L’État de l’exil - Israël, les Juifs, l’Europe de Danny Trom, par Pierre Lurçat
L’État de l’exil - Israël, les Juifs, l’Europe de Danny Trom
Alors que l’État juif célèbre son soixante-quinzième anniversaire, l’essai que Danny Trom consacre à Israël et au sionisme paraît à point nommé.
(Article paru initialement sur le site de la Revue des Deux Mondes)
Sous le titre L’État de l’exil – Israël, les Juifs, l’Europe, le directeur de recherche au CNRS livre une réflexion passionnante sur la question de l’identité de l’État hébreu, qui depuis 1948 et bien avant encore alimente le débat à l’intérieur d’Israël et au sein du peuple Juif.
« Qu’est-ce que l’État d’Israël ? » En mai 1950, la question a été posée lors d'une séance de la Knesset – le parlement israélien. La réponse fût lapidaire et stupéfiante : « On ne sait pas... » Israël est en effet un des rares pays au monde qui, soixante-quinze ans après sa fondation, continue de s'interroger sur son identité. Les raisons de ce questionnement permanent sont multiples. Danny Trom l’aborde sous l'angle politique et constitutionnel, en le reliant au projet du fondateur du sionisme politique, Theodor Herzl. Relisant les écrits de celui qui est surnommé le « Visionnaire de l'État », Trom fait une analyse minutieuse et très fouillée du projet herzlien. Il montre que celui-ci ne repose pas tant sur l'idée du Contrat social rousseauiste, que sur celle du negotiorum gestor, concept du droit romain utilisé par Herzl pour justifier sa mission.
Comme ce dernier l’explique dans son ouvrage programmatique, L’État des Juifs, « lorsque le bien d’une personne incapable d’agir est en danger, chacun est en droit d’intervenir pour le sauvegarder. C’est là le gestor, le gérant de l’affaire d’autrui… Son mandat lui est délivré par une nécessité supérieure »[1]. Cet exposé succinct du concept du droit romain permet de comprendre comment Herzl conçoit son rôle : il est le gestor du peuple Juif, dont l’existence même est en danger. Herzl, comme d’autres dirigeants sionistes, était en effet très soucieux de la souffrance juive et avait eu la prescience de la Shoah.
Une des questions principales que soulève Danny Trom est celle de savoir si « avec la naissance du Judenstaat (l'État des Juifs), le gestor s'éteint ? » Ou en d'autres termes, si la fondation de l'État d'Israël met fin au droit de regard des Juifs de la diaspora sur le destin de l'État qui prétend les représenter ? Cette question prend un visage très actuel et parfois polémique, alors que de nombreux intellectuels juifs se disent aujourd'hui inquiets pour l'avenir d'Israël, y compris l’auteur du livre.
Le débat constitutionnel israélien
Danny Trom apporte un regard neuf sur le sionisme politique et sur les idées de son fondateur. Les chapitres deux à six, intitulés respectivement « L'État de toute urgence », « L'État dispensable », « L’État de détresse », « L'État du droit international » et « L'État-abri pour tous », inscrivent le projet sioniste dans un contexte politique européen, qui demeure toujours pertinent à ses yeux, cent-vingt ans après la parution du manifeste de Théodore Herzl. Mais c'est sans doute le premier chapitre du livre, « La procrastination constitutionnelle », qui est le plus éclairant pour comprendre l'actualité brûlante.
Le sociologue rappelle l'anecdote fameuse racontée par Jacob Taubes, jeune philosophe berlinois séjournant à l'université hébraïque de Jérusalem, qui se rend en pleine guerre d'Indépendance à la bibliothèque, pour emprunter La Théorie de la constitution de Carl Schmitt. Le bibliothécaire lui apprend à son grand étonnement que le livre a déjà été emprunté par le ministre de la Justice, Pinchas Rosen, qui en avait besoin pour tenter de rédiger un projet de Constitution… Trois quarts de siècle plus tard, Israël n'en a toujours pas et cette absence génère des problèmes que le projet de réforme de la justice de Benyamin Netanyahou, pour le moment reporté, tente de résoudre.
Danny Trom revient sur les principales raisons qui ont également conduit à l’ajournement du projet constitutionnel entamé en 1948 et remis aux calendes grecques par David Ben Gourion. Celui-ci pensait que le plus urgent était de consolider l'État nouvellement créé et non que « les Juifs à travers le monde se querellent sur une constitution… » Cet avertissement s'est depuis avéré prémonitoire, alors que les Israéliens et les Juifs de la diaspora se querellent aujourd’hui sur la question toujours brûlante de l’identité d’Israël.
Une des lacunes du livre est cependant de s'en tenir à la vision classique d'un Herzl juif assimilé, découvrant la solution sioniste à l'occasion de l'affaire Dreyfus. En réalité, le journaliste avait hérité de son grand-père l'idée que les Juifs reviendraient un jour dans leur patrie ancestrale, comme l'a bien montré Georges Weisz dans Herzl, nouvelle lecture[2]. Herzl avait ainsi expliqué que « le sionisme est le Retour à la judéité, avant même d’être le retour au pays des Juifs ».
Mais cette réserve ne retire rien à l'intérêt de l’ouvrage de Danny Trom, dont l’écriture académique s’illumine parfois d’heureuses métaphores, comme dans le passage suivant : « Apparu sous le signe de l’état d’urgence, l’État pour les Juifs fut nommé dans la précipitation “État d’Israël”, à la manière dont se décide dans la panique le nom de l’enfant d’une mère qui aurait dénié sa grossesse jusqu’au jour de l’accouchement… L’État porte congénitalement la marque de cette surprise : on ne le vit pas arriver et lorsqu’il apparut, on le célébra tel un miracle… » Près de cent-trente ans après la rédaction de L’État des Juifs par Herzl, ce miracle ne cesse pas d’étonner, de diviser ou de réjouir.
Pierre Lurçat
Danny Trom, L’État de l’exil - Israël, les Juifs, l’Europe, PUF 2023, 280 pages.