Dans la bibliothèque de mon père : La poésie et l’éclat du monde - à propos de Philippe Jaccottet
Découvrir la bibliothèque de quelqu’un, c’est un peu pénétrer le secret de son âme. La bibliothèque de mon père n’était pas seulement l’endroit où il rangeait ses livres. C’était, plus encore, le jardin secret de ses passions multiples, qui se sont succédées au fil des ans. Il n’était pourtant pas un bibliophile, ni un lecteur obsessionnel (ou une “taupe monomaniaque”, selon l’expression d’Einstein qu’il citait parfois). Ses lectures étaient au contraire éclectiques, à l’image de ses multiples centres d’intérêt : science et histoire des sciences, littérature, histoire, philosophie, poésie…. Je pourrais citer, en repensant à ses nombreux livres, la devise de Térence : “Rien de ce qui est humain ne lui était étranger.”
“Rien de ce qui est humain ne lui était étranger” : François Lurçat z.l. (1927-2012)
A présent qu’il est parti dans le monde de Vérité, en me laissant une partie de ses livres, je retrouve en les lisant certains traits de sa personnalité et découvre des aspects de lui que j’ignorais. Par où commencer? Par les livres qui étaient sans doute ses compagnons les plus permanents et les plus intimes: je veux parler de la poésie. Une transaction secrète, le beau livre de Philippe Jaccottet (poète qu’il affectionnait particulièrement), s’ouvre par cet avertissement :”aucun de ces textes n’a été écrit pour les spécialistes de la littérature (toutes gens dont la science me confond)... mais pour d’éventuels amateurs de poésie”. Ces derniers mots ont été soulignés au crayon par mon père, qui faisait partie de ces amateurs éclairés de poésie, conçue pas tant comme un moyen d’échapper au bruit et à la fureur du monde qui nous entoure, que d’en saisir la vérité profonde.
A l’intérieur des limites de la vie
Scientifique de profession, devenu physicien par vocation (il a raconté dans un texte inédit, publié dans ces colonnes, comment il a découvert sa vocation précoce à l’âge de dix ans, alors qu’il séjournait à Moscou avec ses parents), il avait, à travers son amour de la poésie - qui remontait sans doute aux années de son enfance parisienne et moscovite - mis en pratique l’injonction exprimée par Jaccottet dans ses Eléments de poétique : “Ce que j’ai essayé de faire, ou ce que ma nature profonde a essayé de faire en moi, ç’a été que la poésie trouvât place, plus naturellement et plus discrètement, à l’intérieur des limites de la vie…” Oui, la poésie était pour mon père un élément indissociable de sa vie intérieure, une “transaction secrète” qui exprimait les mouvements les plus profonds de son âme.
Les mots qui suivent, eux aussi soulignés au crayon dans un recueil de textes de Jaccottet, traduisent bien ce que mon père avait sans doute cherché, et trouvé dans la poésie. “Le monde est-il trop atroce, trop beau? Ce qui apparaît alors, en tout cas, comme une évidence, c’est qu’aucune mesure, à cet égard, ne peut le mesurer. La science peut bien multiplier ses efforts, perfectionner à l’infini ses appareils : il y a un ordre d’expériences qui échappera toujours aux mesures dont elle dispose”. Dans un autre texte, Jaccottet explique ce qu’il reproche aux écrivains du “Nouveau roman” - et à Nathalie Sarraute en particulier - et livre au passage sa conception du rôle de la poésie, et de la littérature en général. “Ce que nous cherchons en fin de compte dans les livres, c’est précisément la grandeur, c’est non point à nous évader du monde, mais à mieux en voir, avec les ombres, l’éclat”.
“Un choix en faveur du monde” - Philippe Jaccottet
L’éclat du monde, Jaccottet et le rav Kook
Oui, c’est bien cet “éclat du monde”, selon l’expression parlante de Jaccottet (qui fait penser à la Kabbale) que mon père cherchait dans la poésie, mais aussi dans la peinture ou dans la musique, ou encore, toujours selon les mots de ce poète avec lequel il éprouvait une affinité particulière - que je n’ai comprise que des années après sa mort - “un choix en faveur du monde”. Cette manière d’envisager le rôle du poète et de l’écrivain, si peu conforme aux canons de notre époque, me semble rejoindre celle qu’avait envisagée le grand rabbin de la Palestine mandataire, Avraham Itshak Hacohen Kook (lui aussi auteur de poésie), dans sa vision de ce que pourraient devenir la littérature, et l’art hébraïque dans l’Etat juif renaissant sur sa terre retrouvée.
Le rav Kook
Ainsi ce dernier, dans une lettre visant à encourager les membres de l’académie Betsalel nouvellement fondée à Jérusalem, affirmait sa certitude que “le sentiment esthétique, dès lors qu’il ne se prend pas pour une fin en soi, dispose à recevoir de très hautes lumières” (2). Que la réflexion du poète suisse de culture chrétienne coïncide avec celle du rabbin Kook n’aurait guère surpris mon père, qui avait embrassé le destin du peuple Juif en tant que Ben Noa’h - et dont la bibliothèque contenait aussi de nombreux ouvrages de pensée juive - et notamment le très beau livre Chirat Ha-chaïm (La poésie de la vie), de Yossef Ben Chlomo, publié en français sous le titre trop modeste d’Introduction à la pensée du rav Kook (3).
Délabrement des mondes
Un autre souci que mon père partageait avec le poète, était celui du “délabrement des mondes” et de la perte du lien entre les mots et les choses, entre le langage et le monde : “Comment te tiendras-tu dans ce délabrement des mondes - Le monde glisse, les saisons se dérobent… - Les joints des mots se rompent, certains sombrent, d’autres s’éloignent… - Qui peut encore parler si l’air lui manque ?” Dans ce souci exprimé par Philippe Jaccottet, je retrouve l’inquiétude profonde qui a conduit mon père à délaisser sa carrière de physicien, après sa retraite de l’université, pour se consacrer à la philosophie des sciences et à la question, cruciale à ses yeux, de l’intelligibilité des théories scientifiques et de leur rapport avec le monde qui nous entoure. Un autre poète avait exprimé - de manière peut-être encore plus aigue - ce souci qui l’animait : Yves Bonnefoy, auquel il avait consacré une étude intitulée “Yves Bonnefoy, le réel et la science” (4). Dans une conférence prononcée en 1958, Bonnefoy affirmait “identifier presque la poésie et l’espoir” et vouloir “réinventer un espoir”. Ailleurs, il écrivait, “Il y a un monde en face de nous, un monde plus vaste que la parole”.
C’est précisément parce que des poètes (mais aussi des philosophes) portaient, bien plus que ses collègues physiciens - pour la plupart incapables de comprendre sa réflexion sur la science, cet espoir de retrouver le contact avec le monde réel - derrière sa description mathématique et scientifique - que mon père fondait lui aussi un espoir sur la poésie. Espoir non certes religieux - car il avait conservé, jusque dans sa critique la plus radicale du scientisme actuel, son esprit scientifique et rationaliste - mais espoir moral et spirituel, comme l’expriment les mots qui concluent le livre La transaction secrète de Philippe Jaccottet : “Une patience illimitée… le travail presque absurde, chaque matin repris, si possible, de changer le mal en bien, ou en moindre mal ; de réparer la demeure… Des graines pour replanter la forêt spirituelle”. יהיה זכרו ברוך
Pierre Lurçat
A suivre...
(1) Le livres de Philippe Jaccottet sont publiés aux éditions Gallimard.
(2) Cité par Catherine Chalier, L’appel des images, Actes Sud 2011, p. 28.
(3) Editions du Cerf 1992.
(4) Publiée dans la Nouvelle Revue Française, mai 1993 et reprise dans son livre La science suicidaire, Athènes sans Jérusalem, éditions F.X. de Guibert 1999