(Extrait de P. Lurçat, Les Mythes fondateurs de l’antisionisme contemporain, éditions l’éléphant 2021. En vente sur Amazon et B.O.D.).
La Première Guerre du Liban, en 1982, marque une étape importante dans le développement du discours antisioniste contemporain et dans l’élaboration du mythe du “génocide du peuple palestinien”. Comme l’écrivait alors Léon Poliakov, dans un petit livre publié en 1983[1], “la guerre du Liban fit passer Israël et plus généralement les Juifs au premier plan de l’actualité. L’invasion israélienne fournit aux médias la possibilité de déchaîner des passions jusque-là tenues en laisse, ou simplement inexistantes. C’est dans ces conditions qu’un climat s’instaura dans les sphères gouvernementales (occidentales), qui poussait M. Pierre Mauroy (alors Premier ministre) à déclarer, dès le 18 juin 1982 : “Ce n’est pas en détruisant le peuple palestinien qu’on réduira le terrorisme”.
Poliakov estime que “le principal responsable de cette désinformation fut la télévision française”. De son côté, l’ancien ministre Pierre Mendès-France pouvait écrire alors, dans les colonnes du Nouvel Observateur, que “le spectateur qui voit les images projetées (à la télévision) est naturellement enclin à penser que c’est toute une nation qui est écrasée sous les bombes… On parle de Juifs tueurs d’enfants, de génocide, d’holocauste… comme si c’était l’objectif même du gouvernement israélien de massacrer délibérément des civils et des enfants”[2].
Le diagnostic porté par Mendès-France (et par Poliakov, qui le reprend à son compte) a tendance à faire porter la responsabilité de la vague d’antisémitisme, concomitante à la guerre du Liban, aux seules images diffusées par la télévision française. Près de quarante ans plus tard, dans un contexte assez similaire, non plus au Liban mais à Gaza, Pierre-André Taguieff portera un diagnostic tout aussi sévère à l’égard de la responsabilité des médias dans la diffusion du discours et des mythes antisionistes, écrivant [3]:
“La mise en accusation quasi-planétaire d’Israël est moins le résultat de la propagande palestino-islamiste, qu’un effet du fonctionnement du système médiatique. La condamnation unanime d’Israël, avant toute enquête et indépendamment de toute analyse des faits, témoigne d’abord du mode de formation et de diffusion de l’information journalistique…”. En effet, poursuit-il : “les médias choisissent de privilégier les récits allant dans le sens des présupposés de la culture politique majoritaire dans le monde professionnel des journalistes. Or, l’anti-israélisme et le pro-palestinisme, depuis les années 1990, se sont inscrits dans la doxa journalistique, reflétant le parti-pris “antisioniste” partagé, avec plus ou moins de virulence, par toutes les gauches”.
Quand le Premier ministre Mauroy parle de “détruire le peuple palestinien” (à propos du siège de Beyrouth par l’armée israélienne), il montre la perméabilité de la classe politique française au discours antisioniste radical, jusque dans ses accusations les plus insensées. Citons à ce sujet la remarque faite dans un contexte différent par Éric Marty, professeur de littérature française, au sujet de la visite d’Ariel Sharon sur le Mont du Temple en octobre 2000 : “Que les Palestiniens jouent du symbole, du mythe, de la mystification, c’est de bonne guerre. Que les médias français, que les hommes politiques et les plus grands responsables comme le Président de la République, soient les canaux passifs de cette propagande laisse rêveur quant à la maturité politique et intellectuelle de la France”[4].
Sabra et Chatila – événement historique ou événement mythique ?
L’outrance manifestée dans le récit médiatique du siège de Beyrouth, devenue Varsovie assiégée sous la plume de nombreux journalistes occidentaux, sera encore dépassée lors de l’épisode de Sabra et Chatila. Rappelons brièvement les faits : entre le 16 et le 18 septembre 1982, des centaines de réfugiés palestiniens étaient massacrés par des milices chrétiennes phalangistes dans la banlieue de Beyrouth, sur l’instigation du chef des services secrets libanais, Elie Hobeika. Paul Giniewski, auteur de plusieurs ouvrages sur l’antisionisme, note à ce sujet qu’aucun des grands thèmes de la démonisation d’Israël n’a occupé l’avant-scène avec une permanence sans faille, autant que le massacre de Sabra et Chatila et le rôle prêté à Ariel Sharon, alors ministre de la Défense.
On mesure à quel point le thème de Sabra et Chatila est demeuré vivace, dans la propagande palestinienne et dans ses relais occidentaux, à l’aune des innombrables textes, films, reportages et œuvres d’art qui lui sont consacrés jusqu’à ce jour. Citons à titre d’exemple, un remake du Guernica de Picasso, intitulé sobrement “Le massacre de Sabra et Chatila”, exposé au Tate Modern de Londres[5]. La véritable logorrhée verbale, médiatique, artistique et intellectuelle, autour du massacre de Sabra et Chatila et de la prétendue responsabilité israélienne prouve, si besoin était, la véracité du constat fait par l’écrivain Paul Giniewski [6]:
“Quatre des plus grands journaux américains y avaient consacré davantage d’espace qu’aux dix plus grands massacres qui avaient marqué la décennie 1972-1982, et qui comprenaient celui de l’Ouganda sous Idi amine, les 20 000 civils massacrés à Hama en Syrie, la boucherie de 2,5 millions de Cambodgiens par leurs compatriotes. Trois ans après les faits, un autre massacre eut lieu dans les mêmes camps, alors sous contrôle des Libanais chiites, faisant plus de 500 morts”. Et Giniewski de poursuivre : “Les mêmes quatre quotidiens américains y consacrèrent dix fois moins d’espace qu’au Sabra et Chatila “enjuivé”. En 1982, ce vrai, cet unique Sabra et Chatila digne de mobiliser la conscience universelle avait produit 10 000 mots sur 7 pages dans le même numéro de l’un des grands quotidiens : davantage que l’espace mérité par le débarquement allié en Normandie pendant la Deuxième Guerre mondiale”.
Autre exemple de cette disproportion et de cette logorrhée médiatique : le fameux texte de l’écrivain Jean Genet, “Quatre heures à Chatila”, auquel il doit une partie non négligeable de sa célébrité. Ce texte a donné lieu à d’innombrables commentaires, mises en scène, et jusqu’à un récent spectacle de danse[7]. L’écrivain français au passé trouble, (qui se présentait lui-même par les mots “Jean Genet, voleur” à ses compagnons de cellule, pendant la Deuxième guerre mondiale[8]), n’a jamais été autant apprécié et célébré que lorsqu’il a écrit ce texte et qu’il est devenu ainsi le “porte-parole” des Palestiniens, auxquels il a consacré de nombreux autres textes. Lisons à ce sujet l’analyse éclairante d’Éric Marty, dans son livre Bref séjour à Jérusalem [9]:
“Sabra et Chatila n’est jamais apparu comme un événement au sens purement historique du terme – tel Austerlitz qui n’efface pas Wagram et qui n’est pas éclipsé par Waterloo -, il est apparu comme un surévènement, en tant qu’il rend inaudible le nom de tous les autres, en tant que les trois jours qu’il dura effacent les sept ou huit ans de guerre civile et de massacre qui le précédèrent et les huit ans de tueries qui suivirent ; il est apparu comme événement en tant qu’il est devenu l’unique événement par lequel l’on se remémore un très long épisode historique”.
Cette analyse d’Éric Marty décrit très précisément le processus par lequel Sabra et Chatila, en tant qu'élément du mythe plus large du “génocide du peuple palestinien” - devient un événement mythique, qui efface toute la réalité historique de la guerre civile au Liban et de ses innombrables crimes, commis par des factions tellement diverses et variées, qu’il est difficile de s’y retrouver… Mais dans la version mythifiée, tout devient très simple : il ne reste plus qu’un seul crime, celui des Juifs. “Des goyim ont tué d’autres goyim, et ce sont les Juifs qu’on accuse” – la fameuse expression d’Ariel Sharon - lui-même transformé en accusé principal - dit très bien, de manière lapidaire, ce que Marty analyse sous un angle littéraire.
La lecture par Éric Marty du récit de Sabra et Chatila fait par Jean Genet lui permet d’établir une distinction - essentielle pour notre compréhension du discours et des mythes antisionistes – entre le fait et l’événement : “Grâce à Genet, nous avons compris… ce qu’était un événement, nous avons compris qu’un événement était tout le contraire d’un fait, nous avons compris que pour qu’un événement soit, il suppose de porter en lui une dimension métaphysique - il doit, comme phénomène, toucher à l’essence de ce qu’il représente”[10].
Les mythes fondateurs de l’antisionisme contemporain – Éditions L’éléphant.
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[1] De Moscou à Beyrouth. Essai sur la désinformation, Paris, Calmann-Lévy, 1983.
[2] Le Nouvel Observateur, 14-20.8.1982, cité par Poliakov, op. cit. p. 164.
[3] Israël et la question juive, Les provinciales 2011, p. 177.
[4] Éric Marty, “L’angélisme progressiste des belle âmes”, Le Monde 11 octobre 2000, repris dans Bref séjour à Jérusalem, op. cit.
[6] P. Giniewski, Antisionisme, le nouvel antisémitisme, Cheminement 2005, p. 84.
[8] Témoignage rapporté par mon grand-père, l’architecte André Lurçat, emprisonné à la prison des Tourelles pour faits de résistance.
[9] Éric Marty. Bref séjour à Jérusalem, Gallimard 2002, p.175.
[10] Éric Marty. Bref séjour à Jérusalem, op. cit, p.175