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Dans la bibliothèque de mon père : La poésie et l’éclat du monde - à propos de Philippe Jaccottet

October 16 2020, 07:47am

Posted by Pierre Lurçat

 

Découvrir la bibliothèque de quelqu’un, c’est un peu pénétrer le secret de son âme. La bibliothèque de mon père n’était pas seulement l’endroit où il rangeait ses livres. C’était, plus encore, le jardin secret de ses passions multiples, qui se sont succédées au fil des ans. Il n’était pourtant pas un bibliophile, ni un lecteur obsessionnel (ou une “taupe monomaniaque”, selon l’expression d’Einstein qu’il citait parfois). Ses lectures étaient au contraire éclectiques, à l’image de ses multiples centres d’intérêt : science et histoire des sciences, littérature, histoire, philosophie, poésie…. Je pourrais citer, en repensant à ses nombreux livres, la devise de Térence : “Rien de ce qui est humain ne lui était étranger.”



 

“Rien de ce qui est humain ne lui était étranger” : François Lurçat z.l. (1927-2012)



 

A présent qu’il est parti dans le monde de Vérité, en me laissant une partie de ses livres, je retrouve en les lisant certains traits de sa personnalité et découvre des aspects de lui que j’ignorais. Par où commencer? Par les livres qui étaient sans doute ses compagnons les plus permanents et les plus intimes: je veux parler de la poésie. Une transaction secrète, le beau livre de Philippe Jaccottet (poète qu’il affectionnait particulièrement), s’ouvre par cet avertissement :”aucun de ces textes n’a été écrit pour les spécialistes de la littérature (toutes gens dont la science me confond)... mais pour d’éventuels amateurs de poésie”. Ces derniers mots ont été soulignés au crayon par mon père, qui faisait partie de ces amateurs éclairés de poésie, conçue pas tant comme un moyen d’échapper au bruit et à la fureur du monde qui nous entoure, que d’en saisir la vérité profonde.


A l’intérieur des limites de la vie

 

Scientifique de profession, devenu physicien par vocation (il a raconté dans un texte inédit, publié dans ces colonnes, comment il a découvert sa vocation précoce à l’âge de dix ans, alors qu’il séjournait à Moscou avec ses parents), il avait, à travers son amour de la poésie - qui remontait sans doute aux années de son enfance parisienne et moscovite - mis en pratique l’injonction exprimée par Jaccottet dans ses Eléments de poétique : “Ce que j’ai essayé de faire, ou ce que ma nature profonde a essayé de faire en moi, ç’a été que la poésie trouvât place, plus naturellement et plus discrètement, à l’intérieur des limites de la vie…” Oui, la poésie était pour mon père un élément indissociable de sa vie intérieure, une “transaction secrète” qui exprimait les mouvements les plus profonds de son âme.

 

Les mots qui suivent, eux aussi soulignés au crayon dans un recueil de textes de Jaccottet, traduisent bien ce que mon père avait sans doute cherché, et trouvé dans la poésie. “Le monde est-il trop atroce, trop beau? Ce qui apparaît alors, en tout cas, comme une évidence, c’est qu’aucune mesure, à cet égard, ne peut le mesurer. La science peut bien multiplier ses efforts, perfectionner à l’infini ses appareils : il y a un ordre d’expériences qui échappera toujours aux mesures dont elle dispose”. Dans un autre texte, Jaccottet explique ce qu’il reproche aux écrivains du “Nouveau roman” - et à Nathalie Sarraute en particulier - et livre au passage sa conception du rôle de la poésie, et de la littérature en général. “Ce que nous cherchons en fin de compte dans les livres, c’est précisément la grandeur, c’est non point à nous évader du monde, mais à mieux en voir, avec les ombres, l’éclat”.

 

“Un choix en faveur du monde” - Philippe Jaccottet



 

L’éclat du monde, Jaccottet et le rav Kook

 

Oui, c’est bien cet “éclat du monde”, selon l’expression parlante de Jaccottet (qui fait penser à la Kabbale) que mon père cherchait dans la poésie, mais aussi dans la peinture ou dans la musique, ou encore, toujours selon les mots de ce poète avec lequel il éprouvait une affinité particulière - que je n’ai comprise que des années après sa mort - “un choix en faveur du monde”. Cette manière d’envisager le rôle du poète et de l’écrivain, si peu conforme aux canons de notre époque, me semble rejoindre celle qu’avait envisagée le grand rabbin de la Palestine mandataire, Avraham Itshak Hacohen Kook (lui aussi auteur de poésie), dans sa vision de ce que pourraient devenir la littérature, et l’art hébraïque dans l’Etat juif renaissant sur sa terre retrouvée. 

 

Le rav Kook

 

Ainsi ce dernier, dans une lettre visant à encourager les membres de l’académie Betsalel nouvellement fondée à Jérusalem, affirmait sa certitude que “le sentiment esthétique, dès lors qu’il ne se prend pas pour une fin en soi, dispose à recevoir de très hautes lumières” (2). Que la réflexion du poète suisse de culture chrétienne coïncide avec celle du rabbin Kook n’aurait guère surpris mon père, qui avait embrassé le destin du peuple Juif en tant que Ben Noa’h - et dont la bibliothèque contenait aussi de nombreux ouvrages de pensée juive - et notamment le très beau livre Chirat Ha-chaïm (La poésie de la vie), de Yossef Ben Chlomo, publié en français sous le titre trop modeste d’Introduction à la pensée du rav Kook (3).

 

Délabrement des mondes

 

Un autre souci que mon père partageait avec le poète, était celui du “délabrement des mondes” et de la perte du lien entre les mots et les choses, entre le langage et le monde : “Comment te tiendras-tu dans ce délabrement des mondes - Le monde glisse, les saisons se dérobent… - Les joints des mots se rompent, certains sombrent, d’autres s’éloignent… - Qui peut encore parler si l’air lui manque ?” Dans ce souci exprimé par Philippe Jaccottet, je retrouve l’inquiétude profonde qui a conduit mon père à délaisser sa carrière de physicien, après sa retraite de l’université, pour se consacrer à la philosophie des sciences et à la question, cruciale à ses yeux, de l’intelligibilité des théories scientifiques et de leur rapport avec le monde qui nous entoure. Un autre poète avait exprimé - de manière peut-être encore plus aigue - ce souci qui l’animait : Yves Bonnefoy, auquel il avait consacré une étude intitulée “Yves Bonnefoy, le réel et la science” (4). Dans une conférence prononcée en 1958, Bonnefoy affirmait “identifier presque la poésie et l’espoir” et vouloir “réinventer un espoir”. Ailleurs, il écrivait, “Il y a un monde en face de nous, un monde plus vaste que la parole”. 

 

C’est précisément parce que des poètes (mais aussi des philosophes) portaient, bien plus que ses collègues physiciens - pour la plupart incapables de comprendre sa réflexion sur la science, cet espoir de retrouver le contact avec le monde réel - derrière sa description mathématique et scientifique - que mon père fondait lui aussi un espoir sur la poésie. Espoir non certes religieux - car il avait conservé, jusque dans sa critique la plus radicale du scientisme actuel, son esprit scientifique et rationaliste - mais espoir moral et spirituel, comme l’expriment les mots qui concluent le livre La transaction secrète de Philippe Jaccottet : “Une patience illimitée… le travail presque absurde, chaque matin repris, si possible, de changer le mal en bien, ou en moindre mal ; de réparer la demeure… Des graines pour replanter la forêt spirituelle”. יהיה זכרו ברוך

Pierre Lurçat

A suivre...

 

(1) Le livres de Philippe Jaccottet sont publiés aux éditions Gallimard.

(2) Cité par Catherine Chalier, L’appel des images, Actes Sud 2011, p. 28.

(3) Editions du Cerf 1992.

(4) Publiée dans la Nouvelle Revue Française, mai 1993 et reprise dans son livre La science suicidaire, Athènes sans Jérusalem, éditions F.X. de Guibert 1999

 

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Moscou 1937 - l’enfance d’un physicien (deuxième partie) - François Lurçat

October 12 2020, 07:54am


 

N.B. Je publie la deuxième partie de ce récit inédit, à l’occasion du Yahrzeit de mon père. Il y relate son séjour à Moscou, en 1937, avec ses parents, alors qu’il était âgé de 10 ans. Son père, l’architecte André Lurçat, était venu à Moscou, centre d’attraction pour de nombreux architectes modernistes, sympathisants ou compagnons de route de l’Union soviétique (1). Outre ses qualités littéraires, ce texte présente un intérêt historique en tant que témoignage sur l’URSS, en pleine période de terreur stalinienne, vue par un enfant. (Lire la première partie ici).


"Je suis allé tout seul à la librairie pour enfants de la Gorkova, Maman m’avait donné trois roubles, c’est une librairie où justement les enfants ont le droit d’aller seuls. J’ai acheté un livre formidable, et encore il m’est resté un rouble cinquante, le seul malheur c’est que je ne sais pas à qui en parler, même Vitia préfère les histoires d’explorateurs, il faudrait que j’aille voir Pierrot Pfeiffer mais lui il est complètement fou des animaux, si Jean Rosselli était là, ça serait bien. C’est le livre de M. Bronstein, Les rayons X, on ne dit pas le prénom de ce camarade Bronstein sauf que ça commence par un M, peut-être Mikhaïl. En tout cas il écrit drôlement bien, il faudrait que je demande à Iraïda Fedotovna la permission de le lire en classe au moins pendant les cours de russe parce que le O non accentué j’en ai par-dessus la tête, il paraît que c’est normal ici de travailler si lentement, Papa et Maman racontent en rigolant que dans les délégations qui vont voir les usines où il y a des travailleurs de choc ou d’élite, des oudarniks et des stakhanovistes, les ouvriers français se marrent bien et disent entre eux que sans se fatiguer ils bossent deux fois plus vite à la boîte, ils disent ça avec leur accent parigot, ils sont drôles, mais ils n’en parlent pas aux camarades soviétiques parce qu’ils risqueraient de comprendre de travers. 

La scène que je préfère dans le livre, c’est quand Roentgen est resté seul un soir dans son laboratoire, je crois que ça se passse en novembre 1895. Vers minuit, il se décide à rentrer chez lui, il a déjà éteint les lumières, il va fermer la porte et tout d’un coup il entend le tremblotement du rupteur de la bobine d’induction, il a oublié de la débrancher. Il avance à tâtons, il cherche l’interrupteur - et voilà qu’une lueur verte bizarre lui saute aux yeux. C’est un papier au platinocyanure de baryum qui se trouve là par hasard, et ce genre de lumière s’appelle de la fluorescence je crois. Roentgen coupe le courant : la lumière s’éteint. Il remet le courant : elle revient. Alors il décide de passer la nuit au laboratoire, d’ailleurs à la maison personne ne l’attend, et finalement il comprend que c’est la haute tension de son tube cathodique qui produit une espèce de rayonnement invisible et inconnu, il décide de l’appeler les rayons X parce qu’en mathématiques, il paraît que ce qu’on ne connaît pas,  on l’appelle X. Il découvre que ses rayons traversent le carton et le bois, mais pas le plomb, et toutes sortes de propriétés extraordinaires. Je trouve qu’il a eu beaucoup de chance, même s’il était seul à la maison et qu’avec sa barbe qui lui remontait jusqu’aux cheveux, il n’avait pas l’air très drôle, c’était peut-être la mode à cette époque. J’ai décidé que c’est cela que je ferai, essayer de découvrir de nouveaux rayonnements, et pour le nom qu’il faudra leur donner, je verrai à ce moment-là.


Wilhelm Conrad Röntgen

 

J’ai remarqué qu’on a écrit au début du livre: “Rédacteur, L. Tchoukovskaïa”, mais Maman qui s’y connaît dans ce genre de choses a dit qu’en français, ça ne s’appelle pas rédacteur, c’est la personne qui s’est occupée de préparer le manuscrit, pour qu’on puisse l’imprimer, en faire un livre, en tout cas je voudrais savoir si cette Tchoukovskaïa est parente avec Korneï Tchoukovski, l’auteur de ces poésies qui ne sont pas emmerdantes bien qu’elles soient faites pour les enfants, au contraire, elles sont drôles et très bien rythmées, et jolies, d’ailleurs ici tout le monde les sait par coeur, en fin je veux dire les Russes qui viennent chez nous, mais pour ce qui est de les traduire en français, macache bono comme disait Sahi, le fils de la cuisinière à la Réade, la colonie de vacances à l’île de Ré, on ne peut pas les traduire je crois, mais plus tard j’essaierai quand même, si j’ai le temps comme physicien.

Maintenant on est à Zagarianka, il fait chaud, j’aime ça, comme de juste il y a des adultes qui se plaignent qu’il fait trop chaud, des fois ils se baignent dans la rivière, ils sont tout nus, les hommes d’un côté et les femmes plus loin, on ne peut pas les voir. Le soir ils jouent au volley-ball dans le jardin d’une datcha tout près d’ici, il y a un grand type qui s’appelle Pasternak, il noue un mouchoir blanc sur sa tête avec quatre noeuds aux coins, je ne sais pas comment ça tient. Maman et Papa parlent de lui comme de quelqu’un de très bien, je vais tâcher de savoir ce qu’il fait. Les deux filles de la voisine s’appellent Nina et Tamara, leur mère les appelle pour le dîner, quand elles sont loin elle crie : “Ninou-ou! Tamarou-ou!” Je trouve cela très joli. On marche tous pieds nus, j’aime ça sur les chemins de terre où les aiguilles de pin ne font pas mal du tout, et je suis tondu à ras comme les autres garçons. 

 

“Un type très bien…” : Boris Pasternak

Il  y a un endroit qui est seulement pour les enfants, la plochtchadka, la petite place, le type qui s’occupe de nous à cet endoit-là est grand et sec avec un canotier sur la tête, on dirait un personnage de Tchékhov, mais il est résolument pour le pouvoir soviétique, il n’y a aucun doute là-dessus. Le soir, il y a déjà eu deux feux de camp, j’aime terriblement ça, je voudrais que ça ne finisse jamais parce qu’on chante, il n’y a pas de bruit et on discute sur le sens de la vie, chacun prend la parole à son tour, même les filles, on a la voix qui s’étrangle un peu mais on y va, c’est plus facile peut-être parce qu’on est dans le noir..."

*

*        *

Les mystères des prénoms de Bronstein et de Tchoukovskaïa et de l’identité de cette dernière, se sont dissipés bien plus tard, vers 1980. Lydia Tchoukovskaïa est la fille de Korneï Tchoukovski, l’auteur intraduisible et délicieux de poésies qui ressemblent à des nursery rhymes anglaises, et aussi de De deux à cinq, un livre sur le langage des enfants, je ne connais qu’une seule autre personne à qui les enfants racontent des choses aussi merveilleuses. Lydia Tchoukovskaïa est écrivain,  on a traduit et publié en français, à ma connaissance, trois de ses livres, en plus des Entretiens dont je parle plus loin. Elle a été longuement et savamment persécutée. On l’a exclue de l’Union des Ecrivains au motif d’un article de 1973 où elle défendait Pasternak contre les calomnies dont il a été abreuvé, à l’occasion de la réception de son Prix Nobel.

Quant à Bronstein, il se prénommait Matveï, il était physicien théoricien, professeur à l’université de Léningrad, mari de Lydia Tchoukovskaïa. J’ai appris cela dans les Entretiens avec Anna Akhmatova de Lydia Tchoukovskaïa, un livre étonnant à bien des égards. Arrêté en 1937, Mitia Bronstein a été fusillé en 1938 et réhabilité en 1957. Au moment où je m’enthousiasmais pour son beau livre, la “rédactrice” des Rayons X devait faire la queue à la prison de la Loubianka ou de quelque autre prison, dans l’espoir déraisonnable d’avoir de ses nouvelles et de lui faire remettre un colis.

 

Dans la traduction française des Entretiens, en face du dessin de Modigliani quireprésente Akhmatova, on lit ce qu’elle disait à Lydia le 9 août 1939: “J’ai lu le livre de votre mari (La substance solaire). Quel livre généreux! Je ne lis pas d’habitude ce genre d’ouvrage, mais là j’ai lu d’un trait, sans m’arrêter. Quel beau livre! Puis-je le prêter à Vladimir Gueorguievtich?”

Merci, Mitia Bronstein, d’avoir écrit ces livres généreux. Merci, Lydia Tchoukovskaïa, d’avoir préparé le manuscrit avec tant de compétence, d’avoir (j’imagine) corrigé les épreuves avec tant de soin: il me semble bien qu’il n’y a aucune faute. Et veuillez nous pardonner notre bêtise, vous deux et tant d’autres.

François Lurçat

La science suicidaire: Athènes sans Jérusalem (F. Lurçat Z'l) - JForum

François et Liliane Lurçat

 

Notes

1. Sur l’architecture moderniste et l’URSS, voir l’article de Ross Wolfe, “The Graveyard of Utopia: Soviet Urbanism and the Fate of the International Avant-Garde”.

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