant retour théologique et politique" (p. 78). Cet aspect, souvent ignoré ou minoré, est essentiel pour comprendre la continuité historique et idéologique entre l'antisionisme contemporain et le vieil antisémitisme à fondement religieux dans le monde chrétien et postchrétien (3).

 

Quelle base sociale pour l’idéologie post-moderne?

 

La seconde partie du livre est consacrée à l'analyse de la "base sociale" de l'idéologie post-moderne. Dans des pages lumineuses, l'auteur décrit la classe véhiculant celle-ci comme étant "à la fois en position dominante, voire hégémonique, et extérieure à la hiérarchie sociale". De quelle classe s'agit-il? Elle regroupe en fait plusieurs castes, dont les intérêts convergents sont servis par l'idéologie post-moderne : la classe de la finance nomade (4), la classe universitaire et la classe médiatique. Cette dernière est décrite de manière très convaincante comme incarnant les véritables "prêtres" de la nouvelle théologie à portée eschatologique décrite ci-dessus.

 

S'y ajoute la corporation juridique, particulièrement puissante en Israël où la Cour suprême est devenue le premier pouvoir (5). (On pourrait y ajouter encore la caste scientifique, largement enrôlée au service de l'idéologie dominante a travers le scientisme aujourd'hui triomphant (6)). Cette dernière partie du livre, particulièrement éclairante, permet ainsi de saisir l'articulation de nombreux phénomènes sociaux et politiques auxquels nous assistons depuis plusieurs décennies, qui s'inscrivent dans la vaste configuration idéologique et politique dont Shmuel Trigano décrit les ressorts profonds, pas toujours visibles au regard de l'observateur. Dix ans après sa parution, La nouvelle idéologie dominante s'avère être un ouvrage essentiel à la compréhension du monde actuel.

Pierre Lurçat

 

1. Comme l'a bien vu le poète Philippe Jaccottet : “Les joints des mots se rompent, certains sombrent, d’autres s’éloignent”. In : La semaison. Carnets 1954-1979, Gallimard 1984.

2. Je renvoie sur ce point à mon livre Les mythes fondateurs de l'antisionisme contemporain, éditions l’éléphant, Paris-Jérusalem 2021.

3. Notons que c'est un thème récurrent dans l'œuvre de Shmuel Trigano, déjà abordé notamment dans ses livres L’e(xc)lu : entre juifs et chrétiens ou La Nouvelle Question juive.

4. Concept qui rejoint l'opposition faite par David Goodhart entre les “anywhere” et les “somewhere” dans son livre paru en 2017, The Road to somewhere. Cette distinction a été reprise en Israël par Gadi Taub.

5. Je renvoie sur ce point à mon article “Comment la Cour suprême est devenue le premier pouvoir en Israël”, à paraître dans la revue Pardès.

6. Sur ce sujet, voir notamment François Lurçat, De la science à l'ignorance : essai, éditions du Rocher, coll. « Esprits libres », Monaco et Paris, 2003.

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Sarah, Eric, Alain et les autres… Lettre à trois Juifs inaccomplis, à la veille de Yom Kippour, Pierre Lurçat

September 15 2021, 10:08am

Posted by Pierre Lurçat

 

Dans quelques heures, le soleil descendra à l’horizon et tout notre pays sera plongé dans l’atmosphère incomparable de la Journée la plus sacrée du calendrier juif, Yom Kippour. Chez nous, en Israël, cette journée a - plus encore que les autres fêtes - une saveur bien particulière qu’on ne peut ressentir qu’ici, dans notre pays ancien-nouveau, sur notre grande et petite terre que le monde entier nous dispute et vers laquelle se tournent à chaque instant les yeux de tous… C’est le moment que je choisis pour m’adresser à vous, trois Juifs de France, trois “coreligionnaires” - comme on disait autrefois - expression désuète et trompeuse, car ce que nous partageons a peu à voir avec la “religion”.

 

 

Je commencerai par vous, Sarah. Lorsque j’ai entendu parler de vous dans les médias, et que j’ai lu votre déclaration, “Je suis de confession juive, mais je me sens de culture chrétienne. Chez moi, Charles Péguy est aussi important que la Torah…”, je n’ai pas tant été choqué qu’ému et aussi un peu attristé. Car voyez-vous, j’aurais pu dire la même chose quand j’avais 15 ans. J’ai grandi, comme vous, dans une maison où la culture française était bien plus importante que la culture juive. J’ai vibré en lisant les pages de Gaston Bonheur sur l’histoire de France, et je me suis identifié à ses héros, à Clovis et à Jeanne d’Arc, bien plus qu’à ceux de l’histoire d’Israël dont j’ignorais jusqu’au nom.

C’est pourquoi j’éprouve une certaine sympathie pour votre sincérité et pour votre parcours. Comme vous aussi, j’ai étudié dans les meilleures écoles et lycées parisiens, et j’aurais sans doute pu choisir moi aussi de faire carrière dans la fonction publique. Si j’ai pris une autre voie, c’est uniquement parce que j’avais assez jeune reçu le vaccin sioniste, qui m’a inoculé contre la maladie de l’assimilation et de l’exil. Je me souviens encore de l’émotion ressentie, à vingt ans, en lisant les mots toujours actuels de Theodor Lessing, philosophe juif allemand qui parlait de ces “Jeunes Juifs qui préfèrent embrasser des carrières judiciaires ou littéraires… au lieu de porter des pierres sur la route de Jérusalem” (1). La première fois que j’ai lu son livre-testament, j’ai su immédiatement que telle serait ma vocation, et que j’irais - tout comme mon grand-père, le Haloutz - “porter des pierres” sur la route de Jérusalem, où je vis depuis bientôt trente ans.

 


Mon grand-père, Joseph Kurtz

Je comprends que vous ayiez fait le choix inverse, et je souhaite que vous réussissiez dans vos entreprises, sans toutefois oublier que vous êtes une “Bat Israël”, une fille de notre peuple. En lisant le nom de Péguy, j’ai évidemment pensé à un autre de nos “coreligionnaires”, Alain Finkielkraut. Modèle de l’assimilation judéo-française, fils d’émigrés venus de Pologne comme mes grands-parents, qui est entré à l’Académie française. Qui n’a pas été ému en écoutant votre discours, Alain, dédié à vos parents et grands-parents, en vous entendant évoquer votre “nom à coucher dehors, (qui) est reçu aujourd’hui sous la coupole de l’institution fondée, il y aura bientôt quatre siècles, par le cardinal de Richelieu”... Moi aussi, cher Alain, j’ai comme vous “appris à honorer ma langue maternelle qui n’était pas la langue de ma mère” et le nom de Richelieu évoquait bien plus de souvenirs à mon oreille (les romans d’Alexandre Dumas qui ont enchanté mon enfance) que ceux du roi David ou du prophète Jérémie… 

 

Mais je suis bien conscient de la tragédie que cela représente, pour moi, et pour notre peuple. Que des enfants juifs de Paris, de New York ou de Moscou grandissent loin de notre tradition, de notre histoire et de notre peuple, voilà la tragédie, qui a pour nom assimilation… Quand je lis sous votre plume, que “J’ai découvert que j’aimais la France le jour où j’ai pris conscience qu’elle aussi était mortelle, et que son « après » n’avait rien d’attrayant”, je ne peux évidemment que souscrire à cette déclaration d’amour. Je ne fais pas partie de ceux qui ont quitté la France comme on quitte un navire en perdition. Non! J’ai suivi avec inquiétude, depuis trois décennies, le long enfoncement de mon pays d’enfance dans le marasme politique et idéologique où elle se trouve aujourd’hui plongée. J’ai même écrit quelques livres pour éclairer mes anciens compatriotes sur les dangers de l’islam politique. 



 

 

Je partage donc votre inquiétude et votre amour, cher Alain. Mais j’ai depuis lors renoncé à l’illusion de croire que c’était à nous, Juifs, qu’il appartiendrait de sauver la France contre ses démons et d’être en quelque sorte les derniers Français de France… Et cela m’amène à vous, Eric. Je suis votre engagement avec intérêt et je n’éprouvais pas jusqu’à récemment la répulsion que votre nom provoque chez certains. Que vous soyez un patriote français ne me choque pas du tout. Après tout, quitte à rester en France, autant que cela soit avec conviction et avec la volonté de tout faire pour que ce pays reste fidèle à son histoire et à ses traditions. 

 

Là où je ne vous suis pas, c’est lorsque vous vous identifiez totalement et sans réserve à cette histoire et à ces traditions, sans voir ce qu’Alain déclarait en entrant sous la Coupole : “C’est de France, et avec la complicité de l’État français, que mon père a été déporté...Le franco-judaïsme a volé en éclats,  les Juifs qui avaient cru reconnaître dans l’émancipation une nouvelle sortie d’Égypte, ont compris qu’ils ne pouvaient pas fuir leur condition”.  (Si seulement l’auteur de ces paroles en avait tiré toutes les conséquences…)

 

 

J’ai été choqué comme tout Juif qui se respecte par votre dernière sortie et par vos paroles malencontreuses, dans lesquelles vous faites reproche aux familles Sandler et Monsonego d’avoir enterré leurs enfants assassinés en Israël. J’ai repensé en lisant vos phrases choquantes aux mots de Péguy, ce grand Français que vous trois, Eric, Alain et Sarah, lisez et appréciez ; “Heureux ceux qui sont morts pour une terre charnelle, mais pourvu que ce fût dans une juste guerre”... Ces mots qui me touchent comme vous n’évoquent pas pour moi les morts de Sedan ou de Verdun, mais ceux de Massada et de Tel-Haï. Ils m’évoquent un héros juif, Yossef Trumpeldor, qui a écrit d’autres mots impérissables : “Tov la-mout béad Artsénou”, “Il est bon de mourir pour son pays”.

 

Or voyez-vous, cher Alain, Eric et chère Sarah, s’il est bon de mourir pour son pays, encore faut-il ne pas se tromper de pays. Si les parents des enfants Sandler et de la petite Myriam Monsonégo ont choisi d’enterrer leurs enfants dans la terre d’Israël, ce n’était pas par mépris pour la France et son histoire, mais plus simplement parce qu’ils avaient compris dans leur chair ce que vous vous refusez tous les trois à admettre, en dépit de votre érudition et de vos écrits savants. L’histoire de France n’est pas la nôtre, sa terre n’est pas mienne et son avenir n’est pas celui du peuple Juif. 

 

 

Que vous ayiez choisi de croire au “Destin français”, cher Eric, et de servir la France par vos écrits, cher Alain, et par votre carrière, chère Sarah, ne peut effacer cette réalité que Lévinas et Jankélévitch connaissaient bien, il y a déjà de nombreuses années. On peut échapper au destin juif - vécu par certains comme un malheur - en voulant épouser l’histoire, la culture et le destin d’un autre peuple. On peut être un bon Juif français, et même devenir un “Français d’origine juive”, mais on ne peut, pour vous citer, cher Alain, échapper à “l’irrémissibilité de l’être juif” (2). On peut par contre, refuser le malheur juif pour choisir le “dur bonheur d’être Juif” (André Neher) et assumer librement sur notre Terre retrouvée la vocation juive et israélienne. Gmar Hatima tova.

Pierre Lurçat

1. In Th. Lessing, La haine de soi juive. Je cite de mémoire.

2. L’expression est d’Emmanuel Lévinas.

 

 

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Israël, État et religion : « En quoi la pensée de Jabotinsky est-elle pertinente aujourd’hui ? » (1)

September 12 2021, 07:46am

Posted by Pierre Lurçat

Israël, État et religion : « En quoi la pensée de Jabotinsky est-elle pertinente aujourd’hui ? » (1)

La conception de la religion de Jabotinsky permet de répondre à certaines des questions les plus brûlantes qui agitent le débat public en Israël depuis plusieurs décennies, et pour ainsi dire, depuis le début du sionisme politique.  Dans ce débat interminable qui revient, génération après génération, se poser en termes quasiment identiques et qui semble parfois constituer un des points de discorde les plus marquants de la société israélienne, certaines questions pourraient sans doute être résolues, ou tout du moins simplifiées, si l’on prenait la peine d’établir certaines distinctions essentielles, en s’inspirant des conceptions développées par Jabotinsky.

La première distinction, essentielle, est celle de la sphère privée et de la sphère publique[1].  Le constat que fait Jabotinsky dans son article De la religion est tout aussi valable aujourd’hui qu’à son époque : “Cela fait longtemps que nous aurions dû, nous autres Juifs, réviser notre attitude intellectuelle envers la religion… Une attitude positive envers la religion devra s’exprimer d’une manière différente. Par une manifestation positive, par exemple, lors des assemblées des congrès nationaux, des conférences et des assemblées élues – il faudrait qu’ils s’ouvrent par une cérémonie religieuse ; et peu importe que leurs membres soient croyants ou “non croyants”. Car ces démonstrations revêtent une signification plus profonde que la question des croyances individuelles, ou celle des doutes de l’individu[2].

En somme, ce que nous dit Jabotinsky est que la religion est plus importante pour la collectivité nationale que pour l’individu. Pourquoi ? Parce que, explique-t-il, “Ce qui compte est la manifestation d’une foi puissante et historique partagée par des milliers de personnes”. Cette affirmation touche à une question essentielle et  souvent mal comprise dans la pensée de Jabotinsky, qui a donné lieu à d’innombrables erreurs d’interprétation et accusations infondées. Citons, à titre d’exemple, un historien qu’on ne saurait soupçonner d’inimitié pour l’épopée sioniste, Georges Bensoussan. Dans son ouvrage monumental, Histoire intellectuelle du sionisme, il écrit ainsi que Jabotinsky “exalte le groupe et la nation dans lesquels l’individu se fond, en appelant à dépasser l’individu[3]. C’est sur le fondement d’une telle appréciation qu’on a pu accuser Jabotinsky de sympathies pour le fascisme italien, notamment après qu’il eut créé en Italie l’école navale de Civitavecchia, où  furent formés les premiers cadres de la future marine israélienne. Or cette affirmation repose tout entière sur un contresens.

En effet, Jabotinsky n’exalte jamais le groupe au détriment de l’individu, ni la collectivité au détriment de la liberté de conscience. Il pose lui-même la question, dans son autobiographie, de savoir qui doit avoir préséance, entre l’individu et la collectivité, entre l’autonomie de la personne et les exigences de la nation. Cette question est cruciale pour toute nation en voie d’édification, et on comprend donc que Jabotinsky se la soit posée. Sa réponse mérite d’être citée, tant pour éclairer la pensée de Jabotinsky que pour répondre à des questions toujours actuelles :

Au commencement, Dieu a créé l’individu : chaque individu est un Roi égal à son prochain. Il vaut mieux que l’individu pèche envers la collectivité, plutôt que la collectivité pèche envers l’individu. La société a été créée pour le bien des individus, et non le contraire ; et la fin des temps, la vision des jours messianiques – est le paradis de l’individu, un régime d’anarchie splendide – où la société n’a pas d’autre rôle que d’aider celui qui tombe, de le consoler et de le relever[4]. On comprend bien, en lisant ces lignes, que Jabotinsky est tout le contraire d’un partisan des régimes autoritaires, comme certains continuent de le penser, y compris parmi les historiens sérieux. Non seulement Jabotinsky abhorre l’autoritarisme et l’État totalitaire, mais il est en fait adepte d’un État minimaliste, dont la seule fonction serait de l’ordre de la protection sociale.

Comment cette conception de l’État et de l’individu se concilie-t-elle avec son idée du rôle de la religion dans l’existence nationale? La réponse est simple : la question des croyances individuelles relève de la liberté de conscience et appartient au domaine exclusif de l’individu, qui est roi, et nul ne peut empiéter sur ce domaine sacré. Mais dans l’ordre collectif, il est important de faire régulièrement la “manifestation d’une foi puissante et historique, dans le respect et l’obstination”. Les deux mots choisis par Jabotinsky ne l’ont pas été par hasard. Le respect est, nous l’avons vu, l’élément essentiel de sa conception du judaïsme. L’obstination, c’est une des qualités spécifiques au peuple Juif, le “peuple à la nuque raide” dont parle la Bible. Si l’on veut préserver les qualités spécifiques et la culture nationale propre au peuple Juif, il importe donc de manifester le lien entre le “judaïsme national” et le mont Sinaï, pour reprendre les termes de Jabotinsky.

Importance du judaïsme dans l’éducation

L’autre domaine – crucial – dans lequel il convient selon Jabotinsky de manifester une attitude positive envers le judaïsme est celui de l’éducation. Non pas par souci de prosélytisme, contrairement à ce que croient les adversaires de toute éducation juive – y compris en Israël – qui évoquent à tout bout de champ un prétendu risque de “coercition religieuse”. Non pour “susciter un enthousiasme artificiel envers la Tradition”, affirme Jabotinsky mais parce que “l’élève”, qu’il se conforme ou pas aux commandements religieux, “doit cependant connaître les coutumes (du judaïsme), tout comme il doit connaître l’histoire et la littérature, car les coutumes font partie tant de notre histoire que de notre littérature, et plus encore, elles font partie de l’âme de notre nation”.

L’idée qu’il faut enseigner le judaïsme en tant que culture peut paraître banale, après tout on enseigne aujourd’hui la Bible hébraïque dans les écoles israéliennes les plus laïques…. Rappelons que Jabotinsky a lutté très tôt et tout au long de sa vie contre le danger de l’assimilation. Mais il ne se contente pas d’affirmer que les coutumes juives font partie de la “culture générale” que tout élève juif doit étudier. Il va plus loin, en expliquant qu’elles “font partie de l’âme de notre nation”. Qu’est-ce à dire? Nous voyons ici que la question de la religion est indissolublement liée chez Jabotinsky à celle de la nation. Le judaïsme n’est pas seulement un ensemble de lois et de coutumes extérieures et une religion “légaliste”, dénuée de chaleur (comme l’ont décrite certains de ses adversaires, Kant notamment). Le judaïsme est l’âme de la nation juive, ce qui lui donne sa spécificité, sa “segoula” pour employer un terme hébraïque. Précisons que la segoula n’est pas chez lui l’apanage du peuple Juif. Elle existe en fait chez tous les peuples, car aux yeux de Jabotinsky – qui se dit “fou d’égalité” -, les peuples sont égaux comme les individus[5].

État juif ou État de “tous ses citoyens”?

            Abordons à présent une autre controverse, tout aussi actuelle, celle qui oppose aujourd’hui les partisans d’un État juif et démocratique à ceux d’un “État de tous ses citoyens”. Certains commentateurs ont voulu annexer Jabotinsky au camp libéral et “progressiste” – c’est-à-dire au camp de ceux qui sont favorables à un État dans lequel l’égalité entre tous l’emporterait sur l’impératif de préserver le caractère juif de l’État. Cette interprétation repose selon nous sur deux erreurs communes dans l’interprétation de sa doctrine. La première consiste à faire d’un élément accessoire le principal, par exemple en considérant que l’idée d’égalité – effectivement très présente dans la pensée politique de Jabotinsky  – doit l’emporter sur toutes les autres. Or, l’individualisme et l’égalité des hommes (“tout homme est un Roi”) doivent parfois, nous l’avons vu, s’effacer derrière d’autres impératifs, comme ceux de l’intérêt national en temps de guerre et de la préservation du caractère national.

            Aux yeux de Jabotinsky, la multiplicité des nations et des peuples est une bénédiction, idée très juive qu’il n’a pas trouvée seulement dans la Bible mais aussi dans sa réflexion théorique sur la “question des nationalités”. Il est certes, comme le relève un commentateur[6], persuadé que le monde évolue vers une internationalisation croissante (il envisage même l’apparition d’une langue internationale et soutient avec enthousiasme l’espéranto), mais il n’en demeure pas moins convaincu que les États-Nations doivent subsister, pour le bien de l’humanité.

            La deuxième erreur est l’anachronisme. Tout comme Herzl, Jabotinsky a parfois montré un optimisme excessif à certains endroits de son œuvre, par exemple lorsqu’il envisageait une parité entre Juifs et Arabes au sein des organes du gouvernement. Il serait ainsi tout à fait anachronique et erroné d’en faire un partisan d’un gouvernement juif qui s’appuierait sur un parti arabe irrédentiste, ne reconnaissant pas le caractère juif de l’État. Je cite ici ses écrits : “Dans des conditions normales, c’est-à-dire dans un pays où vivent deux ou plusieurs peuples cultivés, et qui est gouverné selon un régime parlementaire – il est légitime que le caractère national de la majorité marque en fin de compte son empreinte la vie de l’État tout entier”.

Importance du judaïsme pour l’État juif et pour le monde : le sionisme suprême

            Venons-en à l’élément le plus original de la conception de la religion et du judaïsme de Jabotinsky : celle qu’il a élaborée dans les dernières années de sa vie, dans la décennie qui va de 1930 à son décès prématuré, à New York, en 1940. Cette conception est aussi celle qu’il a exprimée dans la Constitution de la Nouvelle Organisation sioniste, fondée en 1935. Dans ses interventions au congrès fondateur de la N.O.S. et dans les résolutions adoptées par celles-ci, Jabotinsky donna libre cours à l’esquisse de sa nouvelle conception du rôle que devrait remplir la religion juive dans le futur État juif : [7]

            “L’objectif du sionisme est la rédemption d’Israël sur sa terre, la renaissance de sa nation et de sa langue et l’enracinement des principes sacrés de sa Torah dans la vie nationale, et par cela, la création d’une majorité juive en Eretz-Israël sur les deux rives du Jourdain ; la création d’un État juif fondé sur les libertés civiques et sur les principes de justice inspirés par la Torah ; le retour à Sion de tous ceux qui aspirent à Sion et la fin de l’exil. Cet objectif a préséance sur les intérêts de tout individu, collectivité ou classe sociale”. Cette résolution fut adoptée par les délégués du Congrès après l’intervention enthousiaste de Jabotinsky en sa faveur. Dans son discours, il affirma que “le Congrès fondateur (de la N.O.S.) devait également reformuler tant les relations entre la renaissance nationale et la tradition religieuse” et qu’il fallait accorder à la religion une place essentielle dans l’entreprise sioniste”, en expliquant qu’il avait changé d’avis sur ce sujet.

Il est important de noter qu’initialement, Jabotinsky avait voulu insérer dans la Constitution de la N.O.S un paragraphe évoquant “l’enracinement de la Torah dans la vie internationale”, mais qu’il avait dû faire marche arrière pour ne parler que de l’enracinement dans la Torah dans la vie nationale”. Comme il l’explique :

« l’État juif n’est que la première phase de la réalisation du sionisme suprême. Après cela viendra la deuxième phase, le retour du peuple Juif à Sion… Ce n’est que dans la troisième phase qu’apparaîtra le but final authentique du sionisme suprême – but pour lequel les grandes nations existent : la création d’une culture nationale qui diffusera sa splendeur dans le monde entier, comme il est écrit : ‘Car de Sion sortira la Torah’ ».

            Comment interpréter ces mots à la lumière de ce que nous avons exposé? Jabotinsky n’est pas devenu un Juif pratiquant. Il est demeuré toute sa vie durant le Juif libéral et laïque qu’il était depuis sa jeunesse. Mais il a compris que la tradition juive n’appartenait pas à un camp ou à un parti politique, qu’elle n’était pas seulement une enveloppe, une “structure” extérieure et une “religion”, mais qu’elle était l’âme du peuple Juif tout entier, et qu’à ce titre, elle devait être au cœur de la culture nationale qui allait refleurir dans le futur Etat juif dont il n’a pas vu le jour.

© Pierre Lurçat 

Questions autour de la tradition d’Israël : Etat et religion dans la pensée du Rosh Betar.
Editions de la Bibliothèque sioniste, Jérusalem 2021. En vente sur Amazon.


[1] Distinction fondamentale de tout régime politique moderne, qui a tendance à s’estomper dans les sociétés contemporaines, notamment du fait de l’apparition des réseaux sociaux et de leur emprise croissante.

[2] Voir supra, p. 43.

[3] G. Bensoussan, Une histoire intellectuelle du sionisme, Fayard 2012, p. 677.

[4] Histoire de ma vie, Les provinciales 2011, page 41.

[5] Ce qui ne l’empêche pas de préférer son propre peuple, sentiment naturel et tout à fait légitime à ses yeux.

[6] Aryeh Naor. In the Eye of The Storm, Essays on Ze’ev Jabotinsky. Edited by. Avi Bareli. Pinhas Ginossar. Tel-Aviv 2004.

[7] Cité par Eliezer Don Yehia, https://in.bgu.ac.il/bgi/iyunim/DocLib3/zeev3d.pdf 

 

A tous les lecteurs de VudeJérusalem, que l'année qui commence vous apporte joie et santé, 

CHANA TOVA

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Un événement éditorial : parution du livre de V. Jabotinsky, Questions autour de la tradition juive

September 1 2021, 09:22am

Posted by Pierre Lurçat

NB j'évoquais ce matin les rapports de Jabotinsky à la tradition juive au micro d'Olivier Granilic sur Studio Qualita.

 

Editions L’éléphant 

Paris-Jérusalem

 

COMMUNIQUÉ

Parution d’un recueil de textes inédits en français de Vladimir Jabotinsky, 

Questions autour de la tradition juive

 

La question des rapports entre État et religion ne cesse d’occuper le débat public, en Israël comme en France et ailleurs. Les conceptions de Jabotinsky sur ce sujet brûlant permettent de répondre à certaines des questions qui divisent la société israélienne depuis plusieurs décennies, comme la place de la religion dans la sphère publique et le caractère juif de l’État. Au-delà même de leur importance pour Israël aujourd’hui, ces questions interpellent le lecteur contemporain par leur actualité et par l’originalité du regard de Jabotinsky. 

 

Les textes ici publiés en français pour la première fois exposent les conceptions originales de Jabotinsky concernant la religion et les rapports entre le judaïsme et le futur État juif, à la création duquel il a consacré sa vie. Entre 1905 et 1935, Jabotinsky est passé d’une conception utilitariste de la religion et du judaïsme, considéré comme une “momie” et une structure purement extérieure - ayant permis au peuple Juif de conserver son identité nationale pendant les siècles de l’exil - à une conception beaucoup plus positive d’un judaïsme vivant, fondement spirituel essentiel au futur État juif.

 

 

 

Né à Odessa en 1880 et mort dans l’État de New-York en 1940, Vladimir Zeev Jabotinsky est une des figures les plus marquantes du sionisme russe. Écrivain, journaliste et militant infatigable, créateur du mouvement sioniste révisionniste et du Bétar, il a conquis sa place parmi les fondateurs de l’État d’Israël, entre la génération de Théodor Herzl et celle de David Ben Gourion. Théoricien politique extrêmement lucide, il avait compris la vertu cardinale pour les Juifs de se défendre eux-mêmes, et dès la Première Guerre mondiale, il obtint leur participation militaire sous un drapeau juif à l’effort de guerre des Alliés.

 

Questions autour de la tradition juive, précédé de État et religion dans la pensée du Roch Betar, traduction et présentation de Pierre Lurçat

 

Pour recevoir un service de presse, veuillez écrire à editionslelephant@gmail.com

 

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