Aharon Barak et la religion du droit (II) : Le fondamentalisme juridique au cœur du débat politique israélien actuel, Pierre Lurçat
Suite de mon article sur le fondamentalisme juridique en Israël. (Lire la première partie ici).
Dans ses écrits sur le rôle du juge (8), Barak insiste ainsi sur le rôle créateur de droit du juge, tout en affirmant ne pas avoir “d’agenda politique”. “Lorsque je fais référence au rôle du juge, je n’entends nullement suggérer qu’il aurait un agenda politique. En tant que juge, je n’ai aucun agenda politique. Je ne m’engage pas dans la politique des partis, ni dans aucune autre forme de politique…” (On peut évidemment contester la sincérité de cette affirmation, et la rapprocher de la fameuse déclaration de Barak, pour justifier l’éviction de la candidate à la Cour suprême Ruth Gabison, une de ses plus farouches opposantes : “Elle a un agenda politique !”).
Barak a tenu des propos similaires dans le cadre de l’arrêt Zarzevski, qui abordait la légalité d’un accord de coalition conclu en 1990 entre le Premier ministre Itshak Shamir et le ministre des Finances, Itshak Modaï. “De par notre éducation juridique, notre expérience judiciaire et notre foi dans le droit, nous nous tenons comme un rocher solide, même lorsque les vents se déchaînent autour de nous, car nous autres juges, notre monde est fait de principes et de valeurs fondamentales et non de courants passagers et changeants”. Ces propos au ton imagé et quelque peu hautain lui valurent la réponse ironique du juge Menahem Elon : “J’envie mon confrère, qui a ce privilège, comme il en témoigne lui-même. Mais que faire-je, moi qui suis le plus humble des myriades de citoyens israéliens, je ne suis pas taillé dans la pierre et je suis quelque peu exposé, malgré moi, aux sentiments et aux courants passagers de la politique (9)”.
Le juge Menahem Elon, aux côtés d’Aharon Barak
L’opposition entre le juge Menahem Elon et le juge Aharon Barak
Au-delà de la controverse personnelle entre deux hommes que tout sépare, il y a là deux conceptions radicalement opposées de la fonction judiciaire et du rôle du droit dans la société israélienne. Il n’est pas inutile de dresser un rapide portrait des deux hommes, avant de nous arrêter sur leurs différends théoriques. Le premier, Aharon Barak, est né à Kovno, en Lituanie, en 1940, et a survécu à l’occupation allemande en se cachant dans le ghetto. Monté en Israël juste après la guerre, il étudie à l’université hébraïque de Jérusalem, puis à Harvard, avant de revenir à Jérusalem où il est nommé doyen de la faculté de droit en 1974.
Il devient ensuite procureur de l’Etat, inculpant plusieurs personnalités publiques haut-placées, dont le ministre Avraham Ofer (qui se suicide) et le Premier ministre Itshak Rabin (qui démissionne). Il est nommé juge à la Cour suprême en 1975 et devient son président en 1995, fonction qu’il occupera jusqu’à son départ en retraite en 2006. Il est l’inspirateur et le principal artisan de la “Révolution constitutionnelle”, expression désignant le rôle accru et considérable confié à la Cour suprême et son intervention grandissante dans la vie publique et politique en Israël depuis le début des années 1990 et le vote des Lois fondamentales sur la Dignité et la liberté de l’homme et sur la Liberté professionnelle.
Menahem Elon appartient à la génération précédente de juristes israéliens. Né en 1923 à Düsseldorf, dans une famille juive hassidique, il émigre en Israël avec ses parents en 1935. A l’âge de 16 ans, il est admis à la yeshiva Hébron, à Jérusalem, où il étudie pendant 6 années qu’il décrira bien plus tard comme les “plus belles années de sa vie”. Il est ordonné rabbin par les deux grands rabbins de l’époque, Itshak Herzog et Meir Uziel. C’est seulement à l’issue de ses études rabbiniques qu’il entreprend des études de droit, qu’il achève brillamment en 1948, année de la proclamation de l’Etat. Nommé procureur-adjoint de l’Etat, il est ensuite conseiller en droit hébraïque au ministère de la Justice. En 1973, il publie son oeuvre monumentale, Le droit hébraïque, son histoire, ses sources et ses principes (10). Il entre à la Cour suprême en 1977, et y reste jusqu’à son départ en retraite en 1993.
Menahem Elon à la yeshivat Hebron (premier en haut à gauche)
Ces biographies très succinctes mettent en évidence la différence considérable entre les deux hommes : Barak a été formé à l’école du droit laïc, nourri par les professeurs israéliens et américains et ses conceptions juridiques ont été influencées par son bref séjour à Harvard. Elon, de son côté, est un spécialiste reconnu du droit hébraïque millénaire, et la yéshiva a été, de son propre aveu, une expérience plus marquante que l’université. Ce n’est pas un hasard, par conséquent, si le différend fondamental qui opposera les deux hommes tout au long de leur carrière judiciaire portera sur la place du droit hébraïque dans le système judiciaire et juridique israélien. (A suivre).
P. Lurçat
Notes
8. Voir notamment A. Barak, The Judge in a Democracy, Princeton University Press 2001.
9. Cité par N. Levitsky, op. cit. p. 236.
10. Menahem Elon, Jewish Law: History, Sources, Principles, The Jewish Publication Society, 1994.