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Pourquoi Israël n’a-t-il pas de Constitution ? Pierre Lurçat

April 20 2023, 09:57am

Posted by Pierre Lurçat

Pourquoi Israël n’a-t-il pas de Constitution ? Pierre Lurçat

(Extrait de mon livre Quelle démocratie pour Israël? Gouvernement du peuple ou gouvernement des juges? Editions l’éléphant 2023).

            Afin de répondre à la question de savoir pourquoi Israël ne possède pas de Constitution, examinons tout d’abord ce qu’est une Constitution. Selon une définition répandue, elle est un ensemble de règles juridiques, qui ont pour objet de définir les institutions d’un État et leurs relations mutuelles. La Constitution est par ailleurs la règle suprême, en ce qu’elle se situe au sommet de la pyramide des normes juridiques de l’État. Cette définition ne suffit pas cependant à caractériser ce qui fait la spécificité de la Constitution.

            Celle-ci n’est en effet pas seulement un ensemble de règles et un échafaudage juridique. Elle exprime également un consensus sociétal minimal sur des questions fondamentales, qui reflète les valeurs communes d’une société et d’une nation, dont elle constitue ainsi la « carte d’identité ». Ce deuxième aspect de la définition d’une Constitution est crucial pour comprendre la situation particulière du droit constitutionnel en Israël.

            Israël possède en effet un ensemble de lois dites « fondamentales », dont il est habituel de considérer qu’elles ont une valeur supra-législative et – selon certains commentateurs – quasi-constitutionnelle. Mais Israël ne possède pas de véritable Constitution en bonne et due forme, telle que nous la connaissons en France. Les raisons de cette absence sont à la fois historiques et circonstancielles, comme nous allons le voir, mais aussi plus profondes[1]. Elles tiennent en effet à l’absence d‘un consensus minimal sur les valeurs communes et sur l’identité profonde de l’État d’Israël. Avant d’examiner ce dernier point, qui est essentiel, rappelons au préalable quelques étapes clés dans l’histoire constitutionnelle d’Israël.

La Déclaration d’Indépendance du 14 mai 1948 avait expressément prévu l’élection d’une Assemblée constituante. A cette époque, comme l’explique le professeur de droit israélien Claude Klein, l’idée d’une constitution formelle pour le nouvel État paraissait évidente aux yeux de certains[2]. Pourtant, de nombreux pays n’ont pas de constitution formelle écrite, et notamment l’Angleterre – premier pays d’Europe dans lequel les libertés publiques ont été protégées contre le despotisme du souverain – dont l’influence sur le système juridique israélien a été considérable.

L’éphémère Assemblée constituante israélienne

            Mais l’influence britannique était contrebalancée par celle d’autres pays. En effet, pour de nombreux dirigeants et penseurs sionistes, au premier rang desquels figure Theodor Herzl lui-même, les références principales en matière juridique et politique n’étaient pas celles des pays anglo-saxons, mais bien celle des pays de tradition juridique continentale, et principalement la France et l’Allemagne. L’expérience constitutionnelle de la IIIe République française était ainsi bien connue de plusieurs législateurs israéliens, et elle avait fortement influencé le fondateur du sionisme politique, qui avait assisté en tant que correspondant étranger aux débats parlementaires français entre 1892 et 1895[3].

            Aux termes de la Déclaration d’Indépendance de 1948, l’Assemblée constituante devait donc être élue dans les quatre mois, c’est-à-dire le 1er octobre 1948 au plus tard, et entamer sans tarder l’élaboration d’une Constitution pour l’État d’Israël. Mais les circonstances historiques – l’offensive conjointe de cinq armées arabes contre le jeune État juif – perturbèrent ce programme. L’Assemblée constituante ne fut élue que le 25 janvier 1949, à l’issue de la Guerre d’Indépendance. Elle commença à siéger le 16 février et adopta la dénomination de « première Knesset ». De fait, elle n’allait jamais achever sa tâche constitutionnelle.

Ce n’est qu’en 2003 que la dix-septième Knesset reprit le travail entamé par l’Assemblée constituante en lançant le projet d’une « Constitution adoptée par consensus»[4]. Les raisons de cet ajournement de plus d’un demi-siècle sont multiples. Selon une explication communément admise, qui ne reflète qu’un aspect de la réalité, Ben Gourion aurait renoncé au projet de Constitution sous la pression des partis religieux, hostiles par principe à toute Constitution laïque. Comme le déclara le député du parti juif orthodoxe Agoudath Israël, M. Loewenstein, « nous considérons l’adoption d’une Constitution laïque comme une tentative de divorcer d’avec notre Sainte Torah[5] ».

            Outre ce conflit évident entre la conception laïque de la Constitution et la vision du monde juive orthodoxe, d’autres aspects tout aussi importants étaient également sujets à controverse : ainsi, fallait-il que la future Constitution sanctifie le droit à la propriété privée, à l’instar de la Constitution américaine, ou au contraire qu’elle privilégie les valeurs de la propriété collective ? Sur ce point essentiel, la société et l’échiquier politique israélien étaient tout aussi divisés à l’époque entre une gauche sioniste socialiste et une droite d’inspiration libérale.

L’esprit de compromis de Ben Gourion et la résolution Harari

            En réalité, David Ben Gourion a adopté en la matière une politique de temporisation, qu’il a ainsi justifiée dans son livre La vision et le chemin: « Sauver la nation et préserver son indépendance et sa sécurité prime sur tout idéal religieux ou antireligieux. Il est nécessaire, dans cette période où nous posons les fondations de l'État, que des hommes obéissant à des préoccupations et à des principes différents travaillent ensemble... en s'efforçant de rassembler le peuple sur sa terre... et, lorsque l'heure viendra, la nation rassemblée décidera de ces grandes questions. D'ici là, nous devons tous faire montre d'un sage esprit de compromis sur tous les problèmes économiques, religieux, politiques et constitutionnels qui peuvent supporter d'être différés [6] ».

 

            Nous verrons comment cet esprit de compromis a laissé la place à un esprit partisan, avec la « Révolution constitutionnelle » du juge Aharon Barak. Il convient de remarquer à ce sujet que, selon certains analystes de la vie politique israélienne, la véritable raison du revirement de Ben Gourion était précisément sa crainte – prémonitoire – de voir le pouvoir politique trop soumis au contrôle des juges...[7] Ben Gourion avait ainsi déclaré en 1950 devant la Knesset : « Le juge ne fait pas de lois, il ne les invalide pas, parce que le juge, comme tout autre citoyen du pays, est soumis à la loi [8]». Quoi qu'il en soit, c'est dans ce contexte politique de temporisation que la première Knesset fut dissoute en 1951, sans avoir adopté de Constitution.


[1] Sujet abordé par Danny Trom dans son livre L’État de l’exil - Israël, les Juifs, l’Europe, PUF 2023.

[2] Claude Klein, Le droit israélien, PUF 1990.

[3] Comme en témoigne son livre Palais Bourbon, tableau de la vie parlementaire française, éd. de l’Aube 1998.

[4] “Projet de Constitution par large consensus” de la Commission des Lois de la Knesset, voir http://www.knesset.gov.il/huka/

[5] Actes de la Knesset, 7.2.1950, cité par A. Avi-Hai, Ben Gourion bâtisseur d’État, Albin Michel 1988, p. 120.

[6] Hazon ve-Derekh, vol. 3 p.57, cité par A. Avi-Hai, op. cit. Cet esprit de compromis de Ben Gourion en matière religieuse et constitutionnelle est d'autant plus remarquable qu'il avait manifesté auparavant un esprit totalement opposé, notamment lors de l'affaire de l'Altalena, en livrant aux Anglais des membres de l'Irgoun et du Lehi (organisations clandestines dissidentes) et en faisant tirer sur le bateau d’armes affrété par Menahem Begin.

[7] Claude Klein, Le droit israélien, op. cit. p. 38.

[8] David Ben Gourion, 20.2.1950, 17e session de la Première Knesset.

_____________________________________

 

Un livre politique qui se lit comme un roman policier”.

Liliane Messika, écrivain Mabatim

 

Dans ce petit livre très dense et très pédagogique, Pierre Lurçat nous éclaire sur la crise actuelle que traverse Israël”.

Evelyne Tschirhart, écrivain

 

On ne peut imaginer ouvrage plus clair et plus adéquat pour comprendre quel est l’enjeu de ce qui s’est passé dans le pays”.

Rav Kahn, Kountrass

 

Un ouvrage court et très agréable à lire”.

Bernard Abouaf, journaliste, Radio Shalom

 

Le livre à lire impérativement pour comprendre le projet de réforme judiciaire en Israël”.

Albert Lévy, chef d’entreprise Amazon

Pourquoi Israël n’a-t-il pas de Constitution ? Pierre Lurçat

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Démocratie de la majorité ou “démocratie des valeurs?” Pierre Lurçat

March 28 2023, 11:57am

Posted by Pierre Lurçat

Aharon Barak

Aharon Barak

La Révolution constitutionnelle de 1992 et ses fondements idéologiques (I)

Pour comprendre comment la réforme judiciaire lancée il y a trois mois a été suspendue sous la pression de la rue et du « Deep State » israélien, il faut revenir quatre décennies en arrière, aux débuts de la Révolution constitutionnelle du juge Aharon Barak. C’est en effet ce dernier qui a imposé sa vision prémonitoire d’une « démocratie des valeurs », préférable selon lui à la démocratie de la majorité. Extrait de mon nouveau livre à paraître après Pessah. P.I.L.

NB J’étais ce matin l’invité de Daniel Haïk sur Radio Qualita pour commenter le discours de Benjamin Nétanyahou.

 

C’est seulement avec l’arrêt Bank Mizrahi de 1995 que la signification véritable des deux lois fondamentales de 1992 est apparue au grand jour. Dans cet arrêt, la Cour suprême a été appelée à examiner la question de savoir si la Knesset possédait ou non le pouvoir d’élaborer une Constitution et de limiter ainsi sa propre autorité législative (en s’interdisant de légiférer des lois anticonstitutionnelles), et si les lois fondamentales promulguées par la Knesset jouissaient d’un statut supra-législatif. Dans son avis majoritaire (celui du juge Barak), la Cour suprême a jugé que le pouvoir de la Knesset d’adopter une Constitution découlait de son pouvoir constituant.

 

Le juge Barak fonde son jugement sur la considération suivante, qui éclaire d’un jour particulier l’ensemble de la Révolution constitutionnelle qu’il a menée : « Une démocratie de la majorité seule, qui ne s’accompagne pas d’une démocratie de valeurs, n’est qu’une démocratie formelle et statistique. La vraie démocratie limite le pouvoir de la majorité afin de protéger les valeurs de la société ». Cette phrase, qui ne concerne pas directement le sujet de l’arrêt Bank Mizrahi, donne une des clés d’interprétation de la vision du monde du juge Barak en général et de sa conception de la démocratie en particulier, qui est aujourd’hui largement partagée par les opposants à la réforme judiciaire. Pour la résumer, nous pourrions dire qu’elle renferme une conception de la démocratie différente de la conception traditionnelle.

 

Ainsi, quand Barak oppose la « démocratie de la majorité » à la « démocratie des valeurs », il sous-entend que la majorité seule ne suffit pas à définir le régime démocratique, tel qu’il le conçoit. A ses yeux, le principe de la majorité n’est qu’une coquille vide, s’il ne s’accompagne pas de la « vraie démocratie », celle des valeurs. Cette opposition rappelle celle, d’inspiration marxiste, entre « démocratie formelle » et « démocratie réelle ». Aharon Barak n’a pourtant rien d’un marxiste, même si la manière dont il a théorisé et mené à bien la Révolution constitutionnelle, seul et sans demander l’avis de quiconque, peut faire penser aux autres grands théoriciens des révolutions des siècles passés.

 

« Démocratie de la majorité » ou « démocratie des valeurs » ?

 

L’idée que la « vraie démocratie limite le pouvoir de la majorité, afin de protéger les valeurs de la société » semble aujourd’hui aller de soi. Plus encore, pour beaucoup de nos contemporains, l’essence même de la démocratie réside précisément dans ces « valeurs de la société », bien plus que dans les règles de fonctionnement et dans les principes constitutifs du régime démocratique, qui sont considérés comme presqu’insignifiants. N’est-ce pas ce que nous disent aujourd’hui les opposants à la réforme judiciaire en Israël, qui manifestent au nom des droits de l’homme, mais aussi des droits des femmes, des droits LGBT, des droits des migrants, etc. ? Ces droits catégoriels, en particulier, semblent exprimer à leurs yeux la quintessence de la démocratie, bien plus que les élections libres et démocratiques et leur résultat… (Surtout, bien entendu, quand ce résultat est contraire à leurs opinions politiques).

 

Cette nouvelle conception de la démocratie, qui tend à s’imposer récemment en Occident et qui correspond à la notion d’un « Etat des droits » plutôt que d’un Etat de droit, est problématique pour au moins deux raisons. La première, qui a été souvent relevée depuis plusieurs décennies, tient au fait qu’elle évacue la notion essentielle du bien commun, pilier de la démocratie dans son acception classique, au profit des intérêts catégoriels. Bien entendu, on peut légitimement considérer que le bien commun consiste précisément à voir défendus la somme de tous les intérêts catégoriels… Mais l’inconvénient d’une telle définition est évident : que faire lorsque certains intérêts catégoriels entrent en conflit les uns avec les autres? C’est précisément ce qui se produit lorsque la Cour suprême doit trancher, par exemple, entre les droits des habitants des quartiers Sud de Tel-Aviv et ceux des migrants. Je laisse le lecteur deviner quels sont les droits auxquels elle donne la préférence…

 

La deuxième raison est plus essentielle encore. Si l’on admet que la démocratie est aujourd’hui « substantielle » et non plus « formelle », c’est-à-dire définie par la défense des « valeurs de la société », qui est habilité à définir ces valeurs ? Et comment faire lorsqu’elles ne sont pas partagées par tous et qu’apparaissent des conflits de valeurs? Le danger que renferme la conception d’Aharon Barak à cet égard réside précisément dans le fait qu’il considère que le juge est seul habilité à définir, apprécier et interpréter ce que sont ces « valeurs de la société »... C’est en effet la clé du rôle novateur qu’il attribue au juge, dans ses écrits théoriques sur le sujet comme dans ses jugements. A ses yeux, le juge est l’interprète des valeurs sociétales, et c’est à ce titre qu’il s’est arrogé le droit d’annuler des lois de la Knesset.

 

(Extrait de mon livre Gouvernement du peuple ou gouvernement des juges ? à paraître aux éditions L’éléphant, avril 2023).

Démocratie de la majorité ou “démocratie des valeurs?” Pierre Lurçat

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LES ENJEUX DE LA RÉFORME JUDICIAIRE EN ISRAËL 

March 12 2023, 13:44pm

Posted by Pierre Lurçat

LES ENJEUX DE LA RÉFORME JUDICIAIRE EN ISRAËL 

APRES LE GRAND SUCCES DE LA CONFERENCE QUE J'AI DONNEE LE 28 FEVRIER A TEL AVIV, J'AI LE PLAISIR D'ANNONCER QU'ELLE EST DISPONIBLE EN REPLAY ICI

(7) 28 02 23 Pierre Lurçat Les Enjeux De La Réforme Judiciaire En Israël Tlv - YouTube

Pour connaître les enjeux de la réforme judiciaire actuelle, il est indispensable de connaître son contexte historique et notamment celui de la « révolution constitutionnelle » menée par le Président de la Cour Suprême Aharon Barak dans les années 1990.

Pierre Lurçat, juriste, écrivain et essayiste, explique  situation actuelle au regard de l’histoire du droit israélien et de celle de la Cour Suprême

 

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Le conflit identitaire israélien (II) Israël - Etat juif ou Etat occidental ?

March 8 2023, 16:01pm

Posted by Pierre Lurçat

Le conflit identitaire israélien (II)  Israël - Etat juif ou Etat occidental ?

 

Un bref commentaire de Rachi sur la parashat Mishpatim permet sans doute de répondre à la question cruciale qui oppose aujourd’hui partisans et adversaires de la réforme judiciaire en Israël. Cette dernière ne porte pas en effet, comme un examen trop rapide pourrait le faire croire, sur des problèmes techniques et juridiques au sens étroit, mais sur une problématique essentielle, qui est au cœur du Kulturkampf israélien depuis 1948 et encore avant même. “Et voici les statuts que tu placeras devant eux… Le "vav" par lequel commence la parashat Mishpatim renferme un des problèmes les plus cruciaux qui divise la société israélienne aujourd'hui : celui du fondement du droit et par là même, du caractère – juif ou occidental – du système juridique israélien.

 

Commentant ces mots qui introduisent la parashat Mishpatim, Rachi explique en effet que ce vav implique un ajout à ce qui précède, ce dont il déduit que le droit civil, tout comme les Dix Commandements lus précédemment, a été proclamé au Sinaï. "Et pourquoi les lois civiles font-elles immédiatement suite à celles relatives à l'autel ? Pour te dire que tu devras installer le Sanhédrin près du Sanctuaire..." Ce qui veut dire, en d'autres termes, que le droit positif est d'origine transcendante, tout comme la morale, et que la Cour suprême d'Israël devrait siéger près du Temple reconstruit. Programme révolutionnaire !

 

Pour que l’Etat d’Israël devienne un Etat conforme à la vision des pères fondateurs du sionisme et aux prophéties, il faut donc qu’il abandonne définitivement le clivage occidental entre droit et justice, entre Tsedek et Mishpat, entre la justice idéale et la loi parfois inique. Le message fondamental du droit hébraïque, comme l’explique Rashi dans son commentaire lapidaire, en parlant “d’installer le Sanhédrin près du Sanctuaire”, est que la justice ne doit jamais perdre de vue son origine transcendante et sa vocation à dire ce qui est juste, et non pas seulement ce qui est “légal”. C’est précisément, selon le rav Avraham Weingort, ce qui fait toute l’originalité du droit hébraïque, qui est un des plus anciens systèmes juridiques au monde.

 

Les philosophes se sont interrogés depuis des siècles et des millénaires sur la nature du droit juste sans parvenir à une définition acceptable pour tous. Comme l’écrivait le juriste Paul Roubier, “Celui qui entreprend l’étude du droit ne peut manquer d’être frappé par la divergence énorme qui existe entre les jurisconsultes sur la définition, le fondement ou le but du droit. Sans doute, on s’applique à dire que l’objectif du droit est l’établissement d’un ordre social harmonieux et la solution des conflits entre les hommes. Mais dès qu’on dépasse cette proposition assez banale, des désaccords surgissent[1]. Aux dires du rabbin Munk, commentant Roubier, ce “profond désaccord corrobore la thèse de la doctrine mosaïque, selon laquelle la justice et le droit ont leur fondement dans des sources transcendantes”.

 

 

            C’est ainsi qu’il faut comprendre l’explication lumineuse de Rachi : “installer le Sanhédrin près du Sanctuaire”, cela signifie non seulement reconnaître l’origine transcendante (divine) du droit, mais aussi ne pas accepter la séparation occidentale du droit et de la justice, en reliant le juste et le bien, le droit civil et les lois relatives aux sacrifices. Telle est la vision juive de la justice, celle que le regretté professeur Baruk définissait par la notion sui generis du Tsedek, qui n’a d’équivalent dans aucune autre civilisation. Or la situation actuelle du droit dans l’Etat d’Israël est très éloignée d’une telle conception.

 

La Cour suprême contre l’Etat juif

 

            Pour s’en convaincre, il suffit de constater combien la Cour suprême - “joyau” de la démocratie israélienne selon ses défenseurs - a méconnu le trésor juridique, culturel et spirituel que constitue le droit hébraïque. Celui-ci est en effet réduit aujourd’hui à une véritable peau de chagrin, et la Cour suprême s’est employée, depuis l’époque du juge Barak, à réduire encore la compétence des tribunaux rabbiniques, qui ne portait pourtant depuis 1948 que sur les questions de statut personnel.

           

            Il y a là, de la part d’Aharon Barak et de ses successeurs, une preuve de mépris pour la tradition juridique juive, qu’ils ignorent le plus souvent. Quand on lit sous la plume du juge Aharon Barak qu’il suffirait, pour rédiger une Constitution en bonne et due forme en Israël, de “recopier la Constitution de l’Afrique du Sud”[2], on comprend l’étendue du problème. Aux yeux de Barak, comme de beaucoup d’autres parmi ceux qui occupent les premiers rangs de l’appareil judiciaire israélien aujourd’hui, toute source d’inspiration est légitime… sauf la source hébraïque.

 

            Dans une vidéo qui a fait le “buzz” il y a quelques semaines, on voit un rabbin Habad mettre les téfillin et faire réciter le Shema Israël au “grand-prêtre” de la Révolution constitutionnelle, Aharon Barak. Ces images ont ému bien des Israéliens, pourtant elles révèlent l’étendue de l’ignorance du judaïsme du juge Barak, qui ne connaît même pas les mots du Shema, la prière juive la plus importante, et qui reconnaît n’avoir jamais ouvert une page de Guemara… Au-delà de l’ignorance, cela atteste d’une forme de mépris de celui qui a prétendu ébranler le fragile statu quo instauré par David Ben Gourion en 1948, et remplacer l’Etat juif par un “Etat de tous ses citoyens”.

Pierre Lurçat

(article paru sur Menora.info)

 

[1] Cité par Elie Munk, La voix de la Torah, L’Exode, p. 241, fondation Samuel et Odette Lévy 1983.

[2] In A. Bendor et Z. Segal, “Osséh ha-kovaim”, Entretiens avec A. Barak (hébreu), Kinneret Zamoura Bitan.

Le conflit identitaire israélien (II)  Israël - Etat juif ou Etat occidental ?

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La Cour suprême et l’identité d’Israël (II) La contestation de l’État juif par les élites israéliennes, par Pierre Lurçat

February 12 2023, 09:07am

Posted by Pierre Lurçat

Aharon Barak : un “fondamentalisme juridique”

Aharon Barak : un “fondamentalisme juridique”

 

 

 

 

(Lire le premier volet de notre article)

 

En totale contradiction avec l’esprit de compromis manifesté par David Ben Gourion, qui a permis aux différentes composantes de la nation israélienne de coexister pendant les premières décennies de l’État, le juge Aharon Barak a adopté une démarche partisane et défendu des positions radicales sur le sujet crucial de l’identité de l’État d’Israël. Sous couvert de concilier les valeurs juives et démocratiques de l’État d’Israël, Barak a en effet mené un véritable combat contre tout particularisme juif de l’État. Au nom d’une conception bien particulière des “valeurs universelles” (“les valeurs de l’État d’Israël en tant qu’État juif sont les valeurs universelles communes aux membres d’une société démocratique[1]), la Cour suprême a pris toute une série de décisions marquantes, dont le point commun était de réduire à néant le caractère juif et sioniste de l’État.

        

 

Ces décisions ont tout d’abord concerné principalement des questions religieuses, comme les conversions non orthodoxes (effectuées par les mouvements juifs réformés et « conservative »), ou bien le respect du shabbat sur la voie publique. Sur toutes ces questions, le juge Barak a fait preuve d’un esprit antireligieux militant, qui a suscité, en réaction, d’immenses manifestations contre la Cour suprême, organisées par le public juif orthodoxe au milieu des années 1990. Mais il s’est avéré par la suite que la doctrine Barak n’était pas dirigée uniquement contre le judaïsme orthodoxe, mais tout autant contre les valeurs fondamentales du sionisme politique.

 

La décision la plus marquante à cet égard a été celle de la Cour suprême dans l’affaire Kaadan. Il s’agissait d’une famille arabe qui avait voulu acheter une parcelle de terrain dans le village juif de Katzir, créé par l’Agence juive sur des terres domaniales appartenant à l’État. Dans cette affaire, le juge Barak a pris le contre-pied de la politique traditionnelle d’implantation juive en Israël, qui remonte aux débuts du sionisme, bien avant la création de l’État. L’arrêt de la Cour suprême, rédigé par Barak, affirmait ainsi que « l’État n’est pas en droit d’allouer des terres domaniales à l’Agence juive en vue d’y construire un village sur une base discriminatoire entre Juifs et Arabes ». En d’autres termes, la Cour suprême prétendait disqualifier toute l’entreprise de peuplement juif menée par l’Agence juive depuis les débuts du sionisme politique, au nom de sa conception de l’égalité.

 

C’est dans ce contexte de remise en cause progressive des fondements du sionisme par la Cour suprême - et plus largement, par une partie des élites israéliennes dont elle est représentative - qu’il faut comprendre le débat virulent autour du projet de réforme judiciaire actuel et la récente polémique autour de la Loi fondamentale sur l’État-nation. En réalité, celle-ci n’ajoute rien de nouveau à la Déclaration d’Indépendance. L’opposition virulente qu’elle a suscitée s’explique surtout par l’effritement progressif du consensus sioniste, mis à mal par l’assaut de l’idéologie post-moderne et post-sioniste qui a triomphé à l’époque des accords d’Oslo, au début des années 1990. Cette période a été marquée par une véritable “révolution culturelle” - concomitante à la “révolution constitutionnelle” que nous avons décrite plus haut - qui a vu les notions fondamentales du sionisme politique remises en cause par une large partie des élites intellectuelles de l’État d’Israël, dans le monde universitaire, celui de l’art et de la culture, les médias, etc.[2]

 

Un de ceux qui a le mieux exprimé cette révolution culturelle a été l’écrivain David Grossman, qui écrivait dans un article publié en septembre 1993, intitulé “Imaginons la paix” [3] : “Ce qui est demandé aujourd’hui aux Juifs vivant en Israël, ce n’est pas seulement de renoncer à des territoires géographiques. Nous devons aussi réaliser un “redéploiement” - voire un retrait total - de régions totales de notre âme… Comme la “pureté des armes”... Comme être un “peuple spécial”... Renoncer au pouvoir en tant que valeur. A l’armée elle-même en tant que valeur…” Ce qui dit Grossman - et ce qu’ont exprimé à l’époque des dizaines d’autres intellectuels partageant la même idéologie - c’est qu’il était prêt à renoncer à tous les éléments essentiels de l’ethos sioniste (ou “régions de notre âme”), pour transformer l’État juif en État de tous ses citoyens, c’est-à-dire en État occidental dans lequel les Juifs n’auraient plus aucune prérogative nationale.

 

C’est au nom de la même idéologie radicale que d’autres intellectuels ont prétendu abroger la Loi du Retour, fondement de l’immigration juive en Israël et pilier de l’existence nationale dans l’esprit de David Ben Gourion, son principal artisan, qui la considérait comme “la quintessence de notre État”. Mais la révolution culturelle entreprise à l’époque des accords d’Oslo a échoué. Elle a doublement échoué : une première fois, dans le feu et le sang du terrorisme palestinien, qui a anéanti les espoirs chimériques de mettre fin au conflit par des concessions territoriales. Et une seconde fois, lorsque les Israéliens ont rejeté par les urnes, à une large majorité, l’idéologie post-sioniste qui avait brièvement triomphé lors de la révolution culturelle menée par les opposants de l’État juif.

 

Les citoyens israéliens ont en effet exprimé, à de nombreuses reprises, leur attachement aux valeurs fondamentales du sionisme politique et à la notion d’État juif, décriée par une partie des élites intellectuelles. Le “retrait total des régions de notre âme” promu par David Grossman n’a pas eu lieu, parce que les Israéliens ont refusé, dans leur immense majorité, cette entreprise d’auto-liquidation nationale. Ils ont signifié qu’ils étaient attachés à la Loi du Retour et aux notions de ‘pureté des armes’ et de ‘peuple spécial’ tournées en ridicule par Grossman, et que leur âme juive vibrait encore. Ils ont signifié leur attachement indéfectible aux valeurs juives traditionnelles, à l’armée d’Israël (où le taux d’engagement dans les unités combattantes n’a pas faibli, malgré l’idéologie pacifiste) et à “l’espoir vieux de deux mille ans d’être un peuple libre sur sa terre”, selon les mots de l’hymne national.

Pierre Lurçat

Extrait de mon livre Israël, le rêve inachevé, Editions de Paris / Max Chaleil 2019.            

 

 

[1] A. Barak, “The constitutional Revolution : Protected Human Rights”, Mishpat Umimshal, cité dans La trahison des clercs d’Israël, op. cit. p. 131.

[2] J’emprunte cette idée et d’autres au livre très riche de Yoram Hazony, L’État juif. Sionisme, post-sionisme et destins d’Israël, éditions de l’éclat 2007.

[3] Cité par Y. Hazony, op. cit. p.113.

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Face au terrorisme, l’erreur tragique de la justice israélienne, Pierre Lurçat

April 3 2022, 06:39am

Posted by Pierre Lurçat

 

La nouvelle vague de terrorisme qui frappe Israël ne remet pas seulement en cause la sécurité quotidienne des Israéliens, mais elle interroge la validité du modèle israélien de lutte antiterroriste, dont la réputation n'est plus à faire. Confronté au terrorisme depuis de nombreuses décennies, l'État hébreu peut compter sur l'excellence de ses services de sécurité et de renseignements, sur la détermination de ses dirigeants à éradiquer la menace terroriste et sur la résilience de sa société civile.

 

Un élément vient toutefois assombrir ce tableau et constitue en quelque sorte le maillon faible d'Israël - mais aussi d'autres pays et notamment de la France - face au terrorisme djihadiste. Ce maillon faible est celui de la justice. Pour s'en convaincre, il faut lire les premiers éléments de l'enquête sur l'attentat de Bnei Brak, qui a fait cinq victimes. Son auteur avait été emprisonné il y a quelques années, après avoir projeté un attentat suicide. Pourtant, le tribunal militaire a fait preuve à son égard d'une clémence stupéfiante, en acceptant un "plea bargain" aux termes duquel le terroriste en puissance n'a passé que deux ans et demi derrière les barreaux, avant d'être libéré et de pouvoir mettre à exécution ses projets criminels.

 

Attaque mortelle en Israël : "On ne pensait pas qu'un attentat pouvait  avoir lieu ici", témoigne une habitante de Bnei Brak, près de Tel-Aviv

La justice militaire israélienne n'est pas réputée pour être spécialement laxiste et elle prononce souvent des peines de prison à perpétuité contre les terroristes palestiniens. Comment expliquer sa clémence dans le cas de Diaa Hamarsheh? Le journal Ha’aretz nous donne quelques éléments de réponse. Lors du procès de 2013, le tribunal a été convaincu par les réquisitions du procureur et par la plaidoirie de l'avocat de l'accusé et lui a accordé une "seconde chance". Le juge a même été jusqu’à considérer que Dia Hamarsheh avait été “victime d’une escroquerie”, n’ayant pas reçu du Djihad islamique la ceinture explosive qu’il avait payée…. 

 

Plus qu'une simple erreur d'appréciation presque comique, il y a là un défaut de compréhension, dont les conséquences se sont avérées tragiques. La clé de cette incompréhension du phénomène terroriste de la part de la justice israélienne est donnée par le dernier roman de Karine Tuil, dont nous avons rendu compte dans ces colonnes. L'erreur du juge israélien est en effet partagée par ses collègues français, comme la juge antiterroriste héroïne du livre La décision. Comme elle, il croit que le terrorisme de l'État islamique s'apparente à la criminalité de droit commun et que le rôle de la justice est de permettre aux criminels de s'amender, en leur offrant une seconde chance.

 

Cette conception erronée ne relève pas seulement de la politique pénale, mais procède plus fondamentalement d'une vision de l'homme qui nie la possibilité même du mal radical, en considérant que les terroristes, même les plus extrémistes, peuvent être ramenés dans le droit chemin. Cette erreur philosophique s'avère lourde de conséquences, en Israël comme en France. Face au terrorisme, le présupposé d'humanité des criminels se retourne contre leurs victimes. Comme dit le Talmud, " la pitié pour les méchants fait tort aux justes".
 

Pierre Lurçat

Article paru dans Causeur

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Quel fondement pour le droit israélien? Réflexions à l’occasion de la parashat Mishpatim

January 30 2022, 08:52am

Posted by Pierre Lurçat

 

1. 

Dans une interview donnée à la chaîne 14 de la télévision israélienne à l’occasion du décès de sa collègue Myriam Naor, le juge Aharon Barak a répondu aux questions de la journaliste Sarah Beck, en évitant soigneusement les sujets embarrassants. Il y avait pourtant des moments de sincérité, comme lorsqu’il a dit penser que Myriam Naor prononcerait son éloge funèbre, et non pas lui le sien, ou lorsqu’il s’est déclaré “sioniste”... Mais en matière de sionisme, les actes comptent plus que les mots. Or la Cour suprême d’Israël est devenue, sous sa direction, non seulement le premier pouvoir en Israël (sujet que j’aborde de manière détaillée dans le dernier numéro de la revue Pardès) mais aussi un bastion de l’idéologie progressiste et post-sioniste.

 

Aharon Barak

 

2.

Comme je l’ai expliqué au micro de Daniel Haik sur Radio Qualita, la crise profonde que traverse aujourd’hui l’ensemble du système judiciaire israélien (ce qui inclut le procureur de l’Etat et la police) a conduit à une situation dans laquelle la justice est devenue injuste, en usant de méthodes immorales et illégales pour parvenir à ses fins, comme cela est apparu dans le procès intenté à B. Nétanyahou. Pour sortir de cette crise, il est indispensable de revenir aux sources du droit hébraïque, largement négligé et occulté aujourd’hui. Quand on lit, sous la plume du juge Aharon Barak qu’il suffirait, pour rédiger une Constitution en bonne et due forme en Israël, de “recopier la Constitution de l’Afrique du Sud”, on comprend l’étendue du problème. Aux yeux de Barak, comme de beaucoup d’autres parmi ceux qui occupent les premiers rangs de l’appareil judiciaire israélien aujourd’hui, toute source d’inspiration est légitime… sauf la source hébraïque.

 

3.

Ce n’est pas un hasard si le grand adversaire d’Aharon Barak au sein de la Cour suprême était le juge Menahem Elon, fervent adepte du droit hébraique et auteur d’une  somme monumentale en trois volumes sur le sujet, Ha Mishpat ha-Ivri, qui lui vaudra le Prix d’Israël en 1979. Alors que le juge Barak était favorable à limiter autant que possible les références au droit juif, préférant s’inspirer de la jurisprudence des tribunaux américains ou européens, Menahem Elon a encouragé le recours le plus large possible au droit hébraïque, auquel il avait consacré ses recherches universitaires. En effet, explique-t-il, « lorsqu'on parle de droit hébraïque, on a tendance à oublier qu'il s'agit de près de 300 000 responsa connues ; d'un système de droit qui a été florissant pendant des siècles, en dépit du fait que le peuple juif était privé d'indépendance politique et de patrie... Il s'agit du système juridique le plus riche au monde, s'appliquant dans tous les domaines. On oublie aussi parfois que 80% du droit hébraïque traite de droit pénal, civil et constitutionnel, et 20% seulement de questions religieuses ».

 

Le juge Elon (en haut à gauche) 

élève à la yeshivat Hébron, début des années 1940

 

Tsedek, tsedek tirdof” (“C’est la justice, la justice seule que tu dois rechercher”), proclame la Torah, au livre de Devarim. Commentant la répétition du mot Tsedek, le rabbin Elie Munk explique que la justice doit elle même être poursuivie par des moyens justes, ce qui est loin d’être le cas aujourd’hui en Israël. La notion même de justice a été pervertie, en l’asservissant à des objectifs politiques et en la détournant des sources vives du droit hébraïque. C’est la notion même du Tsedek, c’est-à-dire celle de la justice-morale ou du droit non coupé de la morale, notion propre à la tradition d’Israël, qu’il convient de retrouver aujourd’hui.

P. Lurçat

 

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Comment la Cour suprême est devenue le premier pouvoir en Israël, Pierre Lurçat

December 20 2021, 10:34am

Posted by Pierre Lurçat

Je publie ici un extrait de ma contribution au colloque “Où va la démocratie?” organisé par Shmuel Trigano en décembre 2020. J'y analyse le processus par lequel la "Révolution constitutionnelle" menée par le juge Aharon Barak dans les années 1990 a abouti à faire de la Cour suprême le premier pouvoir en Israël. L’ensemble de l’article paraîtra dans le numéro 67 de la revue Pardès, janvier 2022.

 

Le langage du droit au service d’une oligarchie

 

La grande supercherie des tenants de la Révolution constitutionnelle consiste à parler sans cesse le langage du droit. Ils n’ont que ce mot à la bouche : l’État de droit (Shilton ha-Hok). Que veut dire au juste cette expression? Selon Naomi Levitsky, «aux yeux de Barak, les dirigeants n’ont pas de pouvoir en eux-mêmes, ils ne l’acquièrent que du peuple et de la loi. Les dirigeants sont au service du peuple dans les limites de la loi ». Mais comme toujours, il faut lire entre les lignes ce que Barak ne dit pas.

 

En réalité, le peuple n’a pas de légitimité dans la conception juridico-politique de Barak. Seule la loi est légitime. Mais encore faut-il qu’elle soit interprétée par le juge qui seul est capable de la comprendre et de la «dire » au peuple ignorant... Comme il l’explicite dans ses écrits sur le rôle du juge en démocratie, le juge ne doit pas seulement appliquer ou interpréter la loi. Il est créateur de droit... En vérité, dans la conception du droit de Barak, le juge a le dernier mot en matière d’interprétation, d’application de la loi et même en matière de législation, puisque la Cour suprême israélienne s’est arrogé le pouvoir exorbitant (qui ne lui a jamais été conféré légalement) d’annuler toute loi de la Knesset, y compris des Lois fondamentales (affaire en cours concernant la Loi sur l’État nation).

 

Aharon Barak

 

Dans une démocratie, la loi exprime la volonté populaire et la souveraineté du peuple. Dans la conception de Barak, au contraire, la loi reste l’apanage d’une minorité «éclairée », seule capable et méritoire de l’interpréter et de la comprendre. Il y a là une immense régression anti-démocratique, passée inaperçue en 1992 et dont nous voyons aujourd’hui les fruits. Ce n’est pas seulement que la loi soit devenue trop «technique», comme on l’entend souvent dire dans les pays occidentaux, c’est aussi que le peuple est par nature incapable de comprendre et de faire la loi !

 

On mesure ici combien la Loi juive, révélée par Moïse au peuple tout entier, est infiniment plus démocratique que le droit israélien réinterprété par Aharon Barak lors de la Révolution constitutionnelle : la loi révélée au Sinaï était accessible au plus élevé des Prophètes comme à la dernière des servantes, comme l’enseigne la Tradition juive. Chez Barak et ses partisans, au contraire, seul le «juge éclairé» est capable de comprendre la Loi...

 

Aharon Barak est, on le voit, le contraire d’un démocrate. Il revendique ouvertement une conception élitiste et oligarchique, et presque monarchique de la politique. À ses yeux, un « souverain éclairé » vaut mieux qu’une majorité aveugle (En cela, il a été un précurseur... Que nous disent en effet aujourd’hui les manifestants anti-Nétanyahou, avec leur slogan «Tout sauf Bibi », sinon que la majorité se trompe et qu’elle n’a pas le droit d’imposer ses vues à une minorité éclairée ?).

 

Comment en est-on arrivé là?

 

1 – Sous la houlette du juge Barak, la Cour suprême israélienne est devenue l’instrument de la poursuite de la domination des anciennes élites (celles d’avant le changement de pouvoir de 1977), comme l’explique le professeur Menahem Mautner dans un ouvrage éclairant. Alors que certains dirigeants du Likoud étaient favorables, avant 1977, à l’adoption d’une Constitution qui servirait de rempart contre l’hégémonie du pouvoir travailliste, dans les faits, la Cour suprême israélienne est ainsi devenue l’instrument de la poursuite de cette hégémonie.

 

Signature des accords d’Oslo

 

En réalité, la Cour suprême israélienne est devenue non seulement l’instrument des anciennes élites (incarnées par le Parti travailliste et le mouvement kibboutzique) mais aussi et surtout, celui des élites post-sionistes, qui étaient hostiles à la fois à la droite religieuse et aussi aux partisans de l’ancien consensus sioniste de gauche. Ce n’est pas un hasard si la Révolution constitutionnelle a largement coïncidé avec la «révolution culturelle» concomitante aux accords d’Oslo, au début des années 1990.

 

Ce que ces deux événements majeurs ont signifié, dans l’Israël de la fin du xxe siècle, en proie à la montée de l’individualisme et à la fin des idéologies et du sionisme socialiste, était avant tout la montée en puissance des idées post-sionistes et la tentative d’imposer par le pouvoir judiciaire et par des accords politiques arrachés à une majorité très courte leurs conceptions radicales.

 

2 – Qui représente la Cour suprême israélienne ? 

 

Du point de vue sociologique, les juges de la Cour suprême israélienne représentent une minorité radicale et coupée du peuple (la « cellule de Meretz qui siège à la Cour suprême israélienne » selon l’expression d’un commentateur israélien). Significativement, la tentative d’introduire un semblant de diversité dans les opinions représentées à la Cour suprême n’a pas remis en cause l’hégémonie des Juifs ashkénazes laïcs de gauche. Aharon Barak a ainsi créé l’expression de «Test Bouzaglou », dans laquelle Bouzaglou désigne l’homo qualunque israélien. Il s’est défendu dans un livre d’avoir ce faisant voulu stigmatiser les Juifs orientaux, mais il n’en demeure pas moins que le nom de Bouzaglou n’a pas été choisi au hasard. Dans la vision du monde d’A. Barak (comme dans celle d’Hannah Arendt au moment du procès Eichmann) il existe une hiérarchie bien définie dans la société juive israélienne. L’élite est toujours celle des Juifs allemands.

 

Hannah Arendt

 

3 – Un autre élément d’explication important est le processus par lequel la Cour suprême israélienne est devenue l’instrument des minorités actives et de gouvernements étrangers qui les soutiennent et les financent. Des gouvernements étrangers se sont ainsi immiscés dans le débat politique israélien en utilisant la Cour suprême israélienne comme un véritable cheval de Troie, par le biais de multiples ONG à financement étranger, comme en attestent les innombrables pétitions de « justiciables palestiniens » manipulés par Chalom Archav, Breaking the silence, etc.

 

Des valeurs étrangères au peuple d’Israël

 

Ruth Gabizon avait affirmé que : «La Cour suprême devrait élaborer et renforcer les valeurs qui sont partagées par la société qu’elle sert, valeurs reflétées par les lois de cette société – et non telles qu’envisagées  par les juges à titre personnel ou en tant que représentants de valeurs sectorielles »... La réflexion de Gabizon appelle deux remarques. Tout d’abord, peut-on encore affirmer aujourd’hui que la Cour suprême israélienne sert la société ou qu’elle est au service de la société ? En réalité, pour que la Cour suprême soit au service de la société israélienne et de ses valeurs, encore faudrait-il que les juges qui siègent à Jérusalem connaissent les valeurs de la société dans laquelle ils vivent et qu’ils les respectent un tant soit peu... Est-ce le cas aujourd’hui ?

 

À de nombreux égards, la Cour suprême israélienne représente et défend aujourd’hui des valeurs étrangères au peuple d’Israël : celles de l’assimilation, du post-sionisme et du postmodernisme, etc. Elle s’attaque régulièrement dans ses décisions non seulement aux droits des Juifs sur la Terre d’Israël, mais aussi au mode de vie juif traditionnel et aux valeurs de la famille juive. On peut affirmer, au vu des arrêts de la Cour suprême israélienne depuis 30 ans, qu’elle incarne le visage moderne des Juifs hellénisants de l’époque des Maccabim. Il y a évidemment des exceptions. Rappelons le cas du juge Edmond Lévy, qui rédigea l’opinion minoritaire lors de l’expulsion des habitants Juifs du Goush Katif.

Pierre Lurçat

© Pardès. 

L’ensemble de l’article paraîtra dans le numéro 67 de la revue Pardès, janvier 2022.

https://www.inpress.fr/livre/pardes-n67-ou-va-la-democratie-suivi-de-le-mythe-andalou-et-de-le-concept-deretz-israel/

 

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La Houtspa sans limite de la Cour suprême israélienne

July 15 2021, 10:48am

Posted by Pierre Lurçat

La Cour suprême d’Israël a dernièrement pris deux décisions très remarquées sur deux dossiers importants et lourds de conséquences. Le premier, la Loi “Israël - Etat-nation du peuple Juif”, a fait l’objet d’une décision de 10 juges sur 11 (l’avis minoritaire étant celui du Juge arabe chrétien Georges Kara), qui a rejeté les pourvois formés contre cette Loi fondamentale par des associations antisionistes, soutenues par l’Union européenne notamment.

 

Dans la deuxième décision, emblématique elle aussi, la Cour suprême a fait droit au recours des associations LGBT en se prononçant en faveur de la GPA pour les couples homosexuels, plaçant ainsi Israël en pointe des pays qui autorisent cette pratique controversée (qui est interdite en France). J’ai évoqué ces deux décisions au micro de Daniel Haïk de Studio Qualita.

 

 

Le point commun entre ces deux décisions, apparemment contradictoires, est que la Cour suprême s’érige dans les deux cas en arbitre ultime - et pour ainsi dire exclusif - du débat public et politique sur des sujets cruciaux, qui touchent aux valeurs et aux normes fondamentales de l’Etat et de la société israélienne, valeurs sur lesquelles il n’existe aucun consensus.

 

En l’absence de tout consensus - et en l’absence même d’une Constitution qui l’autoriserait à mener un “contrôle de constitutionnalité” - la Cour suprême s’est ainsi arrogée, avec une arrogance inégalée dans aucun autre pays - le droit d’invalider des lois de la Knesset (y compris des Lois fondamentales), sans aucun mandat légal pour le faire (comme le reconnaît dans son avis un des juges ayant participé à la décision sur la Loi Israël Etat-nation, David Mintz).

 

L’actuelle présidente de la Cour Suprême, Esther Hayut:

Une “houtspa” sans limite

 

Poursuivant sur la lancée du Juge Aharon Barak (1), instigateur de la “Révolution constitutionnelle” dans les années 1990 et partisan d’un activisme judiciaire sans limite, la présidente Esther Hayout entend ainsi préserver le pouvoir exorbitant que s’est arrogée la Cour suprême et développer la politique arrogante par laquelle celle-ci s’est transformée en premier pouvoir, au mépris de la Knesset, du gouvernement et des principes fondamentaux de toute démocratie authentique.

P. Lurçat

 

(1) Sur le juge Barak et sa “Révolution constitutionnelle”, je renvoie le lecteur aux articles suivants: “Aharon Barak et la religion du droit”. (partie I) et “Le fondamentalisme juridique au coeur du débat politique israélien” (Partie II), ainsi qu’à mon intervention au Colloque de Dialogia “Où va la démocratie israélienne?”, devant faire l’objet d’une publication dans le prochain numéro de la revue Pardès.

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Comprendre la Loi fondamentale sur l’Etat-nation (II): la question de l’égalité des droits, par Pierre Lurçat, avocat

December 22 2020, 16:17pm

Posted by Pierre Lurçat

Comprendre la Loi fondamentale sur l’Etat-nation (II): la question de l’égalité des droits, par Pierre Lurçat, avocat

Alors que la Cour suprême, dans ce qui constitue la deuxième phase de la Révolution constitutionnelle entamée dans les années 1990 et sa transformation en premier pouvoir en Israël, prétend examiner la "légalité" de la Loi fondamentale sur Israël Etat-nation, il importe de bien comprendre la signification véritable de cette loi. Analyse.

 

Dans la première partie de cet article, nous avons vu que la Loi fondamentale sur l’Etat-nation s’inscrivait dans le droit fil des textes fondant la légitimité de l’Etat d’Israël selon le droit  international, et notamment de la Déclaration Balfour de 1917 et de la Résolution 181 des Nations Unies de 1947. Nous voudrions à présent nous attarder sur la question controversée de l’égalité et sur les arguments de ceux qui affirment que cette loi porte atteinte à l’égalité des citoyens non-juifs de l’Etat d’Israël.

 

Première affirmation : l’égalité des droits mentionnée dans la Déclaration d’Indépendance a été délibérément omise dans la Loi fondamentale, qui abolit ainsi la notion d’égalité.

 

Cette affirmation, entendue très souvent au cours des dernières semaines, exprime une incompréhension fondamentale du système juridique israélien et de la structure de l’édifice législatif, en Israël et dans les pays démocratiques en général. Elle repose en effet sur l’idée erronée qu’une nouvelle loi aurait automatiquement pour effet d’abroger les lois précédentes. Il n’en est pas du tout ainsi ! Non seulement la Loi fondamentale n’a pas pour effet d’abroger les lois antérieures - mais elle vient en réalité les compléter (1).

 

Pour analyser la place de la Loi fondamentale sur l’Etat-nation au sein de l’édifice juridique et constitutionnel israélien, je propose de recourir à l’image du puzzle. Chaque loi fondamentale vient en effet s’insérer dans un ensemble plus vaste dont elle constitue un élément. La complémentarité de chacun des éléments de ce puzzle tient à la fois à des raisons procédurales (le législateur israélien ayant décidé de recourir au système de l’élaboration d’une Constitution par étapes, en s’inspirant notamment du modèle allemand d’après 1949), et à des raisons de fond (2).

 

Sur le fond en effet, la Loi fondamentale sur l’Etat-nation vient s’insérer de manière logique dans l’édifice constitutionnel, aux côtés des deux éléments déjà édifiés depuis 1948. Le premier élément était celui des Lois fondamentales décrivant le fonctionnement des institutions (Knesset, Président de l’Etat, etc.). Le second était celui des droits de l’homme, qui sont énoncés dans les deux lois fondamentales de 1992. Le troisième élément, qui faisait défaut jusqu’alors, était celui du caractère juif de l’Etat, ou si l’on préfère de la “carte d’identité” de l’Etat d’Israël.

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La carte d'identité de l'Etat (photo : la Knesset)

 

 

Dernier point, qu’il n’est pas inutile de rappeler : la Déclaration d’Indépendance affirme certes que tous les citoyens d’Israël bénéficient de droits égaux, sans distinction d’origine. Mais elle mentionne également le droit au Retour, qu’elle réserve exclusivement aux Juifs et à leurs descendants, ce qui montre bien qu’elle n’est pas motivée uniquement par un souci d’égalité.

 

Deuxième affirmation : la Loi fondamentale sur l’Etat-nation vient consacrer une inégalité de fait entre citoyens juifs et non juifs.

 

Cette affirmation procède là encore d’une vision erronée de la réalité, tant politique que juridique, de l’Etat d’Israël. En réalité, il n’existe pas d’inégalité, de jure ou de facto, entre les citoyens de l’Etat d’Israël. Ceux-ci bénéficient en effet des mêmes droits politiques et sociaux, quelle que soit leur appartenance religieuse ou ethnique, conformément aux termes de la Déclaration d’Indépendance de 1948. Ceux qui dénoncent une prétendue inégalité contestent en réalité la nature même de l’Etat d’Israël en tant qu’Etat-nation du peuple juif, comme on l’a bien vu lors de la manifestation organisée samedi dernier à Tel-Aviv, au cours de laquelle les manifestants arabes israéliens ont brandi des drapeaux palestiniens !


 


Manifestation contre la Loi sur l’Etat nation à Tel-Aviv

 

Pour illustrer l’inanité de cette affirmation, prenons l’exemple le plus marquant, celui de la langue. Selon les opposants à la Loi fondamentale, celle-ci aurait rabaissé le statut de l’arabe, auparavant langue officielle à égalité avec l’hébreu, pour en faire une langue de second rang. Cette affirmation contient plusieurs contre-vérités. Tout d’abord, l’arabe n’a jamais été la langue officielle de l’Etat d’Israël. Il a en réalité bénéficié d’un statut de langue officielle avant 1948, pendant la période du Mandat britannique, mais ce statut a été abrogé de facto quand l'Etat d’Israël naissant a choisi l’hébreu comme langue officielle. Israël n’est pas, et n’a jamais été depuis 1948 un Etat binational, ou un Etat pratiquant le bilinguisme, contrairement à d’autres Etats.

 

Le statut spécial dont bénéficie la langue arabe en Israël est à la fois l’héritage de la période mandataire et la conséquence de l’interventionnisme de la Cour suprême en faveur des minorités arabes en Israël. Ainsi, un arrêt de 1999 a obligé les municipalités des villes abritant une minorité arabe à utiliser cette langue sur tous les panneaux de circulation dans leur ressort juridictionnel (Bagats 4112/99). La Loi fondamentale ne remet pas en cause le statut spécial acquis par la langue arabe au sein de l’Etat d’Israël : celui-ci est en effet confirmé à l’article 4 (b) et (c) - ce dernier précisant que la Loi ne porte atteinte à aucun droit acquis avant son entrée en vigueur.

 

En réalité, comme l’explique le professeur Martin Sherman, ceux qui s’opposent à la loi au nom de l’égalité des droits confondent deux catégories de droits bien différentes. D’une part, les droits civiques et libertés publiques, qui sont garantis en Israël à tous les citoyens sans distinction d’origine ethnique ou religieuse, depuis la Déclaration d’Indépendance et sous le contrôle tatillon de la Cour suprême, championne de l’égalité. D’autre part, les droits nationaux revendiqués à titre collectif, qui sont réservés au seul peuple Juif, au nom de son droit à l’autodétermination. Sur ce dernier point, aucun compromis n’est possible, sauf à transformer Israël en Etat binational.

Pierre Lurçat

 

(1) Cela est d’autant plus vrai, s’agissant d’une Loi fondamentale, c’est-à-dire d’une loi ayant une valeur supérieure aux lois “normales”, et selon certains avis quasi-constitutionnelle. Si on accepte l’hypothèse (soutenue par une partie des auteurs et juristes israéliens) que les Lois fondamentales sont des éléments de la Constitution en voie de création de l’Etat d’Israël, on comprend d’autant mieux comment la Loi fondamentale sur l’Etat-nation vient compléter les Lois fondamentales précédentes, et notamment la Loi sur la liberté et la dignité humaine de 1992

(2) Sur les notions de Loi fondamentale et de Constitution par étapes, je renvoie au chapitre 13 de mon livre La trahison des clercs d’Israël, La Maison d’édition 2016.

Mon intervention au récent colloque organisé par Dialogia, “Où va la démocratie ?” est en ligne sur Akadem, https://akadem.org/conferences/colloque/politique/dialogia-democratie/dialogia-ou-va-la-democratie-/45247.php.

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