Un déjeuner de shabbat dans la Vieille Ville de Jérusalem
Après avoir descendu la rue Agron, en longeant le parc de l’Indépendance, puis traversé l’artère commerçante de Mamilla – presque déserte en cette matinée de shabbat – ils se retrouvèrent dans la Vieille ville de Jérusalem et furent saisis comme chaque fois par la magie de cet endroit qui ne ressemblait à aucun autre. “Dix mesures de beauté sont descendues sur le monde, et neuf ont échu à Jérusalem”, disait l’adage talmudique. Mais encore fallait-il, pour apprécier la beauté de Jérusalem, savoir se montrer patient. La Ville sainte aux Juifs, dont le monde entier leur contestait la propriété, n’étalait pas ses secrets à tout venant… Elle ne se dévoilait qu’à ceux qui l’aiment, comme l’avait dit un de ses grands écrivains.
Depuis combien de temps n’était-il plus venu dans ce quartier et dans cette rue, se dit-il en quittant le shouk arabe pour pénétrer dans le “Rova”, le nouveau quartier juif construit après 1967? Il avait fait connaissance des amis qui les avaient invités pour déjeuner près de vingt-cinq ans auparavant, et à l’époque, il venait souvent partager leurs repas de shabbat ou de fête. Puis leurs relations s’étaient espacées, de manière insensible, au fur et à mesure que les enfants avaient grandi, les soucis des parents ayant laissé place à ceux des grands-parents…
Entrant dans la maison de ses amis, il retrouva presque instantanément l’impression qu'il y avait trouvée jadis. Mélange d’exotisme – c’était un appartement en longueur dont la partie la plus ancienne était une construction de l’époque pré-mandataire, aux plafonds en pierres à la forme ogivale caractéristique – et de familiarité, car ses hôtes savaient comment mettre à l’aise leurs invités. Autour de la table du déjeuner, la conversation portait tantôt sur des sujets quotidiens, en essayant d'éviter de parler de la guerre qui se prolongeait déjà depuis plus de sept mois interminables, tantôt sur des sujets liés à l'histoire juive et à la tradition.
Son ami, qui était érudit sans être pédant, se lança dans un long et passionnant exposé sur la synagogue du Ramban, qui avait été redécouverte après le retour des habitants juifs et remise en service, après avoir été longtemps transformée en magasin de céréales par l'occupant arabe. Il raconta l'arrivée de Moshe ben Nahman en terre sainte, au treizième siècle et, à travers son récit captivant, c'était comme si l'histoire juive devenait vivante et se déroulait sous leurs yeux. Plus tard, ils lurent chacun à son tour un passage des Pirké Avot – les maximes des Pères que les Juifs des communautés sépharades ont l'habitude de lire le samedi, entre Pessah et Chavouot. Lorsqu'il lut le passage faisant l'éloge de la modestie, il se dit que cela correspondait bien à son hôte, dont le savoir était aussi vaste qu'il était humble.
Mais le “clou” du déjeuner fut un piyout du poète Yehuda Halévy, que son ami chanta sur un air algérois plein de grâce. Ému par la mélodie, il tourna la tête vers Julia et vit qu'elle était tout aussi touchée que lui. “J'ai l'impression d'entendre chanter mon grand-père”, lui dit-elle. Ce dernier avait été rabbin dans plusieurs villes de France, après le départ de son Algérie natale. Son fils, le père de Julia, avait édité en son souvenir un disque de chants traditionnels algérois. Plus tard, lorsqu'ils allèrent se reposer dans la chambre d'amis, aux murs peints en rouge, une lumière douce perçait à travers les rideaux et le son des cloches de l’église voisine se mêlait à celui – entêtant et agressif – du muezzin, l’appel à la prière des fidèles de Mahomet. Julia lui dit combien elle aimait cet endroit, au cœur de la ville de Jérusalem pour laquelle ils éprouvaient tous deux la même passion.
Lorsqu'ils reprirent le chemin de leur domicile, vers le soir, le vent s'était levé et la fraîcheur vespérale tombait sur la ville. Le cœur gonflé de joie par ce déjeuner et par les retrouvailles aussi impromptues qu'inespérées avec son vieil ami, il prononça une muette prière de remerciement à Celui qui ne dort ni ne sommeille, le Gardien d'Israël. Dix ans plus tôt, il avait retrouvé l'amie de ses vingt ans, après en avoir été séparé pendant presque trois décennies, et elle était devenue la compagne du deuxième printemps de sa vie. Et voilà que la Providence lui faisait retrouver l'ami de ses premières années à Jérusalem… “Que tes œuvres sont nombreuses Eternel!”
P. Lurçat