Réformer l'islam ou le combattre ? Pierre Lurçat
(Article paru dans la revue Commentaire, été 2022)
L’islamisme est-il la “maladie de l’islam”, pour reprendre l’expression de l’écrivain tunisien Abdelwahab Meddeb, ou bien exprime-t-il l’islam authentique, comme le prétendent les islamistes qui se comparent aux “Compagnons du Prophète” ? Ou, pour poser la question autrement, Oussama Ben Laden et ses émules sont-ils de bons musulmans, fidèles aux enseignements de l’islam, ou au contraire des extrémistes qui ont perverti le message du Coran? Cette question déjà ancienne divise les spécialistes de l’islam contemporain. Mais elle n’intéresse pas seulement les universitaires et les islamologues, car son enjeu n’est pas purement théorique.
En effet, si l’islamisme est une hérésie et une déviance par rapport à l’islam authentique, il peut être combattu par tous ceux qui s’opposent à son projet dominateur, en Occident comme au sein des sociétés musulmanes. Et la guerre contre l’islam radical a de bonnes chances de s’achever par une victoire à plus ou moins long terme, comme celles menées contre le fascisme et le nazisme au 20e siècle. Mais s’il exprime l’islam authentique, alors nous sommes véritablement plongés dans un conflit de civilisation, qui peut durer encore pendant des décennies, voir des siècles, et dont l’issue demeure incertaine.
Le nouveau livre de Marie-Thérèse Urvoy apporte des réponses informées à cette question cruciale. Intitulé “Islam et islamisme, frères et ennemis ou frères siamois”, il va chercher la réponse au cœur du texte fondateur de l’islam, le Coran, marqué par une “ambiguïté initiale” que l’auteur qualifie de “tension interne au Coran entre visée spirituelle et ambition d’emprise sur le monde”. La vie même du Prophète permet de comprendre cette dualité. En effet, dans sa période mecquoise, celui-ci est persécuté et se considère comme victime, ce qui l’amène à prêcher la patience et le pardon des offenses. Plus tard, devenu un chef de guerre victorieux, il appelle au djihad physique contre les mécréants, proclamés ennemis de l’islam. L’orientation guerrière du texte coranique apparaît ainsi dans la fameuse Sourate 9, qui appelle au “combat dans le Sentier de Dieu”, expression promise à un brillant (et sanglant) avenir…
Cette transformation s’accompagne de celle d’une religion (dont le livre n’aborde pas la question, fort intéressante, des liens avec le judaïsme, que Mohammad a connu à la Mecque) en un “système juridico-politique militant”. Cette transformation est acceptée par tous, et la violence initiale est admise comme un “mal nécessaire”. L’islam se définissant dès l’origine comme une “communauté” (la fameuse Oumma), se pose la question de savoir qui en fait partie. Dès l’époque du Prophète, des tendances concurrentes se font jour au sein de la nouvelle religion. Ainsi, note l’auteur, apparaissent d’emblée l’opposition entre extrémistes et modérés et la compétence que s’octroient les premiers de proclamer “infidèles” ceux qui refusent de suivre le Prophète dans son hégire, le takfir. “La théorie islamique de la rébellion”, explique l’auteur, “essaie de concilier l’impératif de la communauté et celui de l’ordre”.
Dans un chapitre particulièrement instructif consacré à l’idée de réforme de l’islam, l’auteur montre comment la notion islamique de tajdid fait à la fois référence au renouveau (au sens de réforme) et à la restauration. Ce double sens paradoxal tient au fait que dans “selon la conception islamique de l’histoire, exprimée dès le Coran, tout l’essentiel pour l’homme a été donné d’emblée et l’histoire n’apporte jamais du nouveau que sous l’aspect d’une dégradation de cette plénitude initiale”. On comprend dès lors l’ambiguïté fondamentale, qui réside au cœur même du projet de “réforme islamique”, mené au tournant du 20e siècle par des penseurs comme Al-Afghani ou Abduh. Ceux-ci, loin d’avoir remis en question les dogmes fondamentaux de l’islam, lui ont simplement permis de s’adapter à la modernité et ont préparé le terrain pour l’apparition du mouvement des Frères musulmans et de ses différents épigones. Une autre différence essentielle tient à l’absence de magistère en islam, contrairement au christianisme. On comprend dès lors comment des musulmans, parfois de fraîche date, peuvent s’instaurer eux-mêmes comme “autorités” et prononcer des fatwas ou appeler au djihad.
“Violence de l’islamisme ou de l’islam lui-même ?”, interroge Urvoy. Le Coran lui-même comporte des versets guerriers et d’autres plus pacifiques, qui correspondent grosso modo aux deux périodes de la vie du Prophète évoquées ci-dessus. Mais la supériorité de l’islam est un pilier essentiel de la croyance musulmane. Un autre problème inhérent à l’islam est le fait qu’il n’admet pas la neutralité, et ne connaît guère l’esprit critique… Cela explique pourquoi les dissidents au sein du monde musulman actuel sont obligés d’abandonner leur foi, devenant ainsi des apostats.
Au terme de son analyse érudite et minutieuse, l’auteur répond à la question centrale du livre, en partant du constat que “islamistes et musulmans ordinaires ont le même appareil de références”. Elle rejette la notion d’un “islam des Lumières” – citant au passage les esprits les plus éclairés comme Averroès, partisan avéré du régime almohade fanatique, ou Ibn Khaldum, qui se fait l’apôtre de la terreur. Marie-Thérèse Urvoy ne propose pas de “solution”, mais son diagnostic est sans appel : “L’Occident [est] consumé par le doute sur les valeurs de sa civilisation, ravagé par ses divisions, dévasté par les idéologies d’importation et par celles cultivées par ses propres élites, avide de mythes exotiques – du bon sauvage hier au bon migrant aujourd’hui –, enfin miné par le multiculturalisme obsessionnel”. La force de l'islam/isme est aussi et avant tout la conséquence de la faiblesse de l'Occident.
Pierre Lurçat
Islam et islamisme, frères ennemis ou frères siamois, de Marie-Thérèse Urvoy, Artège 2021