Rencontre avec Bat Ye’or : Un combat pour la vérité, par Pierre Lurçat
Rencontre avec Bat Ye’or : Un combat pour la vérité, par Pierre Lurçat
Je connais Bat Ye’or depuis près de 30 ans. Notre première rencontre date de la fin des années 1980, à l’occasion d’une conférence organisée par l’Association France-Israël et son président d’alors, Michel Darmon. Elle était alors au milieu de sa carrière d’historienne et n’avait pas encore atteint la notoriété internationale que lui valu son livre le plus fameux, dont le nom est désormais entré dans le vocabulaire politique contemporain: Eurabia. Je l’ai interviewée à plusieurs reprises sur ses travaux et sur ses différents ouvrages (1). Mais l’entretien qu’elle m’a accordé à l’occasion de la parution de son autobiographie politique, est différent. Bat Ye’or a en effet accepté de parler non seulement des sujets de ses livres, tous passionnants, mais aussi de son parcours intellectuel et personnel et de sa vie aux côtés de David Littman, son mari décédé il y a six ans.
Gisèle et David Littmann
(photo : site Les Provinciales)
Bat Ye’or nous reçoit dans sa maison sur les rives du lac de Genève, en Suisse, où elle vit depuis plusieurs décennies. Notre entretien porte tout d’abord sur la personnalité et l’action de celui qui a partagé sa vie et ses combats, David Littman. Un récent article de Jean Birnbaum dans le Monde des livres présentait Bat Ye’or de manière caricaturale, en omettant entièrement le nom de son mari. Or, celui-ci a joué un rôle important dans l’oeuvre de Bat Ye’or, comme me le confirme celle-ci.
“David a été très généreux avec moi. Il disposait de techniques acquises à l’université. J’étais plus impulsive dans mon écriture. Il contrôlait mes sources. Il ne me laissait pas écrire et publier sans son contrôle… Nous n’avions pas toujours les mêmes opinions. Il lisait mon travail et me procurait des livres, des articles qui m'intéresseraient et que je n'avais pas le temps d'aller chercher”.
David Littman (1933-2012)
David Littman, intellectuel et aventurier
La collaboration entre David et son épouse n’était pas seulement intellectuelle. Leur histoire d’amour, relatée avec pudeur dans l’autobiographie de Bat Ye’or, est aussi une histoire de courage et d’aventure, car Littman n’était pas un historien enfermé dans les bibliothèques et les salles d’archives, c’était un véritable globe-trotter.
“Nous avons passé trois mois en Asie. David voulait poursuivre des Indes jusqu'en Afghanistan, mais j'étais trop malade et il y a renoncé. Au fil des ans et avec une famille, David a renoncé à son côté aventureux pour vivre avec moi”.
P.L. Il a remplacé le goût de l’aventure physique par celui de l’aventure intellectuelle?
B.Y. “C’était un homme d’action, plus encore qu’un intellectuel. J’ai toujours eu le remords de ne pas avoir écrit un livre sur l’opération Mural”. Après cette opération - au cours de laquelle David et Bat Ye'or ont organisé le départ clandestin de cinq cent trente enfants juifs du Maroc vers Israël (1), Israël lui a proposé une nouvelle mission à Djerba, mais David, après mûre réflexion, a dû refuser. Nous nous étions engagés bénévolement pour aider les enfants juifs du Maroc, voulant accomplir une mitsva, mais de retour, nous voulions achever nos études.
Controverse avec Bernard Lewis
Nous abordons à présent les rapports entre les Littman et Bernard Lewis, le célèbre orientaliste américain, récemment décédé à l’âge de 102 ans. Bat Ye’or porte un regard critique sur l’oeuvre de Lewis, notamment en raison de son attitude à l’égard du génocide arménien (Lewis ayant contesté le génocide arménien, en adoptant peu ou prou la version turque de l’histoire du génocide).
"Quand je lisais les livres de Lewis, j’y trouvais dans certains domaines des erreurs et des généralisations, malgré son immense savoir et son érudition”.
Bat Ye’or souligne le refus de Lewis du concept générique (dont elle est l’inventrice) de la dhimmitude - c’est-à-dire d’une condition commune à l’ensemble des peuples soumis par le djihad et gouvernés par la chariah. Il avait une opinion très favorable de cette condition.
Je lui demande comment elle explique une telle attitude de la part d’un savant mondialement connu.
“Il peut y avoir plusieurs raisons. L’amour que l’on porte à la civilisation que l’on étudie. Les intérêts professionnels, la prudence politique. Et surtout le parallèle avec la Shoah, monstruosité sans pareille. Lewis ne s’est intéressé aux minorités religieuses que tardivement, après moi. Il était plutôt un spécialiste de la civilisation ottomane, un turcologue. C’est un autre domaine. Quant à moi, j’avais la chance d’être indépendante. Je comprends les scrupules de ceux qui craignent de perdre leur poste. »
Le propos est incisif, et l’indulgence apparente masque à peine un reproche très dur envers Lewis et beaucoup d’autres chercheurs, qui n’ont pas eu l’audace intellectuelle de Bat Ye’or.
Nous parlons maintenant le sujet le plus controversé de ses travaux, celui d’Eurabia, thème de son livre le plus fameux et toujours très actuel.
Dans une interview réalisée en 2009, elle définissait ainsi Eurabia : “C'est un nouveau continent qui est en train d'émerger, un continent de culture hybride, arabo-européenne. La culture européenne, dans ses fondements judéo-chrétiens, est en train de s'affaiblir progressivement, et de disparaître pour être remplacée par une nouvelle symbiose, islamo-chrétienne”.
Je lui demande si elle voit une évolution à cet égard depuis 2009. “Les gouvernements craignent (aujourd’hui) la rébellion de leurs peuples. Car maintenant, ces populations constatent les résultats de leurs décisions.…Et elles s’opposent à la politique d’Eurabia. Mais on ne peut changer facilement une idéologie et ses structures gouvernementales implantées depuis quatre décennies.
Nous évoquons aussi l’actualité d’Eurabia, au sujet du récent procès contre l’historien Georges Bensoussan, victime du “djihad judiciaire” (il vient d’être relaxé par la Cour d’appel de Paris). B.Y. : “Bensoussan était la cible idéale. C’est l’homme et son oeuvre qui furent visés à travers ce procès”.
Les sources de la dhimmitude
Bat Ye’or en vient à parler de la dhimmitude, thème central de ses travaux qui a fait l’objet de son premier livre, Le dhimmi, paru initialement en 1980 (et récemment réédité en France). Dans une précédente interview, elle m’avait expliqué ainsi sa découverte du thème fondamentale de la dhimmitude :
Mon projet initial fut d'écrire sur la condition des Juifs des pays arabes. J’en avais rencontré un grand nombre qui avaient été expulsés de leur pays d'origine et je les avais interviewés... On me demanda d’être l’un des membres fondateurs du WOJAC, l'association internationale des Juifs des pays arabes.
Nous avions tous vécu la même histoire, de persécutions, de spoliations et d'expulsions... C'est au cours de mes recherches que j'ai découvert la condition du dhimmi, qui a fait l'objet de mon livre Le Dhimmi, paru en 1980. Après sa parution, des chrétiens me contactèrent, et je commençai à m'intéresser à l'islamisation des pays chrétiens, thème auquel j'ai consacré un autre livre.
- Vous avez en fait découvert un pan inexploré de l'histoire mondiale.
- Non… On a beaucoup écrit sur ce sujet jusque dans les années 1960s. Il existait de très bonnes monographies abordant le thème des conquêtes islamiques. Le sujet était traité au niveau historique donnant le récit des faits, des dates intégrés dans les relations internationales et le conflit des intérêts et des ambitions des Puissances. Je me suis placée du point de vue des populations conquises, c'est-à-dire des dhimmis. J’ai été attaquée pour plusieurs raisons. D’abord parce qu’on considérait que je n’avais aucune légitimité pour en parler. Ensuite parce que j'englobais Juifs et chrétiens dans le même concept alors que l’on voulait absolument les séparer afin d’attribuer à Israël la cause des persécutions des chrétiens perpétrées par les musulmans. A partir des années 1970-80s peu osaient parler du Djihad. C'était un terme presque tabou, parce qu'il contredisait le mythe de la coexistence pacifique en terre d'Islam, que j'ai désigné comme le "mythe andalou".
“La source de la plupart des discriminations de la dhimmitude se trouve dans les lois du statut des juifs et des chrétiens schismatiques selon le droit canon de l’Eglise et du droit byzantin. L’orientaliste Louis Gardet avait noté cette similitude. Cependant même si certaines restrictions sont identiques, leurs justifications théologiques diffèrent dans l’islam et le christianisme et à certains égards le statut du dhimmi est plus sévère que celui du juif dans certains pays chrétiens. Ainsi il ne fut jamais interdit aux juifs européens de sortir chaussés ou de monter à cheval. Le Concile de Latran (1215) a repris la Rouelle de l’islam, qui imposait depuis des siècles déjà des signes distinctifs infamants vestimentaires et autres aux juifs et aux chrétiens. Dans l’islam, les juifs et les chrétiens ont un statut identique.
On retrouve aujourd’hui cette communauté de destin dans Eurabia, où le terrorisme (dont les Juifs ont été les premières victimes) se retourne contre les chrétiens, et contre l’Occident en général, tout comme la dhimmitude infligée par l’Eglise s’est retournée contre les chrétiens.
Réformer l’islam?
Pour conclure notre entretien, je lui demande si elle pense qu’un espoir de réformer l’islam existe. “Ce n’est pas à nous d’en décider. Il nous appartient de dire tout cela, de choisir des politiques qui tiennent compte de tout cela… (comme le fait Viktor Orban en Hongrie).
Cela encouragera les musulmans qui sont nombreux à vouloir moderniser l’islam, à agir dans leur pays et au sein de leur peuple.
Propos recueillis par Pierre Lurçat (avril 2018)
(1) Voir notamment, interview au Jérusalem Post, 2 janvier 2007, “De la dhimmitude à l’Eurabie”. “Le référendum suisse est une défaite d’Eurabia”, 2 décembre 2009. Interview au sujet de son livre L’Europe et le Califat, novembre 2010. Et plus récemment, “Bat Ye’or répond à ses détracteurs”, février 2018.
(2) Sur l’opération Mural, Voir notre interview de David et Gisèle Littman pour Israël Magazine, et l’extrait du film Opération Mural sur le site Danilette.com
Bat Ye’or, photo de Pierre Lurçat ©