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science

Dans la bibliothèque de mon père (III) : Emmanuel Lévinas et le bilan du vingtième siècle

October 23 2022, 06:14am

Posted by Pierre Lurçat

François Lurçat z.l. (1927-2012)

François Lurçat z.l. (1927-2012)

 

לזכר אבי

 

Le siècle d’Einstein et de Planck était aussi le siècle d’Hitler… Il y a une ressemblance hideuse entre les principes du fascisme et les principes de la physique moderne

Vassili Grossman, Vie et Destin

 

La philosophie occupait une place de choix dans la bibliothèque de mon père, aux côtés de la poésie et de la physique, entre autres, car comme je l’ai relaté, “rien de ce qui est humain ne lui était étranger”. Parmi les multiples auteurs, anciens (Platon, Aristote) ou modernes (Léo Strauss, Husserl ou Nietzsche, sur lesquels je reviendrai), un auteur en particulier lui était cher : Emmanuel Levinas. Mon père avait commencé à le lire et à l’étudier bien avant la “mode Lévinassienne”, car aucune de ses lectures n’était motivée par une quelconque mode intellectuelle, phénomène qu'il ignorait totalement. Il l'avait découvert au début des années 1980, apparemment à l'occasion d'une série d'entretiens avec Philippe Nemo diffusés sur France Culture (et publiés ultérieurement sous le titre Éthique et infini[1]).

 

Lecteur assidu et pointilleux d’Emmanuel Levinas, il y avait notamment cherché des réponses à certaines des questions qui avaient nourri sa réflexion pendant plusieurs décennies. Si je devais tenter de résumer la question essentielle à laquelle Levinas l’avait aidé à répondre, je choisirais cette phrase tirée de Noms propres, qu’il aimait à citer : “Ne permettent-ils pas de présumer, derrière les propos en perdition, la fin d’une certaine intelligibilité, mais l’aube d’une autre ?’” Dans cette question cruciale, mon père avait sans doute été plus sensible à cette fin d’une intelligibilité – qu’il avait vécue dans sa propre existence de physicien et de professeur – qu’à “l’aube d’une autre”, qu’il avait été chercher ailleurs. Une autre citation, tirée du livre Les imprévus de l’histoire, permettra de préciser cette question : “ce sentiment qui commence à pénétrer la science moderne, gênée par des “crises” et des “paradoxes”, angoissée de voir que le sens même de ses jugements – si certains cependant – lui échappe…”

 

C’est en effet son expérience d’enseignant et de chercheur qui l’avait amené à se détourner de la recherche scientifique pour entamer une deuxième carrière, à l’approche de sa retraite de physicien : celle de philosophe des sciences. La critique radicale de la “social-science” et de l’idéologie scientiste qu’il mena – en collaboration avec ma mère, Liliane Lurçat – puisait à des sources multiples, parmi lesquelles figurait en bonne place la source hébraïque. Mais celle-ci, qu’il avait goûtée notamment en lisant le “Levinas juif” – celui des Lectures talmudiques et de Difficile Liberté – n’épuisait pas sa soif de connaissances insatiable.

 

À aucun moment en effet il n’avait cherché de raccourci, ni en tant que physicien réfléchissant sur la science, ni en tant que lecteur. Ainsi, muni de son outil de lecture préféré, le crayon à papier, il avait lu et relu les ouvrages de Levinas, y compris les plus ardus – et notamment Totalité et Infini ou Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, dont les belles éditions chez Martinus Nijhoff étaient couvertes de notes au crayon, portées lors de ses lectures successives (car il ne lisait pas les livres qu’une seule fois)[2]. Les dernières pages intérieures des livres qu'il aimait particulièrement étaient ainsi souvent emplies de notations, qui comportaient à la fois un “index” des sujets et auteurs abordés, la mention des thèmes qui intéressaient le plus mon père et ceux qu’il se promettait de creuser plus avant.

 

Parfois aussi, les notes intérieures aux livres prenaient la forme d’exclamations empreintes d’humour, ou parfois de colère (comme ce “Tu n’aimes pas les Juifs, Hannah !” que j’ai retrouvé dans un exemplaire des Origines du totalitarisme). Lecteur passionné, il avait cherché avec Levinas les moyens de mener à bien une critique du scientisme, qui allait bien plus loin que celle qu’on trouve parfois chez certains scientifiques (ce qui explique sans doute le désarroi et la déception avec lequel il évoquait ses collègues physiciens, tellement timorés dans leur critique de la science et apparemment incapables de parler avec lui des sujets qui lui tenaient à cœur). Mais ce n’était pas la seule question à laquelle la lecture de Levinas l’avait aidé à répondre.

 

Levinas et le bilan du siècle

 

            La deuxième grande question, après celle de la critique de la science (pour laquelle la lecture de Levinas l’avait conduit à lire Husserl, qui fut une autre lecture capitale pour lui), fut celle du “bilan” du vingtième siècle. Bilan dans lequel le passif était de toute évidence l'aspect qui l’interrogeait : celui de la Shoah, du communisme auquel il avait adhéré dans sa jeunesse et du projet totalitaire qui avait survécu à la chute du Mur de Berlin. Dans un passage de son livre La science suicidaire, intitulé “Levinas et le bilan du siècle”, mon père écrivait ainsi :

 

            “Être radical, disait Marx, c’est prendre les choses par la racine. Levinas est plus radical que cela : il met en question la recherche même de la racine, cette vénérable tradition de la pensée européenne qui consiste à toujours vouloir remonter à l’origine… Reconnaître vraiment que l’histoire ne commence pas avec le penseur qui la pense, c’est renoncer aussi à faire de la philosophie un royaume protégé… Pour Levinas, les désastres du siècle ont aussi provoqué des effondrements philosophiques. Le projet révolutionnaire a abouti au totalitarisme ; la science, née pour embrasser le monde, le livre à la désintégration”.

 

Cette question de la responsabilité de la science – et plus généralement de l’Occident – dans les catastrophes du vingtième siècle occupa une grande partie de ses réflexions. Il trouva un écho de cette préoccupation chez un écrivain russe qui lui était particulièrement cher, Vassili Grossman. Ce dernier aborde en effet ce thème précis, à travers le personnage du physicien juif Strum. Celui-ci s’interroge, après la mort de sa mère, sur son identité juive et sur la ressemblance entre la vision de l’homme du fascisme et celle de la science moderne. “La physique moderne parle d’une plus ou moins grande probabilité des phénomènes dans tel ou tel ensemble d’individus physiques. Le fascisme ne se fonde-t-il pas, dans sa terrifiante mécanique, sur les lois d’une politique quantique, sur une théorie des probabilités politiques ?[3]

 

Chez Levinas, mon père trouva une manière nuancée d’aborder la question de l’héritage de l’Occident, qui évitait le double écueil de la supériorité morale (aujourd’hui bien disparue, il est vrai) d’une part, et de l’auto-dénigrement d’autre part. Comme il l’explique dans un passage intitulé de manière éloquente “Accepter l’héritage : actif et passif” : “Approche nouvelle de vieilles questions, que Levinas développe de manière strictement philosophique, mais dont il a trouvé l’inspiration dans la tradition juive – l’autre source de la culture européenne. (“L’Europe, c’est la Bible et les Grecs”, rappelle-t-il souvent.) Approche qui permet aussi, me semble-t-il, de poser de façon nouvelle la question de notre héritage. Car la fausse alternative où s’est enfermée notre pensée massifiée – dénigrer la culture européenne, ou mépriser les autres – est liée à un individualisme extrême, et en partie à une conception purement juridique de la responsabilité”.

 

Le Levinas juif et le Levinas philosophe

 

            Lecteur passionné de Levinas, mon père avait apprécié tout autant celui des Lectures talmudiques que celui de Totalité et Infini. À première vue, ces deux parties de son œuvre étaient distinctes, séparées tant du point de vue du style de l’écriture que du public visé, et jusqu’aux éditeurs, les éditions de Minuit ayant publié son œuvre d’exégèse des textes juifs, tandis que ses textes proprement philosophiques étaient publiés ailleurs. Levinas lui-même avait semblé encourager une telle dichotomie, répondant à la question de Philippe Nemo, qui lui demandait si on pouvait “interpréter [son] œuvre ultérieure comme une tentative pour accorder l’essentiel de la théologie biblique avec la tradition philosophique et son langage” dans les termes suivants : “Je n’ai jamais visé explicitement à ‘accorder’ ou à ‘concilier’ les deux traditions[4].

 

Ailleurs, il était encore plus explicite : “Je sépare très nettement ces deux sortes de travaux : j’ai même deux éditeurs, l’un qui publie mes textes dits confessionnels, l’autre qui publie mes textes dits purement philosophiques. Je sépare les deux ordres[5]. A y regarder de plus près pourtant, la séparation entre le Levinas exégète et le philosophe n’était pas si absolue. La dichotomie apparente s’effaçait en effet dans le rapport d’antériorité qu’il instaurait entre la tradition philosophique occidentale et la tradition juive : “ À aucun moment la tradition philosophique occidentale ne perdait à mes yeux son droit au dernier mot ; tout doit, en effet, être exprimé dans sa langue ; mais peut-être n’est-elle pas le lieu du premier sens des êtres, le lieu où le sensé commence[6]. À cet égard, sans jamais renoncer à la langue philosophique, Levinas avait sans doute tenté de faire entrer dans le vocabulaire philosophique le nom de Dieu. Peut-être même avait-il tenté de faire entendre, dans le paysage philosophique du vingtième siècle qu’il avait bien connu, la parole d’un Dieu qui n’était pas seulement le “Dieu des philosophes”, mais aussi celle du “Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob”, pour reprendre l’expression de Pascal.

 

Vers la même époque où il s’était plongé dans la lecture de Levinas, mon père avait aussi entamé sa lecture des grands textes juifs. Animé par la même soif de comprendre qui l’avait conduit à explorer pendant trois décennies le monde des particules élémentaires, il avait lu le Pentateuque, dans la traduction de Munk avec ses commentaires et dans celle de Chouraqui, le Nefesh ha-Hayim et d’autres textes classiques publiés aux éditions Verdier, parmi lesquels les Aggadot du Talmud de Babylone. Esprit rationnel et scientifique, il avait aussi connu sa crise mystique, qui avait failli l’emmener aux portes de l’église (ma mère, comme dans une histoire juive, avait dû lui rappeler que notre famille n’avait qu’une religion, la seule religion, qu’on ne pratiquait pas : le judaïsme)... A suivre.

 

 

[1] E. Lévinas, Ethique et Infini, dialogues avec Ph. Nemo, Fayard/France Culture 1982.

[2] Je pourrais dire, si la comparaison n’était pas devenue aujourd’hui banale et employée si souvent à mauvais escient, que mon père lisait Lévinas comme on lit une page de Talmud…

[3] V. Grossman, Vie et destin, L’âge d’homme / Le livre de poche 1980.

[4] E. Lévinas, Ethique et Infini, op. cit. p.19.

[5] François Poirié, Emmanuel Lévinas qui êtes-vous ? La manufacture 1987, p. 111.

[6] Ethique et Infini, op. cit. p.20.

Raïssa et Emmanuel Levinas avec leur fils Michaël au début des années 60

Raïssa et Emmanuel Levinas avec leur fils Michaël au début des années 60

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A propos de Technopoly : Neil Postman, un penseur pour le monde actuel

October 30 2019, 16:15pm

Posted by Pierre Lurçat

 

לזכר אבי ומורי

François Lurçat (11-10-1927 - 14-10-2012)
 

La technique accroît la quantité d’information disponible. Plus celle-ci augmente, plus les mécanismes de contrôle sont mis à rude épreuve, et plus il faut en créer de nouveaux pour y faire face. Cette perte de contrôle entraîne alors un déséquilibre sur le plan psychique et moral. Sans système de défense, les individus ne parviennent plus à donner du sens à leur existence, perdent la capacité à se souvenir et ont des difficultés à imaginer l’avenir de façon rationnelle”.

 

Cette citation, saisissante de vérité, décrit précisément les effets des nouveaux médias et téléphones portables sur les utilisateurs, jeunes et moins jeunes, qui leur sont de plus en plus asservis. Pourtant, elle est bien antérieure à l’apparition des téléphones portables et même d’Internet, sous la forme où nous le connaissons aujourd’hui : elle  date en effet de 1992. Cette description de la “société de l’information” actuelle est extraite du livre pionnier de Neil Postman, Technopoly, publié aux États-Unis il y a presque 20 ans, et qui vient seulement d’être traduit en français.


 

 

Neil Postman est un auteur capital pour la compréhension de notre monde actuel, dont les livres sont encore largement ignorés du public francophone. (Un autre de ses livres a été publié en français en 2011, sous le titre Se distraire à en mourir). Né en 1931 et décédé en 2003, il est souvent présenté comme un théoricien (et un critique) des médias, ce qui ne recouvre en réalité qu’un aspect - important mais partiel - de son oeuvre. Éducateur de formation, il a d’abord enseigné l’anglais, avant de fonder un programme d’écologie des médias à l’université de New York. 

 

La critique déployée par Postman, dans une quinzaine d’ouvrages publiés entre le début des années 1960 et la fin des années 1990 - ainsi que dans ses cours, interventions et articles de journaux - concerne en réalité non seulement les médias et la technologie (thème de son livre Technopoly) mais plus largement, la culture dans sa totalité et la manière dont elle est affectée par les changements technologiques, idéologiques et sociaux. Comme ses travaux antérieurs, la réflexion menée dans Technopoly repose en effet sur un constat fondamental, qu’il exprime ainsi dans son livre La disparition de l’enfance (1) : “nous créons des machines pour un but particulier et limité. Mais une fois la machine construite, nous nous apercevons qu’elle est capable de changer nos habitudes de pensée”. 

 

Ce constat - auquel il a donné le nom de “syndrome de Frankenstein” - est illustré par Postman à travers de nombreux exemples, comme le télescope, le téléphone, le télégraphe et le développement des mass média et de la télévision. Mais il est tout aussi pertinent à l’égard des nouvelles technologies développées après son décès : Internet, les nouveaux médias et les téléphones portables. C’est ainsi que Postman définit le concept de Technopoly : une société qui croit que “l’objectif principal, voire unique du travail et de la pensée humaine est l’efficacité, que le calcul technique est à tous égards supérieur au jugement humain… et que les affaires des hommes sont guidées de la meilleure façon par des experts”.

 

L'effet le plus radical - et le moins souvent discuté - de la technologie, est en effet de modifier notre conception et notre définition de la pensée et des autres activités humaines. Ainsi, il est aujourd'hui très largement admis que l'homme serait seulement un animal un peu plus évolué que les autres, ou que l'esprit humain serait un simple système de traitement de l'information…(2) Ces conceptions très récentes, contraires à toute la tradition philosophique occidentale - découlant de la notion hébraïque du Tselem (l'homme créé à l'image de Dieu) - sont étroitement liées, comme le montre Postman, aux développements technologiques et scientifiques et à l'idée que ceux-ci pourraient nous dire quelque chose de la nature humaine...


 

Neil Postman


 

La science, nouvelle source de crédulité

 

La réflexion de Postman ne se cantonne pas à la seule technologie, mais aborde des thèmes aussi divers et importants que la médecine ou les statistiques (3). A travers la technologie, c’est aussi l’idéologie scientiste qu’il dénonce. Publié en anglais sous le titre “Technopoly, The Surrender of Culture to Technology”, Technopoly relate ainsi comment l’humanité a quitté la “civilisation de l’outil” pour embrasser la technocratie, que Postman caractérise notamment comme l’époque de “séparation de la morale et des valeurs intellectuelles”, consécutive aux bouleversements apportés par plusieurs des fondateurs de la science - et notamment de la physique - moderne, comme Kepler, Galilée et Newton. C’est à cette époque que le “grand récit de la science a pris le pas sur le grand récit de la Genèse pour définir la vérité”. 

 

Mais, contrairement à une idée reçue, que Postman bat en brèche, l’avènement de la science comme nouveau “grand récit”, se substituant à celui de la Genèse sur lequel a largement reposé l’Occident judéo-chrétien depuis presque 2000 ans, n’a pas coïncidé avec l’avènement d’un règne universel de la Raison, mettant fin aux croyances et aux superstitions. Bien au contraire : la science est devenue -  à travers son sous-produit qu’est la technologie - la nouvelle source d’autorité et de crédulité. Comme le faisait déjà remarquer Bernard Shaw il y a près de 80 ans, “un individu lambda de la première moitié du XXe siècle est à peu près aussi crédule qu’un individu lambda du Moyen-Age. Pour ce dernier, la source d’autorité était la religion. De nos jours, c’est la science”. Ou comme le disait François Lurçat, “la science ne nous éclaire plus, elle nous éblouit” (4).

 

Face à l’emprise croissante de la technologie et des nouveaux médias, que peut-on faire? Peut-on “revenir en arrière”? En réalité, l’énoncé même de cette question repose sur le présupposé d’un progrès nécessaire et inéluctable de l’humanité, identifié au progrès technologique, qu’on s’interdit de juger et de critiquer. Il est bien entendu possible de vivre sans les réseaux sociaux, voire même sans téléphone portable ou sans Internet (qui est, comme la langue selon Esope, la “pire et la meilleure des choses”, selon l’usage qu’on en fait). Mais l’essentiel n’est sans doute pas là. L’essentiel, comme le montre bien Neil Postman, est de conserver notre faculté de jugement critique, face à une technologie et à une science qui sont largement devenues les idoles du monde actuel.


 

Jacques Barzun Liliane et François Lurçat


 

La réflexion de Postman rejoint celle de plusieurs autres penseurs contemporains, parmi lesquels on peut citer son compatriote Jacques Barzun, philosophe et historien des idées (né en France et installé aux États-Unis) ou encore Liliane Lurçat, psychologue et François Lurçat, physicien et philosophe, dont les travaux respectifs sur la télévision et sur la science actuelle convergent à de nombreux égards avec l’analyse développée dans ce livre. Il faut rendre hommage aux éditions L’échappée qui ont publié ce livre passionnant, et à l’association Technologos, qui l’a traduit. J’ajoute que la présentation est très soignée et agréable. Un livre à lire et à faire lire.

Pierre Lurçat

 

(1) The disappearance of Childhood, 1982. Non traduit.

(2) Voir à ce sujet la série d’articles que j’ai consacrés à Yuval Noah Harari : http://vudejerusalem.over-blog.com/2019/08/yuval-noah-harari-et-le-judaisme-i-un-penseur-edulcore-pour-un-monde-sans-gloire.html 

http://vudejerusalem.over-blog.com/2019/08/yuval-noah-harari-et-le-judaisme-ii-homo-sapiens-ou-creature-a-l-image-de-dieu.html

http://vudejerusalem.over-blog.com/2019/08/yuval-harari-et-israel-iii-le-faux-prophete-de-jerusalem.html

(3) Voir notamment L’autorité de la science, Cerf 1995, et La science suicidaire : Athènes sans Jérusalem, éditions François-Xavier de Guibert, Paris, 1999. Voir mon article : http://vudejerusalem.over-blog.com/2018/10/athenes-sans-jerusalem-le-rejet-des-racines-hebraiques-au-coeur-du-suicide-de-l-occident.html

(4) Sur ce sujet, Postman confirme l’observation faite par le rav Léon Ashkénazi: “Ce n’est donc pas par hasard que la Tora condamne précisément la statistique (Exode, 21-12) et ordonne que tout « dénombrement », où la personne humaine est réduite à un numéro d’ordre, soit « racheté » par le shekel”. In “Attitude scientifique et attitude religieuse”, repris dans L’éclaireur, https://www.leclaireur.org/magazine/view?id=6&articleID=179

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“Athènes sans Jérusalem” : Le rejet des racines hébraïques au coeur du suicide de l’Occident

October 7 2018, 06:57am

Posted by Pierre Lurçat

“Athènes sans Jérusalem” : Le rejet des racines hébraïques au coeur du suicide de l’Occident

La société occidentale doit choisir aujourd’hui entre la vie et le suicide…

Pour se ressaisir, la culture occidentale devra retrouver tout ce qui, dans son histoire et dans ses sources, exalte et favorise le courage et la vie. Et d’abord la source hébraïque, d’où n’a pas cessé de jaillir depuis des millénaires cet appel : ”J’ai mis devant toi la vie et la mort, la bénédiction et la malédiction, tu choisiras la vie afin que tu vives, toi et ta descendance”.

 

(François Lurçat, La science suicidaire, Athènes sans Jérusalem, p. 282)

 

 

Physicien et philosophe des sciences, François Lurçat est décédé il y a tout juste six ans, le 27 Tichri 5773, entre la parachat Berechit et la parachat Noa’h, qu’il affectionnait particulièrement. Professeur à l’université de Paris-Sud (Orsay), très apprécié de ses étudiants, et chercheur en physique des particules, il a entrepris à partir de la fin des années 1980 une réflexion approfondie sur la philosophie des sciences, partant du constat de la difficulté à enseigner et à rendre intelligibles les acquis récents de la physique théorique et des effets dévastateurs de l’idéologie scientiste dans le monde contemporain. Ses ouvrages de vulgarisation scientifique et de philosophie des sciences incluent : Niels Bohr, avant/après (Critérion 1990), L’autorité de la science (Cerf 1995), De la science à l’ignorance (éditions du Rocher 2003) et La science suicidaire (F.X. de Guibert, 1999). Les réflexions qui suivent s’inspirent notamment de ce dernier livre, sous-titré de manière éloquente “Athènes sans Jérusalem”.

 

L’oeuvre philosophique de François Lurçat aborde, entre autres thèmes, celui de la crise de la culture européenne, des fondements métaphysiques de la science moderne, du scientisme et de ses effets sur la société occidentale. Cette réflexion s’est nourrie à la double source de la pensée occidentale et de la tradition hébraïque, que François Lurçat a découverte à travers l’oeuvre de penseurs juifs d’expression française (Léon Ashkénazi “Manitou”, Emmanuel Lévinas, André Néher), mais aussi de traductions en français de Maïmonide, de la Bible accompagnée des commentaires d’Elie Munk, et d’écrivains et de poètes juifs (Benjamin Fondane, Claude Vigée, etc.).

 

François LurçatL’idée de la spécificité irréductible de l’être humain (celle du Tselem, ou de l’homme créé à l’image de Dieu pour utiliser les catégories de la pensée hébraïque) est au coeur de la réflexion de François Lurçat. D’emblée, il comprend que la “crise de la science” (expression qui revient souvent dans son oeuvre) n’est pas seulement celle qu’il a décelée et analysée dans le fonctionnement interne de l’institution scientifique et dans la transmission du savoir scientifique, mais qu’elle concerne l’ensemble de la culture et de la civilisation occidentale, dont l’avenir est étroitement lié à celui de la science. (Il trouvera la confirmation de cette intuition fondamentale chez plusieurs philosophes et scientifiques, parmi lesquels Edmund Husserl dont la “Krisis” [La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale] nourrira sa réflexion et Leo Strauss, dont la citation suivante figure en exergue d’un de ses livres : “Les piliers de la civilisation sont par conséquent la morale et la science, et les deux ensemble. Car la science sans morale dégénère en cynisme et détruit ainsi la base de l’effort scientifique lui-même ; et la morale sans la science dégénère en superstition et risque ainsi de se muer en cruauté fanatique”).

 

La polémique qui l’oppose au biologiste Jean-Pierre Changeux porte précisément sur la nature de l’homme et sa spécificité, niée par l’auteur de l’Homme neuronal, livre paru en 1983 et devenu rapidement un best-seller. Lurçat s’oppose avec virulence à l’idée, défendue par Changeux et d’autres représentants des “neurosciences”, que l’homme ne serait qu’un animal un peu plus évolué que les autres : “L’idée la plus dangereuse parmi celles qui sont ainsi popularisées, c’est la négation de l’humain. Les biologistes de l’ADN, qui tiennent le devant de la scène, ne cessent d’affirmer que l’homme n’a pas, selon l’expression de James Watson, ‘quelque chose de spécial’ qui le sépare des autres vivants’”. Dans son refus de la “négation de l’homme”, François Lurçat retrouve une idée fondamentale de la pensée hébraïque, qui a été exprimée par nos sages commentant les versets de la Genèse sur la création de l’homme : “l’homme ressemble à la fois aux êtres inférieurs [les animaux] et aux êtres supérieurs” (Nahmanide commentant Berechit 1, 27).

 

François Lurçat

Nourrie de la Bible hébraïque et de ses commentaires, la réflexion de Lurçat n’est cependant pas celle d’un croyant ou d’un homme religieux à proprement parler. Elle demeure celle d’un physicien et d’un scientifique qui n’a jamais rejeté la science, même quand il critique ses dérives actuelles : “Quand je m’inquiète et m’indigne de la complicité actuelle entre une certaine pensée porteuse du label ‘science’ d’une part, la montée de l’ignorance et la dégradation physique et morale du monde d’autre part, ou encore, quand je cherche à restituer les vérités qu’a pu atteindre la physique du XXe siècle - dans toutes ces démarches, je place plus haut la science que ne le fait l’opinion banale pour qui elle ne serait qu’un ensemble de recettes, fructueuses ou nocives, selon le cas. Reconnaître la haute valeur des connaissances scientifiques authentiques implique en particulier le souci que ces connaissances soient comprises et soient transmises”. (De la science à l’ignorance p. 34).

 

Ce souci de compréhension et de transmission - qui l’a animé en tant que professeur de physique à l’université d’Orsay, et plus tard en tant que vulgarisateur scientifique dans ses livres sur Niels Bohr et sur le chaos - a conduit François Lurçat à s’interroger sur les raisons du désaveu actuel de la science, tant dans le système éducatif que dans la société en général, où la connaissance scientifique est à la fois valorisée (les Prix Nobel sont invités à s’exprimer sur tous les sujets) et réservée à un nombre de plus en plus restreint de spécialistes. Ce paradoxe tient à la fois à des causes techniques - comme la spécialisation et la fragmentation grandissante du savoir scientifique - et à des causes plus profondes, historiques et philosophiques, voire ontologiques, qui sont précisément celles auxquelles François Lurçat s’intéresse.

 

“Croire à la science tout en se détournant d’elle.

Notre culture est scientifique comme la culture de l’Occident médiéval était théologique. On retrouve partout l’attitude scientifique, elle est dans le monde de la pensée la seule puissance unificatrice. Le monde économique et l’Etat sont méprisés, la religion n’est qu’une affaire privée ; on ricane de la réalité de l’amour, la vie elle-même est souvent répudiée, tandis que seuls la science et l’art sont considérés comme dignes qu’un homme leur consacre sa vie”. (La science suicidaire, p. 65).

 

Le regard que François Lurçat porte sur la science est celui d’un scientifique, à la fois lucide et désabusé, et celui d’un philosophe qui tente de comprendre comment la science est devenue ce qu’elle est aujourd’hui - réalité qu’il désigne par l’expression de “social-science” - une institution et une discipline qui “nous éblouit plus qu’elle nous éclaire”. Dans cet effort, il s’attaque à ce qu’il appelle le “physicalisme”, c’est-à-dire  la “doctrine qui affirme la portée universelle de l’ontologie galiléenne”. C’est cette doctrine qui explique l’apparition récente de nouvelles disciplines se parant du nom de sciences, comme les “sciences de l’éducation”, les “neurosciences” ou les “sciences cognitives”.

 

Dans un autre débat d’idées essentiel à ses yeux, François Lurçat s’oppose au relativisme culturel, exprimé notamment par Claude Levi-Strauss dans un texte publié en 1952 à la demande de l’UNESCO (!). Précurseur de l’idéologie actuelle du relativisme culturel, Levi-Strauss affirme ainsi que “toute discrimination entre les cultures et les coutumes” revient à rejeter certaines “formes culturelles”, ce qu’il assimile en fin de compte au racisme pur et simple. (On retrouve dans le raisonnement de Levi-Strauss une accusation souvent portée contre les Juifs au cours de l’histoire : la prétendue “supériorité” - que leurs ennemis croient discerner dans l’idée d’élection, serait une forme de “racisme”. Cette accusation est un des thèmes récurrents du discours antijuif au fil des siècles, comme l’a montré Pierre-André Taguieff).

 

françois lurçat

Le paradoxe de la science moderne est que son projet philosophique (le physicalisme) a échoué monumentalement, au moment même où elle connaît certaines de ses plus grandes réussites. Pour que la science renaisse, malgré son suicide actuel, elle doit devenir plus modeste, comme l’explique François Lurçat dans la conclusion de son livre La science suicidaire : “Pour surmonter ses tendances suicidaires, elle doit corriger la sécheresse obstinée du cosmocentrisme grec par la compassion et la finesse de Jérusalem. Elle doit corriger la tendance à l’aplatissement, inhérente à la pensée géométrisante, par le sens aigu de la transcendance - et d’abord de l’absolue spécificité de l’homme - portée par la tradition juive”.

 

Puissent ces quelques lignes donner envie au lecteur de découvrir la pensée et l’oeuvre de mon père, dont la figure continue de nous éclairer! יהיה זכרו ברוך

François Lurçat

François et Liliane Lurçat

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