Les Juifs et l'Ukraine (I) : Quand l’Ukraine était le grenier à blé de l’Europe, V.Jabotinsky
Dans le texte qu’on lira ci-après, le grand dirigeant sioniste évoque la figure de son père, mort alors qu’il était enfant, qui était commerçant en céréales en Ukraine. L’Ukraine était considérée comme le “grenier à blé de l’Europe” depuis le début du XVIIIe siècle, et de nombreux commerçants juifs prenaient part au commerce des céréales, notamment dans le cadre du commerce fluvial le long du Dniepr, évoqué par Jabotinsky. Dans un prochain article, nous évoquerons la relation de Jabotinsky à la question ukrainienne, à propos de laquelle il écrivait ces mots qui semblent aujourd’hui prémonitoires : “la question ukrainienne est le problème essentiel qui déterminera, dans une grande mesure, l’avenir de l’empire russe et donc le destin des Juifs sur son territoire”[1]. P. Lurçat
Je n’ai aucun souvenir de mon père, ou presqu’aucun, mais j’ai entendu à son sujet de nombreuses histoires et légendes. C’était l’époque où se construisait la richesse commerciale d’Odessa, capitale des céréales de l’Ukraine tout entière, et mon père était apparemment un des commerçants les plus doués. La « Société russe des navires à vapeur et du commerce » (« Ropit », en abréviation russe) détenait la part du lion du marché des céréales, et elle fit de mon père un de ses principaux agents. Selon certaines sources, il était l’agent principal pour l’achat du grain dans toutes les provinces au-delà du Dniepr, sur les deux rives – région qui nourrissait l’Europe tout entière à cette époque.
On pourrait écrire un roman entier, et cela serait utile (mais il n’y a aucun risque que je trouve le temps nécessaire) au sujet des voyages de mon père dans les bateaux de la « Ropit » le long du fleuve, de Kherson jusqu’aux rochers des chutes appelées « Porogui » (« les seuils ») en russe et « hirla » (« la gorge ») en ukrainien, accompagné d’un bataillon considérable d’adjoints, d’assistants, de spécialistes de l’examen des semences, de comptables et de personnes dénuées de toute utilité et de spécialité qu’on appelait à Odessa du nom bizarre de « Laptout » – mot qui n’a pas d’équivalent ou de traduction, sinon peut-être celle de fainéants. Mon père était quelqu’un d’important aux yeux de la direction de la « Ropit », apparemment, car plusieurs années après son décès, je voyais encore chez nous, dans notre mansarde, un des directeurs qui venait rendre visite à ma mère à chacun de ses passages à Odessa : je me souviens même de son nom – Pachelnikov – il buvait du thé et faisait l’éloge de mon père.
Odessa vers 1900
Les Juifs appelaient mon père « Yona », les Russes « Yévguéni ». Il était né à Nikopol, petite ville sur le Dniepr ; son père possédait sept « stations » le long d’une des routes principales, car à cette époque les voies de chemin de fer ne parvenaient pas jusqu’à cette partie de l’Ukraine ; ces stations étaient tout à la fois des auberges, des bureaux de poste et des écuries pour les chevaux de poste. Un de mes amis a trouvé le nom de mon grand-père sur la liste des premiers abonnés du premier journal juif publié en Russie – Hamelitz, si je ne me trompe pas.
L’amiral Chikhatchev, patron de la société Ropit, dit un jour à mon père : « Ton nom est Yévguéni et tu es un génie » – peut-être exagérait-il, ou peut-être disait-il vrai. Lors de chacune de mes visites dans les provinces du Dniepr, j’entendais la même chose de nombreuses personnes. Un jour, à Alexandrovsk, une dizaine de notables, anciens commerçants en céréales, se réunirent autour de moi et tentèrent de m’expliquer, jusqu’à minuit, le secret du charme de mon père ; je n’ai pas vraiment compris, mais il m’est resté l’impression très forte d’une ramification de liens, de réseaux et d’influences reliant l’Ukraine et l’Argentine, la Mer noire et les trois océans, le Ballplatz de Vienne, l’appartement du ministre des Affaires étrangères d’Autriche Hongrie et le café Roubina où se réunissaient les commerçants en blé à Odessa… Il y a une chose que j’ai comprise : ils m’ont raconté que mon père faisait tous ses calculs de tête – « jusqu’au huitième de centime » (je n’ai pas hérité cela de lui, pour moi la table de multiplication est demeurée un mystère). Et aussi cela : à plusieurs reprises, mis en garde contre ses assistants qui le « volaient », il a toujours répondu : « Celui qui me vole est plus pauvre que moi, et peut-être la justice est-elle de son côté ». Sans doute est-ce cette philosophie qu’il m’a transmise en héritage.
(Extrait de V. Jabotinky, Histoire de ma vie, traduit de l’hébreu par Pierre Lurçat, éditions les provinciales 2011).