Hannah Arendt et le combat pour une armée juive
“Le peuple juif commence pour la première fois à découvrir une vérité qu’il ignorait jusqu’à présent, à savoir qu’on ne peut se défendre qu’en qualité de ce au nom de quoi on a été attaqué. Un homme qui a été attaqué en tant que Juif ne peut pas se défendre en tant qu’Anglais ou que Français, sinon le monde entier en conclura tout simplement qu’il ne se défend même pas”
H. Arendt, “L’armée juive - le début d’une politique juive?”, Aufbau 14.11.1941
L’engagement d’Hannah Arendt en faveur de la création d’une armée juive pendant la Deuxième Guerre mondiale est beaucoup moins connu que la plupart de ses autres combats politiques. Le lecteur contemporain pourrait facilement être induit en erreur et croire que la philosophe juive allemande, dont l’aura n’a cessé de croître depuis le début des années 1960, s’est toujours opposée au sionisme et à l’Etat d’Israël, notamment à l’occasion de la fameuse polémique déclenchée par son compte-rendu du procès Eichmann, publié dans les colonnes du New Yorker puis sous forme d’un livre (Eichmann à Jérusalem), qui a suscité un intérêt jamais démenti depuis. Les choses sont éminemment plus complexes.
Cet engagement constitue, selon l’historien Walter Laqueur, la première fois où Arendt s’aventura dans le domaine de la politique, bien avant ses premiers écrits sur l’antisémitisme ou le totalitarisme qui lui vaudront sa renommée internationale. C’est pendant la guerre d’Espagne qu’elle aurait eu pour la première fois l’idée de revendiquer la création d’unités armées se battant sous un drapeau juif. Plus tard, elle fera de cette exigence un véritable leitmotive, dans plusieurs articles publiés entre 1942 et 1944, qui constituera “l’essentiel de son combat des deux premières années américaines” (1).
Avant de relater ce combat et de tenter de comprendre ses motivations profondes, il faut retracer brièvement comment Hannah Arendt a évolué, passant d’un intérêt pour les choses juives purement historique et théorique (dans le contexte de ses travaux sur Rahel Varnhagen, notamment), à une véritable conscience juive, ou plus exactement, à une conscience politique juive. La réponse se trouve dans la période 1933-1945. En effet, si les années passées en Allemagne auront été pour Arendt celles de sa formation intellectuelle et philosophique, la période française et américaine sera celle de son éducation politique. C’est en grande partie sous l’ombre grandissante du nazisme que la philosophe, dont la thèse portait sur “le concept d’amour chez Saint Augustin”, va se tourner vers les sujets de philosophie politique.
Le sionisme d’Arendt
La première étape de cette évolution est sa découverte du sionisme, qui a pris la forme de rencontres personnelles. Celle de Kurt Blumenfeld tout d’abord. Le dirigeant sioniste allemand, ami de sa famille devenu un ami personnel, lui confie au printemps 1933 la mission de rassembler des documents sur la propagande antisémite, ce qui lui vaut d’être brièvement arrêtée par la police avec sa mère. Libérée, elle décide de quitter l’Allemagne. La seconde étape se situe lors de son exil à Paris, où Arendt travaille pour deux organisations sionistes, tout d’abord au sein de l’association Agriculture et artisanat”, qui prépare les candidats à l’immigration en Eretz-Israël, puis dans le cadre de l’Alyah des Jeunes. C’est à cette occasion qu’elle effectue son premier voyage en Palestine, accompagnant un groupe d’adolescents juifs en 1935.
Groupe de jeunes juifs allemands de l’Alyat Hanoar
Mais son expérience la plus marquante, pendant les années noires de la montée du nazisme puis de la guerre, sera celle de l’internement à Gurs, en mai 1940, après son arrestation à Paris et son passage par le tristement célèbre Vélodrome d’Hiver. La condition de réfugié, éprouvée par Arendt dans sa chair, est incontestablement un des facteurs qui la conduiront à réfléchir sur le totalitarisme, thème de son premier grand livre de l’après-guerre. Mais avant même de réfléchir sur les grands sujets de philosophie politique qui seront au coeur de son oeuvre, elle consacre plusieurs articles, écrits en pleine guerre, à la condition de réfugié, sur un ton personnel et autobiographique qu’on ne retrouvera guère dans ses écrits d’après-guerre.
Ainsi, écrit-elle en 1943 dans son grand article “Nous autres réfugiés” (2), “Nous avons laissé nos parents dans les ghettos de Pologne, et nos meilleurs amis ont été assassinés dans les camps de concentration, ce qui signifie que nos vies privées ont été brisées… C’est pourquoi nous abandonnons la terre et tournons nos regards vers le ciel. Ce sont les étoiles - plutôt que les journaux - qui nous prédisent la défaite de Hitler… Je ne sais quels souvenirs et quelles pensées hantent nos rêves nocturnes… Mais parfois j’imagine qu’au moins la nuit nous nous souvenons de nos,morts et des poèmes que nous avons aimés autrefois”.
Le “Nous” qui s’exprime dans ce texte poignant est assez rare sous sa plume, pour mériter d’être souligné. Comme le relève Pierre Bouretz, interrogée sur ses opinions politiques en 1972, Arendt répondait : “Je n’appartiens à aucun groupe. Vous savez que le seul groupe auquel j’ai jamais appartenu était celui des sionistes. C’était bien sûr seulement à cause d’Hitler. C’était entre 1933 et 1943. Ensuite, j’ai rompu”. Cette réponse cinglante et laconique rappelle la réponse qu’elle fera à Gershom Scholem, qui lui reprochera de manquer d’Ahavat Israël (amour d’Israël) lors de la polémique consécutive au procès Eichmann : “Je n’éprouve d’amour que pour les personnes, pas pour les peuples…”
Entre 1940 et 1945, Hannah Arendt se considère donc comme une Juive engagée et sioniste. Chassée de son pays natal, séparée de sa famille et de ses proches, internée comme étrangère et privée de sa liberté (“concept fondamental de toute politique”, écrira-t-elle), elle va élaborer l’esquisse d’une pensée politique juive radicale, d’une logique implacable, dont elle tirera toutes les conséquences. C’est ainsi que se conçoit son projet d’armée juive, qu’elle va défendre avec constance pendant une large partie des années 1940-1945. Dans la deuxième partie de cet article, nous verrons comment Arendt se consacrera au projet d’armée juive, aux côtés d’organisations sionistes américaines, avant d’évoluer vers une attitude critique et de se séparer définitivement du combat sioniste.
Pierre Lurçat
Notes
1. P. Bouretz, « Hannah Arendt et le sionisme : Cassandre aux pieds d'argile », Raisons politiques, vol. no 16, no. 4, 2004, pp. 125-138.
2. Article paru dans The Menorah Journal, janvier 1943, puis repris dans The Jew as Pariah et en français dans La tradition cachée.
3. « On Hannah Arendt », in Melvyn A. Hill (éd.), Hannah Arendt: The Recovery of the Public World, New York, St. Martin’s Press, 1979, p. 334. Cité par P. Bouretz, « Hannah Arendt et le sionisme : Cassandre aux pieds d'argile ».