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"Israël - État d’apartheid", racines d'un mythe politique antisémite, Pierre Lurçat

July 27 2022, 08:18am

Posted by Pierre Lurçat

"Israël - État d’apartheid", racines d'un mythe politique antisémite, Pierre Lurçat


La résolution de la NUPES sur le soi-disant “apartheid” israélien vise à implanter au cœur du débat politique français le discours mythique antisioniste. Dans les lignes qui suivent, extraites de mon livre Les mythes fondateurs de l'antisionisme contemporain, lui-même tiré d'un cours donné sur Akadem, je retrace l’origine de ce mythe antisioniste.

 

Il est toujours délicat d’établir avec précision les origines d’un mythe politique. Celui-ci, comme tout mythe, puise ses sources dans une histoire déjà ancienne et floue. L’accusation d’apartheid portée contre Israël a des origines multiples : parmi ses promoteurs, on trouve des acteurs très divers - États, organisations et personnes physiques - qui incluent à la fois les militants anti-apartheid en Afrique du Sud et ailleurs, l’URSS et ses satellites, l’OLP etc. C’est toutefois cette dernière, avec l’appui et sans doute sur l’instigation de l’URSS, qui a transformé l’accusation d’apartheid lancée contre Israël en un véritable mythe, lequel perdure jusqu’à nos jours.

 

Pour comprendre comment est apparu et s’est développé ce mythe, il est nécessaire de rappeler les origines du mouvement national palestinien. L’émergence du nationalisme arabe palestinien est en effet étroitement liée aux trois grands totalitarismes du vingtième siècle : le mouvement islamiste des Frères musulmans (qui ont exploité la cause de la Palestine arabe, avec l’aide du père fondateur du mouvement national palestinien, le grand mufti Hadj Amin al-Husseini) ; l’Allemagne nazie, qui s’est servie du nationalisme arabe pour combattre ses deux ennemis irréductibles, l’Angleterre et les Juifs ; et enfin l’URSS et ses satellites.

 

Le père fondateur du mouvement national palestinien avec Adolf Hitler

 

Le mouvement national palestinien et les trois grands totalitarismes du 20e siècle

 

Cette dernière a joué un rôle décisif - et largement oublié ou occulté aujourd’hui - pour promouvoir la cause palestinienne et transformer l’OLP, organisation relativement marginale dirigée par Ahmed Choukeiry depuis 1964, en représentant « légitime » du peuple palestinien sur la scène internationale. Comme le relate Ion Pacepa, ancien conseiller de Ceaucescu qui fit défection en 1978, c’est en effet le KGB qui fut à l’origine de la création de l’OLP et du personnage même de Yasser Arafat.

 

Dans son livre The Kremlin Legacy (1), Pacepa raconte ainsi qu’un jour de 1964, “nous avons été convoqués à une réunion conjointe du KGB, à Moscou. Il s’agissait de redéfinir la lutte contre Israël, considéré comme un allié de l’Occident. La guerre arabe pour la destruction d’Israël n’était pas susceptible d’attirer beaucoup de soutiens dans les «mouvements pour la paix», satellites de l’Union Soviétique. Il fallait la redéfinir. L’époque était aux luttes de libération nationale. Il fut décidé que ce serait une lutte de libération nationale : celle du « peuple palestinien ».

 

L’organisation s’appellerait OLP : Organisation de Libération de la Palestine. Des membres des services syriens et des services égyptiens participaient. Les Syriens ont proposé leur homme pour en prendre la tête, Ahmed Choukeiry, et il fut choisi. Les Egyptiens avaient leur candidat : Yasser Arafat. Quand il apparut que Choukeiry ne faisait pas l’affaire, il fut décidé de le remplacer par Arafat, et celui-ci fut “façonné” : costume de Che Guevara moyen-oriental, barbe de trois jours de baroudeur… « Il fallait séduire nos militants et nos relais en Europe ! » (2).

 

C’est dans ce contexte de la création de l’OLP et de l’invention du peuple palestinien, instrument de la lutte idéologique de l’URSS contre Israël et contre les États-Unis, que se situe l’apparition du mythe de l’État d’apartheid, dont nous allons à présent retracer les étapes.

 

Première étape : Choukeiri à l’ONU et la Charte de l’OLP

 

Selon le politologue américain Daniel Pipes, le premier à accuser Israël d’être un État d’apartheid fut Ahmed Choukeiri, futur dirigeant de l’OLP en 1964. Cela se passait en 1961, au moment du procès Eichmann, et Choukeiri était alors diplomate à l’ONU. Auparavant, il avait été le bras droit du mufti pro-nazi Ami Al-Husseini (3). En 1961, le procès Eichmann battait son plein à Jérusalem, attirant l’attention des journalistes du monde entier. Citons, parmi les plus connus, le correspondant de France Soir, Joseph Kessel, ou la philosophe Hannah Arendt, devenue reporter pour l’occasion. 

 

L’accusation d’apartheid, lancée contre Israël devant la tribune des Nations unies devait permettre, dans l’esprit de celui qui était alors ambassadeur d’Arabie saoudite aux Nations Unies et de ses commanditaires, de noircir l’image d’Israël - alors même que le procès Eichmann rappelait au monde entier les horreurs de la Shoah - et de préparer ainsi le terrain idéologique en vue de sa destruction physique. Après le discours de Choukeiri devant les Nations Unies, c’est logiquement dans la Charte de l’OLP (à la rédaction de laquelle auraient collaboré les commanditaires soviétiques de Choukeiri, selon Pacepa) qu’on retrouve l’amalgame sionisme=racisme. Ainsi, à l’article 22, la Charte de l’OLP affirme que “Le sionisme… est raciste et fanatique par nature, agressif, expansionniste et colonialiste dans ses buts et fasciste par ses méthodes”.
 

Deuxième étape : la Résolution “Sionisme = Racisme”

 

L’assimilation du sionisme au racisme, initiée par l’URSS et par l’OLP, va culminer dans l’adoption de la Résolution “Sionisme = Racisme” par l’Assemblée générale des Nations Unies, le 10 novembre 1975 (4). Lors du vote, l’ambassadeur d’Israël à l’ONU, Abba Eban, déclara que celle-ci pourrait tout aussi bien voter une résolution proclamant que “la Terre est plate”. Rappelons que la résolution 3379 fut adoptée à la majorité de 72 voix pour, 35 voix contre et 32 abstentions. Elle “Considère que le sionisme est une forme de racisme et de discrimination raciale”, et affirme également dans son avant-dernier paragraphe :

 

Prenant note également de la résolution 77 (XII), adoptée par la Conférence des chefs d’États et de gouvernements de l'Organisation de l’Unité Africaine, tenue à Kampala, du 28 juillet au 1er août 1975, qui a estimé que “le régime raciste en Palestine occupée et les régimes racistes au Zimbabwe et en Afrique du Sud ont une origine impérialiste commune, constituent un tout et ont la même structure raciste, et sont organiquement liés dans leur politique tendant à la répression de la dignité et l’intégrité de l’être d’humain". 

 

Manifestation antisioniste à Washington, 2014



 

Dans l’esprit des promoteurs de la Résolution “Sionisme = Racisme”, le racisme supposé de l’État d’Israël découle donc de sa nature impérialiste. Notons que l’accusation d’impérialisme et celle de colonialisme - son corollaire - sont plus anciennes que celle de racisme. L’examen des déclarations successives des conférences des pays arabes et africains(5), des années 1950 aux années 1970, permet de retracer la généalogie de cette dernière, qui constitue en quelque sorte le point d’orgue de la dénonciation du “colonialisme” et de “l’impérialisme” israéliens. 

 

Ainsi, en avril 1955, à Bandung, la 1ère conférence afro-asiatique a “déclaré son soutien au peuple arabe de Palestine”. De manière notable, l’expression de “peuple palestinien” ne figure pas encore dans le vocabulaire politique international de l’époque. (Elle n’apparaîtra que dans les années 1960, et sera consacrée sur la scène internationale, notamment par les résolutions de l’Assemblée générale des Nations Unies établissant une “Journée internationale de solidarité avec le peuple palestinien”(6), fixée au 29 novembre, date de la résolution de partage de 1947). 

 

En janvier 1961, la Conférence des pays africains de Casablanca “appelle à une juste résolution du problème de Palestine”, rappelle la conférence de Bandung et “observe avec indignation qu’Israël a toujours choisi le camp des impérialistes, chaque fois qu’une position devait être prise sur des problèmes essentiels concernant l’Afrique, notamment l’Algérie, le Congo ou les essais nucléaires en Afrique”. Elle “dénonce Israël comme un instrument au service de l’impérialisme et du néo-colonialisme”. 

 

La même année, à Belgrade, la conférence des pays non-alignés condamne les “politiques impérialistes poursuivies au Moyen-Orient”. En octobre 1964, cette même conférence, réunie au Caire, “condamne la politique impérialiste poursuivie au Moyen-Orient” et “déclare son total soutien au peuple arabe de Palestine dans son combat pour la libération du colonialisme et du racisme”. C’est donc la Conférence du Caire qui a employé pour la première fois - sur la scène internationale - le qualificatif de “racisme” au sujet d’Israël, en 1964. 

 

Neuf ans plus tard, le 14 décembre 1973, l’Assemblée générale des Nations unies condamne dans une résolution “l’alliance entre le racisme sud-africain et le sionisme”. En août 1975, l’Organisation de l’Unité Africaine, réunie à Kampala en Ouganda, dénonce le “régime raciste en Palestine occupée”. Cette résolution est citée à l’appui de la fameuse Résolution “Sionisme = Racisme” du 10 novembre 1975, parmi d’autres textes antérieurs. Cette dernière résolution sera abrogée, mais le mal est fait. 

 

Ainsi, comme le fait observer P.A. Taguieff, “Depuis le milieu des années 1970, l’association des mots « racisme » et « sionisme » est devenue une évidence idéologique, qui a inspiré nombre de slogans et de mots d’ordre, en particulier ceux qui appellent au boycottage d’Israël (en matière de commerce, de culture, de recherche et d’enseignement, etc.), ainsi traité en État criminel. La force symbolique de l’amalgame nazifiant a donc survécu à l’abrogation de la Résolution 3370” (7).

 

La conférence de Durban en 2001

 

Troisième étape : la conférence de Durban

 

A la Conférence de Durban de 2001, Israël est transformé en principal accusé de la part des pays participants arabes et musulmans, mais aussi et surtout des ONG qui font de cette conférence ‘“contre le racisme” un tribunal, où les accusés sont, indistinctement, Israël (qualifié d’État raciste et d’État d’apartheid’), le sionisme et les Juifs. Le forum des ONG de Duurban adopte ainsi une déclaration qualifiant Israël d’État raciste, l’accusant d’actes de génocide et affirmant l’existence d’un apartheid israélien. Durban est une étape clé dans la constitution du mythe “Israël État d’apartheid”. En raison du lieu même de la conférence, en Afrique du Sud, mais aussi et surtout du fait de l’importance grandissante des ONG dans la politique internationale, et dans le conflit israélo-arabe en particulier (8).

P. Lurçat

 

NB L’article ci-dessus est extrait de mon livre Les mythes de l’antisionisme contemporain, fondé sur le cours donné en 2019-20 dans le cadre de l’Université populaire du judaïsme dirigée par Shmuel Trigano. 

 

Notes

1. The Kremlin Legacy, Bucarest 1993

2. Voir notamment Jamie GlazovFrom Russia With Terror”, Jewish Press 31.3.2004

 https://www.jewishpress.com/indepth/front-page/239217/2004/03/31/2/

3. Amnon Lord, Israel Hayom 4/8/2018, https://www.israelhayom.co.il/article/576893

4. Consultable sur le site de l’ONU, https://www.un.org/french/documents/view_doc.asp?symbol=A/RES/3379(XXX)&Lang=F

5.Voir http://www.freedomarchives.org/Documents/Finder/DOC12_scans/12.zionist.colonialism.palestine.1965.pdf

6. Voir notamment https://www.un.org/fr/observances/International-day-of-solidarity-with-the-palestinian-people

7. P.A. Taguieff, La Nouvelle Propagande anti-juive, op. cit.

8. Sur cet aspect voir notamment le rapport de NGO Monitor, “The Centrality of NGOs in the Durban Strategy”, 11.7.2006. 

 

 

ILS ONT LU “LES MYTHES DE L’ANTISIONISME”

 

“Magistral, il a le mérite d'être clair et de permettre de repondre à tous les arguments de nos détracteurs”

Dorah Husselstein

 

“Un livre excellent par sa qualité argumentative et sa qualité de raisonnement et de savoir historique”.

Yana Grinshpun

 

“Ce livre est un véritable pense-bête et une Bible de poche du militant pro-israélien. Avec Bat Ye Or, Pierre Lurçat dément une thèse en vogue : le monde musulman ne serait que comme une « page blanche » sur laquelle on aurait transposé, à l’identique, l’antisémitisme européen”.

Marc Brzustowsky, Terre-des-Juifs

 

Un ouvrage d'une grande érudition historique, rigoureux, documenté et sourcé. Toutes les sources sont vérifiables dans les ouvrages cités en anglais, en français, en hébreu et en arabe. Ce livre est un document précieux pour discerner la réalité derrière les discours tendancieux de la presse européenne”.

Cléo, Amazon.fr

 

 

 

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La guerre en Ukraine et la souffrance des poissons, Pierre Lurçat

March 2 2022, 08:18am

Posted by Pierre Lurçat

Des militaires ukrainiens se préparent à la riposte dans la région de Lougansk

Des militaires ukrainiens se préparent à la riposte dans la région de Lougansk

1.

Après plusieurs décennies de calme à l’intérieur des frontières de l’Europe, l’invasion russe en Ukraine a fait l’effet d’un coup de canon dans un ciel serein. Ce qui a volé en éclats avec l’offensive militaire russe est avant tout le rêve utopique d’une “paix perpétuelle”, sur lequel repose largement l’idée européenne née après 1945… Pour comprendre comment l’Europe a pu se laisser endormir ainsi, il suffisait de lire la “Une” du quotidien Le Monde daté du 25 février, consacrée à l’invasion russe de l’Ukraine, juste en dessous de laquelle se trouvait un article portant ce titre presque surréaliste : “Briser le silence sur la souffrance des poissons”.

 

 

Ce que signifie cette juxtaposition digne de Prévert, c’est que l’Europe est aujourd’hui largement coupée des réalités du monde, après avoir longtemps vécu dans une sorte d’utopie, où les sujets véritables (guerre, immigration, islam…) étaient le plus souvent escamotés, au bénéfice de débats idéologiques (Wokisme, féminisme radical, etc.) ou d’innocentes utopies, comme la question de la souffrance animale. De ce point de vue, les événements dramatiques actuels sont l’occasion de redescendre sur terre et de revenir à la dure réalité.

 

 

2.

“Est-ce bon pour les Juifs?” A la vieille question qui accompagne chaque événement de l’histoire mondiale, les réponses ne sont aujourd’hui pas unanimes. Un argument que l’on entend souvent ces derniers jours consiste à attribuer aux Ukrainiens actuels les crimes de leurs grands-parents. Vladimir Poutine ne s’est pas privé d’utiliser ce vieux poncif de la politique communiste, hérité de l’Union soviétique (n’oublions pas qu’il fut agent du KGB pendant de longues années, celles de sa formation idéologique), en interpellant sans vergogne  les Occidentaux : “Vous soutenez les nazis?”

 

Poutine, une petite personne qui se prend pour un grand empereur" - rts.ch  - Monde

Poutine officier du KGB

 

La question de l’attitude du peuple ukrainien pendant la Shoah est un sujet important, mais qui n’a aucun rapport avec le conflit actuel (de même que la question de Vichy ne devrait pas jouer un quelconque rôle dans le débat électoral français). Les régimes qui transforment l’histoire en enjeu idéologique et politique ne sont en général pas des régimes démocratiques, ou bien ce sont des démocraties gangrenées par l’idéologie dominante, ou par d’autres maladies actuellement très répandues.

 

En 1914, alors que le souvenir des pogromes d’Ukraine et de Russie était encore très vivace, Jabotinsky eut l’intuition que le mouvement sioniste devait s’allier avec l’Angleterre et la Russie contre les empires centraux, pour faire avancer la cause sioniste. Cette intuition s’avéra entièrement fondée, mais il eut beaucoup de mal à la faire accepter par les autres dirigeants juifs, foncièrement hostiles à toute alliance avec la Russie honnie. Ce que démontre cet exemple – parmi de nombreux autres – c’est que le souvenir des malheurs passés du peuple Juif ne doit pas servir de boussole exclusive pour déterminer sa politique au jour le jour.

 

3.

Ce qui nous amène à la position d’Israël dans le conflit en Ukraine. La valse-hésitation des dirigeants israéliens en dit long – au-delà de l’amateurisme démontré par le gouvernement Lapid-Bennet sur beaucoup de sujets – sur  la difficulté pour l’Etat juif de faire la part de ses intérêts géostratégiques et de ses choix politiques dans la guerre actuelle… J’avoue ne pas être entièrement convaincu, ni par les tenants d’un soutien inconditionnel d’Israël à l’Ukraine, ni par ceux d’une politique exclusivement guidée par les seuls intérêts géostratégiques et militaires d’Israël.

 

A cet égard, toute l’intelligence d’une politique étrangère digne de ce nom consiste à trouver l’équilibre entre ces différents intérêts et à ne pas adopter une ligne de conduite qui ferait totalement fi des arguments moraux, ou qui négligerait entièrement la Realpolitik. Comme je l’expliquais lors d’un colloque à Jérusalem consacré à la “politique extérieure juive d’Israël” (1), la politique étrangère d'Israël doit trouver la voie étroite et le juste milieu entre la morale pure et une politique qui “aurait les mains propres parce qu’elle n’aurait pas de mains” d’un côté, et la Realpolitik totalement froide et dénuée de considérations morales de l’autre (2).

Pierre Lurçat

 

1. Colloque en ligne sur le site Akadem,

https://akadem.org/sommaire/colloques/israel-un-etat-juif-dans-l-arene-internationale/la-politique-exterieure-juive-d-israel-20-06-2019-112402_4842.php

2. Comme l’écrivait Emmanuel Lévinas dans un texte intitulé “Politique après!”, publié dans le numéro spécial de la revue Les Temps modernes consacré au colloque israélo-palestinien de mars 1979 : “N’y aurait-il donc rien à chercher entre le recours aux méthodes dédaigneuses de scrupules dont la Realpolitik fournit le modèle et la rhétorique irritante d’un imprudent idéalisme, perdu dans des rêves utopiques, mais tombant en poussière au contact du réel…?”

Raïssa et Emmanuel Levinas avec leur fils Michaël au début des années 60

Raïssa et Emmanuel Levinas avec leur fils Michaël au début des années 60

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Moscou 1937 - l’enfance d’un physicien (deuxième partie) - François Lurçat

October 12 2020, 07:54am


 

N.B. Je publie la deuxième partie de ce récit inédit, à l’occasion du Yahrzeit de mon père. Il y relate son séjour à Moscou, en 1937, avec ses parents, alors qu’il était âgé de 10 ans. Son père, l’architecte André Lurçat, était venu à Moscou, centre d’attraction pour de nombreux architectes modernistes, sympathisants ou compagnons de route de l’Union soviétique (1). Outre ses qualités littéraires, ce texte présente un intérêt historique en tant que témoignage sur l’URSS, en pleine période de terreur stalinienne, vue par un enfant. (Lire la première partie ici).


"Je suis allé tout seul à la librairie pour enfants de la Gorkova, Maman m’avait donné trois roubles, c’est une librairie où justement les enfants ont le droit d’aller seuls. J’ai acheté un livre formidable, et encore il m’est resté un rouble cinquante, le seul malheur c’est que je ne sais pas à qui en parler, même Vitia préfère les histoires d’explorateurs, il faudrait que j’aille voir Pierrot Pfeiffer mais lui il est complètement fou des animaux, si Jean Rosselli était là, ça serait bien. C’est le livre de M. Bronstein, Les rayons X, on ne dit pas le prénom de ce camarade Bronstein sauf que ça commence par un M, peut-être Mikhaïl. En tout cas il écrit drôlement bien, il faudrait que je demande à Iraïda Fedotovna la permission de le lire en classe au moins pendant les cours de russe parce que le O non accentué j’en ai par-dessus la tête, il paraît que c’est normal ici de travailler si lentement, Papa et Maman racontent en rigolant que dans les délégations qui vont voir les usines où il y a des travailleurs de choc ou d’élite, des oudarniks et des stakhanovistes, les ouvriers français se marrent bien et disent entre eux que sans se fatiguer ils bossent deux fois plus vite à la boîte, ils disent ça avec leur accent parigot, ils sont drôles, mais ils n’en parlent pas aux camarades soviétiques parce qu’ils risqueraient de comprendre de travers. 

La scène que je préfère dans le livre, c’est quand Roentgen est resté seul un soir dans son laboratoire, je crois que ça se passse en novembre 1895. Vers minuit, il se décide à rentrer chez lui, il a déjà éteint les lumières, il va fermer la porte et tout d’un coup il entend le tremblotement du rupteur de la bobine d’induction, il a oublié de la débrancher. Il avance à tâtons, il cherche l’interrupteur - et voilà qu’une lueur verte bizarre lui saute aux yeux. C’est un papier au platinocyanure de baryum qui se trouve là par hasard, et ce genre de lumière s’appelle de la fluorescence je crois. Roentgen coupe le courant : la lumière s’éteint. Il remet le courant : elle revient. Alors il décide de passer la nuit au laboratoire, d’ailleurs à la maison personne ne l’attend, et finalement il comprend que c’est la haute tension de son tube cathodique qui produit une espèce de rayonnement invisible et inconnu, il décide de l’appeler les rayons X parce qu’en mathématiques, il paraît que ce qu’on ne connaît pas,  on l’appelle X. Il découvre que ses rayons traversent le carton et le bois, mais pas le plomb, et toutes sortes de propriétés extraordinaires. Je trouve qu’il a eu beaucoup de chance, même s’il était seul à la maison et qu’avec sa barbe qui lui remontait jusqu’aux cheveux, il n’avait pas l’air très drôle, c’était peut-être la mode à cette époque. J’ai décidé que c’est cela que je ferai, essayer de découvrir de nouveaux rayonnements, et pour le nom qu’il faudra leur donner, je verrai à ce moment-là.


Wilhelm Conrad Röntgen

 

J’ai remarqué qu’on a écrit au début du livre: “Rédacteur, L. Tchoukovskaïa”, mais Maman qui s’y connaît dans ce genre de choses a dit qu’en français, ça ne s’appelle pas rédacteur, c’est la personne qui s’est occupée de préparer le manuscrit, pour qu’on puisse l’imprimer, en faire un livre, en tout cas je voudrais savoir si cette Tchoukovskaïa est parente avec Korneï Tchoukovski, l’auteur de ces poésies qui ne sont pas emmerdantes bien qu’elles soient faites pour les enfants, au contraire, elles sont drôles et très bien rythmées, et jolies, d’ailleurs ici tout le monde les sait par coeur, en fin je veux dire les Russes qui viennent chez nous, mais pour ce qui est de les traduire en français, macache bono comme disait Sahi, le fils de la cuisinière à la Réade, la colonie de vacances à l’île de Ré, on ne peut pas les traduire je crois, mais plus tard j’essaierai quand même, si j’ai le temps comme physicien.

Maintenant on est à Zagarianka, il fait chaud, j’aime ça, comme de juste il y a des adultes qui se plaignent qu’il fait trop chaud, des fois ils se baignent dans la rivière, ils sont tout nus, les hommes d’un côté et les femmes plus loin, on ne peut pas les voir. Le soir ils jouent au volley-ball dans le jardin d’une datcha tout près d’ici, il y a un grand type qui s’appelle Pasternak, il noue un mouchoir blanc sur sa tête avec quatre noeuds aux coins, je ne sais pas comment ça tient. Maman et Papa parlent de lui comme de quelqu’un de très bien, je vais tâcher de savoir ce qu’il fait. Les deux filles de la voisine s’appellent Nina et Tamara, leur mère les appelle pour le dîner, quand elles sont loin elle crie : “Ninou-ou! Tamarou-ou!” Je trouve cela très joli. On marche tous pieds nus, j’aime ça sur les chemins de terre où les aiguilles de pin ne font pas mal du tout, et je suis tondu à ras comme les autres garçons. 

 

“Un type très bien…” : Boris Pasternak

Il  y a un endroit qui est seulement pour les enfants, la plochtchadka, la petite place, le type qui s’occupe de nous à cet endoit-là est grand et sec avec un canotier sur la tête, on dirait un personnage de Tchékhov, mais il est résolument pour le pouvoir soviétique, il n’y a aucun doute là-dessus. Le soir, il y a déjà eu deux feux de camp, j’aime terriblement ça, je voudrais que ça ne finisse jamais parce qu’on chante, il n’y a pas de bruit et on discute sur le sens de la vie, chacun prend la parole à son tour, même les filles, on a la voix qui s’étrangle un peu mais on y va, c’est plus facile peut-être parce qu’on est dans le noir..."

*

*        *

Les mystères des prénoms de Bronstein et de Tchoukovskaïa et de l’identité de cette dernière, se sont dissipés bien plus tard, vers 1980. Lydia Tchoukovskaïa est la fille de Korneï Tchoukovski, l’auteur intraduisible et délicieux de poésies qui ressemblent à des nursery rhymes anglaises, et aussi de De deux à cinq, un livre sur le langage des enfants, je ne connais qu’une seule autre personne à qui les enfants racontent des choses aussi merveilleuses. Lydia Tchoukovskaïa est écrivain,  on a traduit et publié en français, à ma connaissance, trois de ses livres, en plus des Entretiens dont je parle plus loin. Elle a été longuement et savamment persécutée. On l’a exclue de l’Union des Ecrivains au motif d’un article de 1973 où elle défendait Pasternak contre les calomnies dont il a été abreuvé, à l’occasion de la réception de son Prix Nobel.

Quant à Bronstein, il se prénommait Matveï, il était physicien théoricien, professeur à l’université de Léningrad, mari de Lydia Tchoukovskaïa. J’ai appris cela dans les Entretiens avec Anna Akhmatova de Lydia Tchoukovskaïa, un livre étonnant à bien des égards. Arrêté en 1937, Mitia Bronstein a été fusillé en 1938 et réhabilité en 1957. Au moment où je m’enthousiasmais pour son beau livre, la “rédactrice” des Rayons X devait faire la queue à la prison de la Loubianka ou de quelque autre prison, dans l’espoir déraisonnable d’avoir de ses nouvelles et de lui faire remettre un colis.

 

Dans la traduction française des Entretiens, en face du dessin de Modigliani quireprésente Akhmatova, on lit ce qu’elle disait à Lydia le 9 août 1939: “J’ai lu le livre de votre mari (La substance solaire). Quel livre généreux! Je ne lis pas d’habitude ce genre d’ouvrage, mais là j’ai lu d’un trait, sans m’arrêter. Quel beau livre! Puis-je le prêter à Vladimir Gueorguievtich?”

Merci, Mitia Bronstein, d’avoir écrit ces livres généreux. Merci, Lydia Tchoukovskaïa, d’avoir préparé le manuscrit avec tant de compétence, d’avoir (j’imagine) corrigé les épreuves avec tant de soin: il me semble bien qu’il n’y a aucune faute. Et veuillez nous pardonner notre bêtise, vous deux et tant d’autres.

François Lurçat

La science suicidaire: Athènes sans Jérusalem (F. Lurçat Z'l) - JForum

François et Liliane Lurçat

 

Notes

1. Sur l’architecture moderniste et l’URSS, voir l’article de Ross Wolfe, “The Graveyard of Utopia: Soviet Urbanism and the Fate of the International Avant-Garde”.

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