Moscou 1937 - l’enfance d’un physicien (deuxième partie) - François Lurçat
N.B. Je publie la deuxième partie de ce récit inédit, à l’occasion du Yahrzeit de mon père. Il y relate son séjour à Moscou, en 1937, avec ses parents, alors qu’il était âgé de 10 ans. Son père, l’architecte André Lurçat, était venu à Moscou, centre d’attraction pour de nombreux architectes modernistes, sympathisants ou compagnons de route de l’Union soviétique (1). Outre ses qualités littéraires, ce texte présente un intérêt historique en tant que témoignage sur l’URSS, en pleine période de terreur stalinienne, vue par un enfant. (Lire la première partie ici).
"Je suis allé tout seul à la librairie pour enfants de la Gorkova, Maman m’avait donné trois roubles, c’est une librairie où justement les enfants ont le droit d’aller seuls. J’ai acheté un livre formidable, et encore il m’est resté un rouble cinquante, le seul malheur c’est que je ne sais pas à qui en parler, même Vitia préfère les histoires d’explorateurs, il faudrait que j’aille voir Pierrot Pfeiffer mais lui il est complètement fou des animaux, si Jean Rosselli était là, ça serait bien. C’est le livre de M. Bronstein, Les rayons X, on ne dit pas le prénom de ce camarade Bronstein sauf que ça commence par un M, peut-être Mikhaïl. En tout cas il écrit drôlement bien, il faudrait que je demande à Iraïda Fedotovna la permission de le lire en classe au moins pendant les cours de russe parce que le O non accentué j’en ai par-dessus la tête, il paraît que c’est normal ici de travailler si lentement, Papa et Maman racontent en rigolant que dans les délégations qui vont voir les usines où il y a des travailleurs de choc ou d’élite, des oudarniks et des stakhanovistes, les ouvriers français se marrent bien et disent entre eux que sans se fatiguer ils bossent deux fois plus vite à la boîte, ils disent ça avec leur accent parigot, ils sont drôles, mais ils n’en parlent pas aux camarades soviétiques parce qu’ils risqueraient de comprendre de travers.
La scène que je préfère dans le livre, c’est quand Roentgen est resté seul un soir dans son laboratoire, je crois que ça se passse en novembre 1895. Vers minuit, il se décide à rentrer chez lui, il a déjà éteint les lumières, il va fermer la porte et tout d’un coup il entend le tremblotement du rupteur de la bobine d’induction, il a oublié de la débrancher. Il avance à tâtons, il cherche l’interrupteur - et voilà qu’une lueur verte bizarre lui saute aux yeux. C’est un papier au platinocyanure de baryum qui se trouve là par hasard, et ce genre de lumière s’appelle de la fluorescence je crois. Roentgen coupe le courant : la lumière s’éteint. Il remet le courant : elle revient. Alors il décide de passer la nuit au laboratoire, d’ailleurs à la maison personne ne l’attend, et finalement il comprend que c’est la haute tension de son tube cathodique qui produit une espèce de rayonnement invisible et inconnu, il décide de l’appeler les rayons X parce qu’en mathématiques, il paraît que ce qu’on ne connaît pas, on l’appelle X. Il découvre que ses rayons traversent le carton et le bois, mais pas le plomb, et toutes sortes de propriétés extraordinaires. Je trouve qu’il a eu beaucoup de chance, même s’il était seul à la maison et qu’avec sa barbe qui lui remontait jusqu’aux cheveux, il n’avait pas l’air très drôle, c’était peut-être la mode à cette époque. J’ai décidé que c’est cela que je ferai, essayer de découvrir de nouveaux rayonnements, et pour le nom qu’il faudra leur donner, je verrai à ce moment-là.
Wilhelm Conrad Röntgen
J’ai remarqué qu’on a écrit au début du livre: “Rédacteur, L. Tchoukovskaïa”, mais Maman qui s’y connaît dans ce genre de choses a dit qu’en français, ça ne s’appelle pas rédacteur, c’est la personne qui s’est occupée de préparer le manuscrit, pour qu’on puisse l’imprimer, en faire un livre, en tout cas je voudrais savoir si cette Tchoukovskaïa est parente avec Korneï Tchoukovski, l’auteur de ces poésies qui ne sont pas emmerdantes bien qu’elles soient faites pour les enfants, au contraire, elles sont drôles et très bien rythmées, et jolies, d’ailleurs ici tout le monde les sait par coeur, en fin je veux dire les Russes qui viennent chez nous, mais pour ce qui est de les traduire en français, macache bono comme disait Sahi, le fils de la cuisinière à la Réade, la colonie de vacances à l’île de Ré, on ne peut pas les traduire je crois, mais plus tard j’essaierai quand même, si j’ai le temps comme physicien.
Maintenant on est à Zagarianka, il fait chaud, j’aime ça, comme de juste il y a des adultes qui se plaignent qu’il fait trop chaud, des fois ils se baignent dans la rivière, ils sont tout nus, les hommes d’un côté et les femmes plus loin, on ne peut pas les voir. Le soir ils jouent au volley-ball dans le jardin d’une datcha tout près d’ici, il y a un grand type qui s’appelle Pasternak, il noue un mouchoir blanc sur sa tête avec quatre noeuds aux coins, je ne sais pas comment ça tient. Maman et Papa parlent de lui comme de quelqu’un de très bien, je vais tâcher de savoir ce qu’il fait. Les deux filles de la voisine s’appellent Nina et Tamara, leur mère les appelle pour le dîner, quand elles sont loin elle crie : “Ninou-ou! Tamarou-ou!” Je trouve cela très joli. On marche tous pieds nus, j’aime ça sur les chemins de terre où les aiguilles de pin ne font pas mal du tout, et je suis tondu à ras comme les autres garçons.
“Un type très bien…” : Boris Pasternak
Il y a un endroit qui est seulement pour les enfants, la plochtchadka, la petite place, le type qui s’occupe de nous à cet endoit-là est grand et sec avec un canotier sur la tête, on dirait un personnage de Tchékhov, mais il est résolument pour le pouvoir soviétique, il n’y a aucun doute là-dessus. Le soir, il y a déjà eu deux feux de camp, j’aime terriblement ça, je voudrais que ça ne finisse jamais parce qu’on chante, il n’y a pas de bruit et on discute sur le sens de la vie, chacun prend la parole à son tour, même les filles, on a la voix qui s’étrangle un peu mais on y va, c’est plus facile peut-être parce qu’on est dans le noir..."
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Les mystères des prénoms de Bronstein et de Tchoukovskaïa et de l’identité de cette dernière, se sont dissipés bien plus tard, vers 1980. Lydia Tchoukovskaïa est la fille de Korneï Tchoukovski, l’auteur intraduisible et délicieux de poésies qui ressemblent à des nursery rhymes anglaises, et aussi de De deux à cinq, un livre sur le langage des enfants, je ne connais qu’une seule autre personne à qui les enfants racontent des choses aussi merveilleuses. Lydia Tchoukovskaïa est écrivain, on a traduit et publié en français, à ma connaissance, trois de ses livres, en plus des Entretiens dont je parle plus loin. Elle a été longuement et savamment persécutée. On l’a exclue de l’Union des Ecrivains au motif d’un article de 1973 où elle défendait Pasternak contre les calomnies dont il a été abreuvé, à l’occasion de la réception de son Prix Nobel.
Quant à Bronstein, il se prénommait Matveï, il était physicien théoricien, professeur à l’université de Léningrad, mari de Lydia Tchoukovskaïa. J’ai appris cela dans les Entretiens avec Anna Akhmatova de Lydia Tchoukovskaïa, un livre étonnant à bien des égards. Arrêté en 1937, Mitia Bronstein a été fusillé en 1938 et réhabilité en 1957. Au moment où je m’enthousiasmais pour son beau livre, la “rédactrice” des Rayons X devait faire la queue à la prison de la Loubianka ou de quelque autre prison, dans l’espoir déraisonnable d’avoir de ses nouvelles et de lui faire remettre un colis.
Dans la traduction française des Entretiens, en face du dessin de Modigliani quireprésente Akhmatova, on lit ce qu’elle disait à Lydia le 9 août 1939: “J’ai lu le livre de votre mari (La substance solaire). Quel livre généreux! Je ne lis pas d’habitude ce genre d’ouvrage, mais là j’ai lu d’un trait, sans m’arrêter. Quel beau livre! Puis-je le prêter à Vladimir Gueorguievtich?”
Merci, Mitia Bronstein, d’avoir écrit ces livres généreux. Merci, Lydia Tchoukovskaïa, d’avoir préparé le manuscrit avec tant de compétence, d’avoir (j’imagine) corrigé les épreuves avec tant de soin: il me semble bien qu’il n’y a aucune faute. Et veuillez nous pardonner notre bêtise, vous deux et tant d’autres.
François Lurçat
François et Liliane Lurçat
Notes
1. Sur l’architecture moderniste et l’URSS, voir l’article de Ross Wolfe, “The Graveyard of Utopia: Soviet Urbanism and the Fate of the International Avant-Garde”.