Pouvoir du peuple ou pouvoir des élites ? La question centrale du débat politique israélien
En marge de la destitution annoncée du chef du Shin-Beth Ronen Bar par le gouvernement, c’est la question fondamentale de savoir à qui appartient le pouvoir de décision ultime en démocratie qui ressurgit de nouveau. Premier volet d’une série d’articles sur la « question centrale du débat politique israélien ».
Dans l’affaire de la conseillère juridique du gouvernement Gali Baharav-Myara, comme dans celle du chef du Shin-Beth Ronen Bar, c’est toujours la même question qui est posée et qui revient sans cesse, depuis des mois et des années. Bien plus que de savoir si le gouvernement détient la compétence – qui semble aller de soi aux yeux de certains et qui pose problème aux yeux des autres – de destituer la conseillère ou le chef du Shabak, c’est une question bien plus fondamentale qui est posée : celle de la nature de la démocratie israélienne, et de la démocratie en général.
Que nous disent en effet ceux qui contestent au gouvernement élu cette compétence, sinon que le pouvoir des élus met en danger des valeurs bien plus importantes à leurs yeux que la notion de pouvoir du peuple, à laquelle s’est résumé pendant des siècles le concept de démocratie ? Pour comprendre leur raisonnement, il faut revenir au moment fondateur de la “Révolution constitutionnelle” menée par le juge Aharon Barak, celui de l’arrêt de la Cour suprême "Bank Mizrahi" de 1995.
“Une démocratie de la majorité seule, qui ne s’accompagne pas d’une démocratie de valeurs, n’est qu’une démocratie formelle et statistique. La démocratie authentique limite le pouvoir de la majorité afin de protéger les valeurs de la société”. Ces quelques mots tirés de l’arrêt Bank Mizrahi définissent la quintessence de la doctrine d’Aharon Barak, au nom de laquelle il a mené sa « Révolution constitutionnelle » en octroyant à la Cour suprême – et à travers elle, à tout un ensemble de pouvoirs non élus, judiciaires, militaires et sécuritaires – un pouvoir exorbitant, sans précédent et sans équivalent dans aucune démocratie occidentale[1]. Pour la résumer de manière très succincte, cette doctrine contient deux éléments essentiels.
Démocratie “formelle” ou démocratie “substantielle”?
Le premier est la suprématie de la “démocratie substantielle” (demokratia mahoutit) sur la “démocratie formelle” (demokratia formalit). Cet argument, récemment réitéré par Aharon Barak dans son dernier livre, L’Etat d’Israël comme Etat juif et démocratique, pourrait être acceptable par tous s’il était utilisé à bon escient et de manière raisonnable. Mais c’est tout le problème : au nom de la “démocratie substantielle”, les tenants de la Révolution constitutionnelle du juge Barak ont vidé de tout sens la “démocratie formelle” et le pouvoir des élus, dont ils ont fait un épouvantail et qu’ils s’emploient depuis plusieurs décennies à vider de son contenu.
Le second élément de la doctrine Barak est en effet l’idée qu’il faudrait sans cesse “limiter le pouvoir de la majorité”, qui serait par principe même un danger pour les droits des minorités (idée elle aussi acceptable dans une certaine mesure) et même un danger pour la démocratie elle-même ! C’est sur ce sophisme (“le pouvoir du peuple met en danger la démocratie”) que repose toute l’entreprise du juge Barak et de ses partisans, qui a ainsi abouti au résultat paradoxal et totalement illogique, que les “défenseurs de la démocratie” (substantielle) sont devenus les pourfendeurs de tous les organes de la démocratie (formelle): gouvernement, Knesset, et pouvoir des élus en général.
C’est ainsi qu’il faut comprendre le débat actuel sur le limogeage de la conseillère juridique du gouvernement ou du patron du Shin Beth. Aux yeux des partisans de la “démocratie substantielle” théorisée par le juge Barak, il est interdit au gouvernement élu de destituer des fonctionnaires non élus, qui incarnent selon eux le dernier rempart de la “démocratie” contre le soi-disant "danger" que représente le pouvoir du peuple. Derrière cette affirmation – en elle-même scandaleuse – se cachent, comme nous le verrons, plusieurs motivations encore plus scandaleuses, qui vont du refus du principe de la majorité au mépris pour le “peuple” et pour tous ceux qui représentent autre chose que l’ancienne élite laïque ashkénaze de gauche. (à suivre…)
P. Lurçat
[1] Je renvoie à mon livre Quelle démocratie pour Israël ? pour un exposé de la Révolution constitutionnelle de 1992.