Overblog
Follow this blog Administration + Create my blog
VudeJerusalem.over-blog.com

philosophie

La texture des choses. Contre l’indifférenciation, de Jacques Dewitte : Quand la philosophie éclaire l’actualité

January 26 2025, 14:43pm

Posted by Pierre Lurçat

Jacques Dewitte

Jacques Dewitte

NB J'invite mes lecteurs à écouter la riche interview donnée par Jacques Dewitte sur la chaîne Mosaïque, ici.

Le beau livre du philosophe Jacques Dewitte, intitulé La texture des choses. Contre l’indifférenciation, apporte des éléments de réponse à une question qui m’a personnellement interrogé depuis longtemps, que je formulerai ainsi. Y a-t-il un rapport entre la confusion morale du monde actuel, où le Hamas est souvent présenté comme un mouvement de “résistance”, et certaines théories en vogue, comme la fameuse théorie du genre ? La question peut sembler saugrenue, voire provocante, mais la lecture du livre de Jacques Dewitte permet de lui apporter une réponde sans équivoque.

 

Oui, il y a bien un rapport entre ces deux phénomènes, qu’on pourrait expliciter ainsi : nous vivons à l’ère de la pensée indifférenciée, qui abolit toutes les distinctions les plus élémentaires, entre les sexes, entre bien et mal, etc. Comme l’explique l’auteur, nous subissons la tentation de “se laisser aller à accepter de n’être qu’une partie d’un grand tout, ou plutôt d’un grand flux. Une tentation et une séduction de l’indifférencié qui, à mon sens, sont une attirance pour la mort”. Pour comprendre cette “tentation de l’indifférencié”, Jacques Dewitte l’appréhende à travers des domaines aussi différents que la biologie et la théorie de l’évolution, l’architecture et la théorie sociale et politique.

 

Le choix ontologique de l’Occident

 

Le point de départ de sa réflexion est l’idée très originale selon laquelle la civilisation occidentale tout entière reposerait sur un choix primordial en faveur de la différenciation : “choix ontologique premier de l’Occident, aussi bien gréco-latin que judéo-chrétien, concernant la manière de voir l’être en général ; une décision en faveur des formes différenciées”. Pour le lecteur de la Bible, cette décision renvoie immédiatement aux versets de la Genèse sur la création du monde et sur la séparation entre le jour et la nuit, entre les eaux d’en haut et celles d’en bas, etc. Le récit de la Genèse nous permet de comprendre une dimension largement oubliée dans le monde contemporain : celle du lien intrinsèque entre la faculté humaine de distinguer et de nommer les choses, et celle de choisir entre le bien et le mal.

 

Or, explique Dewitte, c’est ce “choix ontologique” premier qui est aujourd’hui remis en question, par une “uniformisation croissante” que l’auteur décèle dans différents domaines – architecture, évolutionnisme, etc. L’exemple de l’architecture est intéressant, parce qu’il parle à chacun de nous. Jadis, les bâtiments avaient des formes bien reconnaissables, qui permettaient de les distinguer immédiatement. Une usine, une église, une grange étaient reconnaissables par tous… Aujourd’hui, non seulement ils ne se distinguent plus selon leur destination, mais comme l’explique l’architecte allemand Karl Gruber, toute typologie architecturale a disparu. L’architecture n’est qu’un exemple d’un phénomène plus vaste car, affirme Leon Krier, dès lors que les bâtiments et les objets en général – ne sont plus nommables pour ce qu’ils sont et ce à quoi ils ressemblent (maison, église ou palais), c’est le “monde de la vie” tout entier qui est menacé…

 

Jacques Dewitte élargit ce constat de la “perte du monde”, dont il fait la conséquence de l’uniformisation et de l’indifférenciation. Outre les exemples qu’il analyse, on pense à celui, très actuel, de l’indifférenciation des sexes (curieusement absent de sa réflexion). Ce que l’architecte ou le constructeur modernes ont accompli dans leurs domaines respectifs, des théoriciens incomparablement plus dangereux l’ont en effet accompli dans un domaine encore plus crucial et fondamental, celui de la différence des sexes. Comme l’explique Jacques Dewitte, “on a affaire à la conception nominaliste du caractère purement fortuit et arbitraire des noms et des formes… Les formes et les noms, étant parfaitement arbitraires, sont aussi interchangeables”.

 

De l’architecture contemporaine à la théorie du genre

 

            C’est précisément le même processus qui s’est produit dans le domaine de la différenciation sexuelle, avec des conséquences bien plus dramatiques. Si, en effet, on accepte la prémisse fondamentale de la théorie du genre, selon lequel la différence sexuelle est purement arbitraire et ne correspond pas à une réalité biologique indépassable, on aboutit in fine au même résultat que celui auquel sont parvenus les architectes : les mots et les choses n’ont plus aucun rapport nécessaire. Une usine peut devenir une église et un homme une femme, et vice-versa.

 

            Un des chapitres les plus intéressants du livre de Jacques Dewitte est celui consacré à Hannah Arendt, intitulé “Faire des distinctions”. L’auteur y montre comment celle-ci s’est efforcée de rétablir certaines distinctions essentielles dans le domaine des sciences sociales et des sciences politiques – notamment entre les notions de puissance, de pouvoir, de force, d’autorité et de violence – distinctions abolies par certains courants des sciences sociales à son époque. Là aussi, nous sommes en pleine actualité. Que nous disent en effet les défenseurs du Hamas en Occident, sinon que la violence exercée par le Hamas contre les civils israéliens le 7 octobre et aussi légitime (sinon plus) que celle exercée en retour par l’armée israélienne contre les terroristes du Hamas et du Hezbollah ?

 

Dans le monde de l’indifférencié, qui peut encore condamner le terrorisme et le distinguer de l’exercice légitime de la force armée ?            Le sujet du livre de Jacques Dewitte est, on le voit, crucial à la compréhension du monde contemporain. Il permet de comprendre toute une série de phénomènes qu’on a souvent peine à relier les uns aux autres, tant ils touchent des domaines divers et aussi éloignés en apparence que les sciences sociales, le discours public, la guerre contre le terrorisme, la biologie ou l’architecture. Un essai philosophique qui éclaire notre monde.

Pierre Lurçat

(article paru sur Commentaire.fr)

La texture des choses. Contre l’indifférenciation, postface de F. Hadjadj, éditions Salvator 2004, 200p.

La texture des choses. Contre l’indifférenciation, de Jacques Dewitte : Quand la philosophie éclaire l’actualité

See comments

Dans la bibliothèque de mon père (V): José Ortega y Gasset et la question de la liberté

October 30 2024, 08:16am

Posted by Pierre Lurçat

José Ortega y Gasset

José Ortega y Gasset

 

En mémoire de mon père, François Lurçat

Niftar le 28 Tichri 5773

Le diagnostic d’une existence humaine - d’un homme, d’un peuple, d’une époque - doit commencer par la prise en considération du système de ses convictions, et pour cela, il faut déterminer avant tout sa croyance fondamentale, décisive, celle qui porte et vivifie toutes les autres”.

O. y Gasset, L’histoire comme système

 

 

            La lecture des grands philosophes pourrait être divisée en deux catégories : ceux chez qui nous trouvons des réponses à des questions ponctuelles, sortes de “pépites” qui nous enchantent et enrichissent notre vie à différents moments de notre parcours, et ceux chez qui nous faisons des découvertes qui deviennent de véritables guides, éclairant une grande partie du chemin de notre existence. Emmanuel Lévinas fut pour mon père un de ces derniers, tout comme Edmund Husserl. Mais c’est d’un philosophe de la première catégorie que je veux parler ici, José Ortega y Gasset. Né à Madrid en 1883, il est considéré comme un des grands intellectuels européens de la première moitié du vingtième siècle, même si son œuvre reste encore trop peu connue en France.

 

            J’ignore à quelle période de sa vie mon père fit sa découverte. Sans doute fut-ce lorsqu’il lut son livre le plus connu, La révolte des masses, auquel il fait plusieurs fois référence dans ses propres ouvrages. Dans La révolte des masses, mon père avait trouvé une critique visant à la fois la massification et la spécialisation qu’il dénonçait lui-même dans le domaine de la science. Ce livre – considéré comme le “grand livre” d’Ortega y Gasset – fut le seul à être traduit en France presque lors de sa parution en Espagne, en 1937. Mais sa lecture du philosophe madrilène ne s’arrêta pas là. Dans la bibliothèque de mon père figuraient également ses livres Le spectateur, Ecrits en faveur de l’amour, et les deux premiers tomes des Œuvres complètes.

 

            Sur tous les sujets vers lesquels mon père tourna sa pensée, il trouva chez Ortega y Gasset des aliments pour nourrir sa réflexion. Sans doute y avait-il chez Ortega un aspect éclectique et audacieux, qui correspondait bien à la forme d’esprit de mon père, physicien-philosophe qui n’avait jamais cessé de s’interroger sur tous les domaines de la vie. J’en donnerai ici quelques exemples, qui ne peuvent évidemment prétendre résumer l’œuvre multiple et variée du philosophe.

 

L’amour en voie de disparition ?

 

            Dans son livre Pour une histoire de l’amour, Ortega a cette affirmation étonnante et très actuelle : “L’amour est en baisse. Il commence à n’être plus de saison”. Un siècle avant la triste époque des réseaux sociaux et de la solitude universelle, le philosophe avait compris qu’un des aspects essentiels de la crise de l’Occident – thème de réflexion auquel il est revenu à de nombreuses reprises – était celui de la disparition de l’amour. Pour l’analyser, Ortega décrit l’amour comme un “genre littéraire”, c’est-à-dire comme une création littéraire historiquement marquée. “Je pense, écrit-il, que l’amour est tout le contraire d’une force élémentaire”.

 

Son analyse du phénomène amoureux prend à la fois le contrepied de l’idée d’une “force élémentaire, prenant naissance dans le sein obscur de l’animalité humaine”, et aussi celui de la théorie stendhalienne de la “cristallisation”, à laquelle Ortega reproche d’avoir confondu l’état amoureux (l’enamoramiento) et l’amour véritable. Comme l’a finement observé le préfacier des Ecrits en faveur de l’amour[1], Frédéric Lannaud, la théorie de Stendhal est l’héritière de la pensée spinoziste “qui stipule qu’une chose n’est bonne et belle que parce qu’on la désire”, idée reprise dans la doctrine freudienne, selon laquelle “l’amour n’est rien d’autre que le désir mystifié par l’imagination”. A cette théorie réductrice et démocratique - demeurée très actuelle - d’un amour mystifiant, Ortega oppose sa une vision aristocratique de l’amour : “s’énamourer est un merveilleux talent que certaines créatures possèdent, comme le don de faire des vers, comme l’esprit de sacrifice, comme le courage personnel…”

 

Relisant le petit livre Ecrits sur l’amour, annoté de la main de mon père, j’y trouve quelques perles qui ont pu l’enchanter chez le philosophe madrilène, dont certaines se trouvent aussi chez un autre auteur, le poète mexicain Octavio Paz, dont mon père fut un fervent lecteur. Comme Ortega, ce dernier oppose le sentiment amoureux qui “appartient à tous les temps et à tous les lieux” à l’idée de l’amour, qui dépend des sociétés et des époques. Mon père trouva chez Octavio Paz l’idée que la négation de l’amour (ou sa réduction à un instinct, ce qui revenait au même à ses yeux) procédait d’une négation plus vaste de la personne humaine, thème essentiel de sa réflexion. Sur ce point comme sur d’autres, Paz et Ortega sont étonnamment proches. Ainsi, lorsque le premier écrit que “le sentiment amoureux est une exception au-dedans de cette grande exception que constitue l’érotisme par rapport à la sexualité”, on retrouve la conception aristocratique de l’amour propre à Ortega.

 

Eloge de la liberté humaine

 

            Un autre sujet, connexe à celui de l’amour, sur lequel Ortega y Gasset avait nourri la réflexion de mon père, était celui de la liberté humaine. Les lignes suivantes, tirées de sa conférence La mission du bibliothécaire[2], illustrent l’attachement du philosophe espagnol à la notion de libre-arbitre, tellement décriée et oubliée à notre époque. “La pierre ne peut pas sortir du champ gravitationnel, mais l’homme peut très bien ne pas faire ce qu’il doit faire… Une pierre, qui serait à-demi intelligente, dirait peut-être en l’observant : “Quelle chance d’être un homme! Quant à moi, je n’ai d’autre choix que d’appliquer inexorablement la loi”.

 

            Avec son humour caractéristique, Ortega décrit le “privilège effrayant” de la liberté humaine et du libre-arbitre propre de l’homme. Ce faisant, il retrouve un concept essentiel de la pensée hébraïque, laquelle est présente en filigrane à de nombreux endroits de son œuvre. Dans un cours donné à Lisbonne en 1944 (la date n’est évidemment pas fortuite), le philosophe écrit ainsi : “Dans les mêmes années exactement apparaît en Grèce la première ébauche de l’intellectuel avec Hésiode et se lève en terre hébreue le premier prophète, Amos. Les prophètes furent les intellectuels d’Israël”. Ortega décrit l’étymologie du mot Nabi (prophète) et compare les conceptions juive et grecque de la vérité. “Pour l’Israélite, la vérité vient de Dieu – c’est la parole de Dieu – pour le Grec la vérité est la raison des choses, c’est l’être même des choses”. Dans ces lignes et ailleurs encore, le philosophe catholique espagnol fait preuve d’une rare pénétration à l’égard de l’esprit juif.

 

Ainsi, il explique que “Emounah est le mot signifiant vérité en hébreu”. Effectivement, le mot hébreu, souvent traduit par “foi” ou par “croyance”, désigne bien le mode hébraïque de connaissance du monde, propre à la vision anthropocentrique de l’univers tellement différente du cosmo-centrisme auquel la pensée scientifique occidentale nous a habitués. La pensée d’Ortega y Gasset permet donc de saisir la différence fondamentale entre pensée grecque et pensée juive, entre esprit grec et esprit juif. Ortega, à l’encontre de bien des philosophes contemporains, ne considère pas le judaïsme authentique – ou plutôt l’hébraïsme – comme partie négligeable de l’histoire de la pensée, mais bien comme un pilier essentiel de notre civilisation, qui repose à la fois sur Athènes et sur Jérusalem.

 

En guise de conclusion…

 

 Une idée essentielle – et très actuelle – d’Ortega y Gasset est que chaque homme se définit par son “système de croyances”, ou encore que, comme il l’explique dans la citation placée en exergue de ces lignes : “Le diagnostic d’une existence humaine – d’un homme, d’un peuple, d’une époque – doit commencer par la prise en considération du système de ses convictions, et pour cela, il faut déterminer avant tout sa croyance fondamentale, décisive, celle qui porte et vivifie toutes les autres”. Si je devais appliquer cette maxime en définissant quelle était la croyance fondamentale de mon père, je dirais sans hésiter : mon père croyait en la liberté. Cela n’avait rien d’évident dans un siècle dominé par de nombreuses formes de déterminisme – qu’il soit scientifique, marxiste ou psychanalytique – mais cela l’était pour lui.

 

Achevant la lecture du deuxième tome des Œuvres complètes d’Ortega y Gasset publiées chez Klincksieck, sous le titre Aurore de la raison historique, je trouve dans les toutes dernières lignes cette phrase étonnante : “L’homme a besoin d’une révélation nouvelle… Que l’annonce en soit faite, malgré toutes les apparences contraires”. Lisant ces mots à Jérusalem, alors que la guerre dans laquelle est plongé Israël depuis un an fait rage sur tous les fronts, je me dis que le philosophe madrilène avait saisi l’aspect essentiel de l’apport d’Israël au monde contemporain. Oui, notre monde a besoin d’une révélation nouvelle, et celle-ci viendra, une fois de plus, de Jérusalem.

Pierre Lurçat

 

 

Dans la bibliothèque de mon père (IV) : Niels Bohr et l’intelligibilité du monde - VudeJerusalem.over-blog.com

Dans la bibliothèque de mon père (III) : Emmanuel Lévinas et le bilan du vingtième siècle - VudeJerusalem.over-blog.com

David Shahar, le conteur qui nous parle de l’âme humaine - VudeJerusalem.over-blog.com

Dans la bibliothèque de mon père : La poésie et l’éclat du monde - à propos de Philippe Jaccottet - VudeJerusalem.over-blog.com

 

[1] F. Lannaud, “D’une interprétation possible de la perspective érotique de J. Ortega y Gasset”, in Ecrits en faveur de l’amour, éditions Distance, Biarritz 1987.

[2] Publiée chez Allia, 2021.

François Lurçat (1927-2012)

François Lurçat (1927-2012)

See comments

ChatGPT et la crise existentielle de l’université

June 27 2023, 18:32pm

Posted by C.W. Howell

ChatGPT et la crise existentielle de l’université

ans The End of Education, l’enseignant et critique américain des technologies Neil Postman affirme que l’école est confrontée à deux problèmes qui doivent être résolus : « l’un est un problème d’ingénierie, l’autre est métaphysique ». Cette dualité oppose les moyens aux fins. L’enseignement porte-t-il sur les processus techniques par lesquels les élèves peuvent devenir des travailleurs, des exécutants et des « leaders » plus efficaces ? Ou bien s’agit-il d’en apprendre davantage sur quel type de vie l’on devrait mener, plutôt que de chercher à savoir comment on devrait la gagner ?

C’est dans ce contexte que ChatGPT a fait irruption dans les salles de classe du monde entier. Il est rapidement adopté — souvent sans que les élèves ne le comprennent vraiment — comme outil de recherche et d’écriture. Sa grande promesse est de stimuler la productivité et l’efficacité, deux concepts d’une importance quasi mystique dans l’université néolibérale moderne ; mais son adoption rapide pose une myriade de problèmes aux professeurs, dont le moindre n’est pas la confiance que l’on peut accorder aux devoirs rendus par les étudiants. S’attaquer à ChatGPT et à son rôle dans la salle de classe, c’est aussi s’attaquer à la question de l’objectif de l’éducation : quels sont ses moyens et quelles sont ses fins ?

S’attaquer à ChatGPT et à son rôle dans la salle de classe, c’est aussi s’attaquer à la question de l’objectif de l’éducation : quels sont ses moyens et quelles sont ses fins ?

C.W. howell

Il y a deux façons évidentes de traiter cette question : 1) essayer de l’interdire complètement, ou 2) essayer de l’intégrer dans le programme d’études de manière responsable. J’ai d’abord essayé de l’interdire, mais cela n’a pas fonctionné. J’ai donc improvisé en créant un devoir destiné à enseigner aux élèves comment utiliser (et ne pas utiliser) ChatGPT. Mais l’une ou l’autre de ces réponses soulève des questions essentielles, non seulement sur la manière d’utiliser l’IA en classe, mais aussi sur la finalité de l’université.

Bannir ChatGPT de la salle de classe

Mon premier réflexe a été de bannir purement et simplement ChatGPT de la salle de classe, persuadé qu’un recours excessif à cette technologie nuirait au développement cognitif de mes élèves en les acclimatant à une technologie dont ils ignorent qu’elle peut être inexacte et trompeuse. Je pensais, et je pense toujours, que cela pourrait interférer avec l’objectif de l’éducation, en particulier des sciences humaines, qui est de cultiver et d’étudier l’humanité. C’est la raison pour laquelle nous lisons des livres difficiles, écrivons des essais sur des sujets obscurs et examinons des questions abstraites et difficiles sur l’éthique et la société. Pour ceux d’entre nous qui croient vraiment à la valeur d’une formation en sciences humaines tout au long de la vie, interdire les technologies qui entravent ce développement critique est une évidence.

Le problème se pose lorsque les étudiants essaient de contourner les règles et d’utiliser l’IA pour rédiger leurs travaux. Le semestre dernier, dans le cadre de mes cours d’études religieuses à l’université Elon, une université privée de Caroline du Nord, j’ai surpris plusieurs étudiants en train de faire cela1. Ignorant apparemment que ChatGPT pouvait se tromper, quelques étudiants ont rendu des travaux contenant des informations fabulées et de fausses sources. Il a été assez facile de les attraper, mais ce sera probablement de plus en plus difficile à l’avenir, d’autant plus que les détecteurs d’IA ne sont pas toujours fiables2.

Alors, comment affronter cette situation ? Les professeurs ne pourraient demander que des devoirs en classe, écrits à la main ; les ordinateurs portables ou les téléphones ne seraient pas autorisés. Les examens oraux pourraient faire leur retour pour les évaluations de fin d’année. Une méthode plus créative pourrait consister à imposer l’utilisation de Google Docs avec l’autorisation de consulter l’historique des fichiers, afin que les professeurs puissent voir si les étudiants ont simplement copié et collé un texte généré par l’IA.

Après tout, pourquoi devrions-nous interdire ChatGPT ? Certains ont affirmé qu’il s’agissait simplement d’un outil — quelque chose comme une calculatrice, « mais pour l’écriture ».

C.W. howell

Mais ces approches posent de nombreux problèmes. L’un d’eux est le temps considérable que cela représente pour chaque enseignant. Vérifier les sources prend déjà beaucoup de temps, mais imaginez qu’il faille en plus vérifier l’historique des versions de chaque essai ! Ajoutez à cela la difficulté de lire des rédactions manuscrites à une époque numérique où la calligraphie est moribonde, et la charge de travail, même pour un simple devoir, devient incontrôlable. En outre, la plupart des professeurs ont trop d’étudiants pour organiser des examens oraux de manière raisonnable. Cela pourrait fonctionner dans le cadre du système de tutorat de l’université d’Oxford, mais cela ne fonctionnerait pas dans une université d’État américaine de type Big Tech ; sans parler du fait qu’avec le recours croissant à des professeurs précaires dans l’enseignement supérieur3, la charge de ce contrôle supplémentaire pèsera de manière disproportionnée sur des employés déjà sous-payés et surchargés de travail (je ne le sais que trop bien — étant moi-même professeur associé).

Au-delà de tout cela, il y a la question plus importante de l’objectif de l’éducation. Après tout, pourquoi devrions-nous interdire ChatGPT ? Certains ont affirmé qu’il s’agissait simplement d’un outil — quelque chose comme une calculatrice, « mais pour l’écriture »4. L’interdire, selon ce point de vue, ne ferait qu’entraver les étudiants qui ont besoin de comprendre le fonctionnement de cette technologie pour être compétitifs sur le marché du travail. Si l’objectif de l’école est de « gagner sa vie », l’interdiction des technologies extérieures pénaliserait injustement les élèves qui ont besoin d’apprendre à les utiliser pour trouver un emploi et rembourser les dettes que leur éducation leur a noblement léguées. C’est du moins ce que croient la plupart des étudiants et la plupart des administrateurs. Et, pour revenir à l’argument de Postman, il est possible que le simple fait de restreindre les moyens utilisés par les étudiants pour apprendre ne règle pas la question plus importante des fins. Si les étudiants pensent que l’éducation est destinée à la formation professionnelle, l’interdiction des nouvelles technologies ne fera qu’engendrer du ressentiment et de la frustration. Nous devons réfléchir à la situation dans son ensemble, et ce n’est qu’alors que la question des objectifs sera suffisamment traitée — ce qui nous permettra ensuite de revenir à la question des moyens, et à ce que la technologie devrait ou ne devrait pas faire en classe.

*L’interdiction de la technologie ne s’étant pas avérée utile, j’ai tenté une approche différente plus tard dans le semestre. Ironiquement, ce faisant, j’ai mieux réussi à convaincre mes étudiants de l’importance des sciences humaines.

LIRE LA SUITE ICI

https://legrandcontinent.eu/fr/2023/06/23/chatgpt-et-la-crise-existentielle-de-luniversite/

See comments

Dans la bibliothèque de mon père (III) : Emmanuel Lévinas et le bilan du vingtième siècle

October 23 2022, 06:14am

Posted by Pierre Lurçat

François Lurçat z.l. (1927-2012)

François Lurçat z.l. (1927-2012)

 

לזכר אבי

 

Le siècle d’Einstein et de Planck était aussi le siècle d’Hitler… Il y a une ressemblance hideuse entre les principes du fascisme et les principes de la physique moderne

Vassili Grossman, Vie et Destin

 

La philosophie occupait une place de choix dans la bibliothèque de mon père, aux côtés de la poésie et de la physique, entre autres, car comme je l’ai relaté, “rien de ce qui est humain ne lui était étranger”. Parmi les multiples auteurs, anciens (Platon, Aristote) ou modernes (Léo Strauss, Husserl ou Nietzsche, sur lesquels je reviendrai), un auteur en particulier lui était cher : Emmanuel Levinas. Mon père avait commencé à le lire et à l’étudier bien avant la “mode Lévinassienne”, car aucune de ses lectures n’était motivée par une quelconque mode intellectuelle, phénomène qu'il ignorait totalement. Il l'avait découvert au début des années 1980, apparemment à l'occasion d'une série d'entretiens avec Philippe Nemo diffusés sur France Culture (et publiés ultérieurement sous le titre Éthique et infini[1]).

 

Lecteur assidu et pointilleux d’Emmanuel Levinas, il y avait notamment cherché des réponses à certaines des questions qui avaient nourri sa réflexion pendant plusieurs décennies. Si je devais tenter de résumer la question essentielle à laquelle Levinas l’avait aidé à répondre, je choisirais cette phrase tirée de Noms propres, qu’il aimait à citer : “Ne permettent-ils pas de présumer, derrière les propos en perdition, la fin d’une certaine intelligibilité, mais l’aube d’une autre ?’” Dans cette question cruciale, mon père avait sans doute été plus sensible à cette fin d’une intelligibilité – qu’il avait vécue dans sa propre existence de physicien et de professeur – qu’à “l’aube d’une autre”, qu’il avait été chercher ailleurs. Une autre citation, tirée du livre Les imprévus de l’histoire, permettra de préciser cette question : “ce sentiment qui commence à pénétrer la science moderne, gênée par des “crises” et des “paradoxes”, angoissée de voir que le sens même de ses jugements – si certains cependant – lui échappe…”

 

C’est en effet son expérience d’enseignant et de chercheur qui l’avait amené à se détourner de la recherche scientifique pour entamer une deuxième carrière, à l’approche de sa retraite de physicien : celle de philosophe des sciences. La critique radicale de la “social-science” et de l’idéologie scientiste qu’il mena – en collaboration avec ma mère, Liliane Lurçat – puisait à des sources multiples, parmi lesquelles figurait en bonne place la source hébraïque. Mais celle-ci, qu’il avait goûtée notamment en lisant le “Levinas juif” – celui des Lectures talmudiques et de Difficile Liberté – n’épuisait pas sa soif de connaissances insatiable.

 

À aucun moment en effet il n’avait cherché de raccourci, ni en tant que physicien réfléchissant sur la science, ni en tant que lecteur. Ainsi, muni de son outil de lecture préféré, le crayon à papier, il avait lu et relu les ouvrages de Levinas, y compris les plus ardus – et notamment Totalité et Infini ou Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, dont les belles éditions chez Martinus Nijhoff étaient couvertes de notes au crayon, portées lors de ses lectures successives (car il ne lisait pas les livres qu’une seule fois)[2]. Les dernières pages intérieures des livres qu'il aimait particulièrement étaient ainsi souvent emplies de notations, qui comportaient à la fois un “index” des sujets et auteurs abordés, la mention des thèmes qui intéressaient le plus mon père et ceux qu’il se promettait de creuser plus avant.

 

Parfois aussi, les notes intérieures aux livres prenaient la forme d’exclamations empreintes d’humour, ou parfois de colère (comme ce “Tu n’aimes pas les Juifs, Hannah !” que j’ai retrouvé dans un exemplaire des Origines du totalitarisme). Lecteur passionné, il avait cherché avec Levinas les moyens de mener à bien une critique du scientisme, qui allait bien plus loin que celle qu’on trouve parfois chez certains scientifiques (ce qui explique sans doute le désarroi et la déception avec lequel il évoquait ses collègues physiciens, tellement timorés dans leur critique de la science et apparemment incapables de parler avec lui des sujets qui lui tenaient à cœur). Mais ce n’était pas la seule question à laquelle la lecture de Levinas l’avait aidé à répondre.

 

Levinas et le bilan du siècle

 

            La deuxième grande question, après celle de la critique de la science (pour laquelle la lecture de Levinas l’avait conduit à lire Husserl, qui fut une autre lecture capitale pour lui), fut celle du “bilan” du vingtième siècle. Bilan dans lequel le passif était de toute évidence l'aspect qui l’interrogeait : celui de la Shoah, du communisme auquel il avait adhéré dans sa jeunesse et du projet totalitaire qui avait survécu à la chute du Mur de Berlin. Dans un passage de son livre La science suicidaire, intitulé “Levinas et le bilan du siècle”, mon père écrivait ainsi :

 

            “Être radical, disait Marx, c’est prendre les choses par la racine. Levinas est plus radical que cela : il met en question la recherche même de la racine, cette vénérable tradition de la pensée européenne qui consiste à toujours vouloir remonter à l’origine… Reconnaître vraiment que l’histoire ne commence pas avec le penseur qui la pense, c’est renoncer aussi à faire de la philosophie un royaume protégé… Pour Levinas, les désastres du siècle ont aussi provoqué des effondrements philosophiques. Le projet révolutionnaire a abouti au totalitarisme ; la science, née pour embrasser le monde, le livre à la désintégration”.

 

Cette question de la responsabilité de la science – et plus généralement de l’Occident – dans les catastrophes du vingtième siècle occupa une grande partie de ses réflexions. Il trouva un écho de cette préoccupation chez un écrivain russe qui lui était particulièrement cher, Vassili Grossman. Ce dernier aborde en effet ce thème précis, à travers le personnage du physicien juif Strum. Celui-ci s’interroge, après la mort de sa mère, sur son identité juive et sur la ressemblance entre la vision de l’homme du fascisme et celle de la science moderne. “La physique moderne parle d’une plus ou moins grande probabilité des phénomènes dans tel ou tel ensemble d’individus physiques. Le fascisme ne se fonde-t-il pas, dans sa terrifiante mécanique, sur les lois d’une politique quantique, sur une théorie des probabilités politiques ?[3]

 

Chez Levinas, mon père trouva une manière nuancée d’aborder la question de l’héritage de l’Occident, qui évitait le double écueil de la supériorité morale (aujourd’hui bien disparue, il est vrai) d’une part, et de l’auto-dénigrement d’autre part. Comme il l’explique dans un passage intitulé de manière éloquente “Accepter l’héritage : actif et passif” : “Approche nouvelle de vieilles questions, que Levinas développe de manière strictement philosophique, mais dont il a trouvé l’inspiration dans la tradition juive – l’autre source de la culture européenne. (“L’Europe, c’est la Bible et les Grecs”, rappelle-t-il souvent.) Approche qui permet aussi, me semble-t-il, de poser de façon nouvelle la question de notre héritage. Car la fausse alternative où s’est enfermée notre pensée massifiée – dénigrer la culture européenne, ou mépriser les autres – est liée à un individualisme extrême, et en partie à une conception purement juridique de la responsabilité”.

 

Le Levinas juif et le Levinas philosophe

 

            Lecteur passionné de Levinas, mon père avait apprécié tout autant celui des Lectures talmudiques que celui de Totalité et Infini. À première vue, ces deux parties de son œuvre étaient distinctes, séparées tant du point de vue du style de l’écriture que du public visé, et jusqu’aux éditeurs, les éditions de Minuit ayant publié son œuvre d’exégèse des textes juifs, tandis que ses textes proprement philosophiques étaient publiés ailleurs. Levinas lui-même avait semblé encourager une telle dichotomie, répondant à la question de Philippe Nemo, qui lui demandait si on pouvait “interpréter [son] œuvre ultérieure comme une tentative pour accorder l’essentiel de la théologie biblique avec la tradition philosophique et son langage” dans les termes suivants : “Je n’ai jamais visé explicitement à ‘accorder’ ou à ‘concilier’ les deux traditions[4].

 

Ailleurs, il était encore plus explicite : “Je sépare très nettement ces deux sortes de travaux : j’ai même deux éditeurs, l’un qui publie mes textes dits confessionnels, l’autre qui publie mes textes dits purement philosophiques. Je sépare les deux ordres[5]. A y regarder de plus près pourtant, la séparation entre le Levinas exégète et le philosophe n’était pas si absolue. La dichotomie apparente s’effaçait en effet dans le rapport d’antériorité qu’il instaurait entre la tradition philosophique occidentale et la tradition juive : “ À aucun moment la tradition philosophique occidentale ne perdait à mes yeux son droit au dernier mot ; tout doit, en effet, être exprimé dans sa langue ; mais peut-être n’est-elle pas le lieu du premier sens des êtres, le lieu où le sensé commence[6]. À cet égard, sans jamais renoncer à la langue philosophique, Levinas avait sans doute tenté de faire entrer dans le vocabulaire philosophique le nom de Dieu. Peut-être même avait-il tenté de faire entendre, dans le paysage philosophique du vingtième siècle qu’il avait bien connu, la parole d’un Dieu qui n’était pas seulement le “Dieu des philosophes”, mais aussi celle du “Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob”, pour reprendre l’expression de Pascal.

 

Vers la même époque où il s’était plongé dans la lecture de Levinas, mon père avait aussi entamé sa lecture des grands textes juifs. Animé par la même soif de comprendre qui l’avait conduit à explorer pendant trois décennies le monde des particules élémentaires, il avait lu le Pentateuque, dans la traduction de Munk avec ses commentaires et dans celle de Chouraqui, le Nefesh ha-Hayim et d’autres textes classiques publiés aux éditions Verdier, parmi lesquels les Aggadot du Talmud de Babylone. Esprit rationnel et scientifique, il avait aussi connu sa crise mystique, qui avait failli l’emmener aux portes de l’église (ma mère, comme dans une histoire juive, avait dû lui rappeler que notre famille n’avait qu’une religion, la seule religion, qu’on ne pratiquait pas : le judaïsme)... A suivre.

 

 

[1] E. Lévinas, Ethique et Infini, dialogues avec Ph. Nemo, Fayard/France Culture 1982.

[2] Je pourrais dire, si la comparaison n’était pas devenue aujourd’hui banale et employée si souvent à mauvais escient, que mon père lisait Lévinas comme on lit une page de Talmud…

[3] V. Grossman, Vie et destin, L’âge d’homme / Le livre de poche 1980.

[4] E. Lévinas, Ethique et Infini, op. cit. p.19.

[5] François Poirié, Emmanuel Lévinas qui êtes-vous ? La manufacture 1987, p. 111.

[6] Ethique et Infini, op. cit. p.20.

Raïssa et Emmanuel Levinas avec leur fils Michaël au début des années 60

Raïssa et Emmanuel Levinas avec leur fils Michaël au début des années 60

See comments

Le règne de l’intempestif : Nos vies confisquées par les médias sociaux

November 22 2021, 09:30am

Posted by Pierre Lurçat

 

Troisième volet d’un nouveau “feuilleton philosophique”, dans lequel je poursuis la réflexion entamée dans mon livre Seuls dans l’Arche, en analysant les conséquences de la révolution technologique et numérique sur la vie et sur la pensée humaine. P.L

 

A-t-on déjà réfléchi à la signification de ces “avertissements” placés dans de nombreux journaux en ligne, minutant le temps exact que prendra la lecture de chaque article? Ils veulent nous dire que notre temps est “compté”... Non pas, certes, au sens où l’entendent les philosophes et les poètes (“Ô temps, suspend ton vol!’) mais plutôt au sens d’une information concrète et objective, comme les fiches signalétiques qu’on trouve au dos des paquets de céréales et d’autres aliments fabriqués industriellement. “Ce gâteau contient 150 calories” et “cet article consommera 5 minutes de votre vie”. Ces avertissements placés en tête des articles semblent nous inciter à épargner notre temps et à l’utiliser à bon escient, mais il s’agit d’un leurre, car le temps n’a jamais été autant gaspillé qu’aujourd’hui. 

 

Dans la vie moderne, où l’homme dispose de plus de loisirs et de “temps libre” - c’est-à-dire non occupé par le travail et par les tâches domestiques - qu’il n’en a jamais eu, il semble pourtant que le temps libre soit devenu une denrée plus rare que jadis. Dans les pages qui suivent, nous voudrions interroger le rapport au temps de l’homme actuel et la manière dont les innovations technologiques, souvent supposées lui faire “gagner du temps”, lui en font non seulement perdre, mais lui font plus encore perdre la notion même du temps et de sa valeur authentique.

 



 

L’histoire des avancées techniques, depuis l’invention des moyens de transport mécanisés, est celle d’une conquête toujours plus poussée de l’espace, marquée par la rapidité grandissante des véhicules terrestres, aquatiques et aériens. Chaque avancée s’est traduite par la possibilité de se déplacer plus rapidement, et donc de gagner du temps. Pourtant, la notion du temps sous-jacente à ce progrès technique est demeurée fondamentalement la même… A quel moment a-t-elle véritablement changé? Pour tenter de le comprendre, il faut interroger les notions de “loisir” et de “temps libre”, qui tendent à s’estomper dans la civilisation technologique contemporaine, en apparence si soucieuse de mesurer et de décompter notre temps. 

 

Un “temps décousu”

 

Le paradoxe apparent d’un monde globalisé, dans lequel le temps libre est de plus en plus important (allongement de la vie, diminution du temps de travail et avancement de l’âge de la retraite) et où il devient pourtant de plus en plus rare, s’explique par le glissement de sens qui s’est opéré de manière insensible, concernant l’idée même que nous nous faisons du temps et de la manière de l’employer. Dans son livre Amusing Ourselves to Death, paru en 1985, Neil Postman fait remonter à l’invention du télégraphe la transformation radicale de la notion du temps introduite par la technologie et par les médias de masse. “La contribution du télégraphe au discours public a consisté à valoriser ce qui était sans rapport avec la vie des gens et à développer l’impuissance”, écrivait-il alors, expliquant que celui-ci “nous a amené un monde de temps décousu et d’attention décousue”. Cette dernière remarque s’avère aujourd’hui prémonitoire. C’est précisément cette expérience d’un temps décousu qui s’est imposée avec une force décuplée depuis lors, avec l’avènement des téléphones portables et des réseaux sociaux. 



 

 

“L’attention décousue” dénoncée par Postman il y a plus de trente ans est ainsi devenue un phénomène majeur du monde actuel, observé avec impuissance par les professeurs - pour lesquels il constitue un problème majeur - et par plusieurs analystes critiques de la civilisation contemporaine. L’analyse que fait Postman de la société américaine dans les années 1970 et 1980 décrit en effet de manière prémonitoire ce qui est devenu aujourd’hui le lot de l’humanité tout entière. Citant Daniel Boorstin, qui considère que “la principale création de la civilisation graphique” est le “pseudo-événement”, Postman en tire l’idée d’une “civilisation submergée par l’intempestif”. On ne saurait mieux décrire la civilisation des écrans actuelle, dans laquelle l’image est encore plus envahissante et intempestive qu’à l’époque où écrivait l’auteur de Se distraire à en mourir.

 

Mais l’attention “décousue” n’est pas  le seul fait des élèves et des étudiants, dont la concentration est gravement atteinte et qui éprouvent le plus grand mal à rester assis une heure d’affilée en écoutant un professeur, en salle de classe ou devant leur écran. En réalité, l’atteinte à la concentration concerne tout un chacun. Personne n’échappe à cette “distraction” généralisée et à cette difficulté grandissante d’être focalisé sur l’activité présente, sans être à tout moment perturbé par l’appel intempestif ou la notification d’un “nouveau message”, comme si nous étions devenus nous-mêmes des machines, recevant à tout moment des informations nouvelles qu’il importerait de traiter et d’intégrer dans notre propre vécu.

 

Une métaphore devenue réalité

 

C’est là sans doute un des effets les plus nocifs et les plus durables des nouveaux médias, qui ont effectivement réussi à transformer dans une large mesure notre cerveau en machine, traitant des flux permanents d’informations. Cette  pauvre métaphore - celle qui décrit l’esprit humain comme une simple machine de “traitement de l’information” - s’est ainsi transformée en sinistre réalité! Le constat selon lequel le problème avec les théories concernant l’être humain n’est pas le fait qu’elles soient fausses, mais bien celui qu’elles ont tendance à devenir vraies, s’est avéré une fois de plus vérifié.

 

Mais ce n’est pas seulement notre capacité d’écoute et de concentration qui est remise en cause par l’omniprésence des écrans. C’est, plus fondamentalement, notre capacité de diriger notre pensée, notre attention et notre vie tout entière…  A la différence des publicités d’autrefois, qui captaient notre attention de manière ponctuelle, les écrans et les nouveaux médias captent celle-ci avec une fréquence et une intensité grandissantes, au point que nous sommes devenus des cibles permanentes de leurs messages intempestifs.

 

Intempestifs, ils le sont à un tel point, que nous avons fini par oublier ce que ce mot veut dire… Autrefois, était considéré comme intempestif l’appel téléphonique qui survenait à un moment inopportun. Mais dans le monde actuel, l’homme bombardé de messages et d’incitations permanentes n’a plus guère la faculté de trier ce qui est intempestif de ce qui ne l’est pas : il se doit de répondre, de réagir, ou simplement de lire et d’ingérer le flux constant des informations qui le visent et le transforment en cible passive et volontaire. L’esclavage volontaire que nous avons évoqué dans ces colonnes (1) ne transforme pas seulement notre vie sociale et nos relations avec les autres. Il modifie notre perception du monde et notre vie intérieure : sentiments, capacité de réflexion et d’introspection, imagination…

 

L’intempestif devient la norme

 

L’aspect le plus visible et le plus souvent décrit de cette nouvelle réalité, celui qui concerne les facultés cognitives, est loin d’être le plus marquant ou le plus radical (2). Ce qui est en jeu, de manière plus essentielle encore, c’est notre capacité même à penser, activité fondamentale qui consiste selon Platon dans le “dialogue silencieux qu’on a avec soi-même” (3). C’est précisément ce dialogue silencieux qui est aboli par le bruit incessant des appareils qui nous entourent, qu’on ne peut supprimer simplement en les mettant “sur silencieux”, car leur silence continue de nous interpeller et de nous solliciter à chaque instant. (Pour nous en convaincre, il suffit de placer un téléphone portable sur silencieux à quelques mètres de nous et de mesurer au bout de combien de temps nous irons le consulter, pour voir tout ce qui “s’est passé” pendant que nous avons fait l’effort de ne pas le consulter…)

 

 

  Le phénomène de dépendance décrit et analysé chez les enfants par la psychologue Liliane Lurçat à propos de la télévision s’est désormais élargi et généralisé, au point de concerner tout un chacun, enfants et adultes. “L’enfant vit une situation où il est immobilisé et dominé en permanence, une situation qui entrave sa conquête de l’autonomie et de la liberté" écrivait-elle en 2008 (4). Or cette description pourrait tout aussi bien s’appliquer aujourd’hui aux adultes, captivés par leur écran de téléphone à tout moment et en tout lieu. Il n’est en effet aucun endroit qui échappe à l’emprise du téléphone : salles de concert, lieux de prière et de recueillement, cérémonies funéraires ou nuptiales.... Aucun sacré n’est désormais inviolable, face à l’intrusion constante des téléphones qui nous assaillent et nous sonnent à chaque instant.

 

S’il n’est plus d’intempestif, c’est donc que la notion même du temps a changé. Ce qui est désormais aboli, c’est la notion d’un temps propice à chaque chose, ou la séparation entre plusieurs moments de la journée, de la semaine et de la vie. À travers l’appel constant que le téléphone portable nous adresse, à travers l’injonction permanente d’y répondre ou d’y prêter attention, c’est notre maîtrise du temps qui est menacée et souvent irrémédiablement atteinte. La civilisation technologique nous contraint à ingérer des flux d’information ininterrompus, en nous soumettant à un bombardement d’images et d’émotions permanent. C’est là que réside sans doute son piège le plus dangereux ; elle nous prive de la distinction essentielle entre un temps du travail et un temps du repos, un temps consacré au labeur et un temps où l’être humain laisserait son esprit divaguer au fil de son imagination, sans être guidé par aucune contrainte extérieure…

 

La plus grande illusion de la “libération” de l’homme moderne par le rétrécissement du temps de travail tient précisément au caractère envahissant de ces instruments d'asservissement que constituent les outils de la civilisation de l’image… En réalité, la civilisation des écrans - forme moderne de la civilisation de l’image dont Postman avait analysé l’émergence avec la télévision - abolit la distinction essentielle entre le travail et le loisir, que l’humanité a mis des millénaires à conquérir. Paradoxalement, c’est ainsi au moment où l’homme paraissait être délivré de la “malédiction” du travail (selon l’expression de la Bible, “Tu gagneras ton travail à la sueur de ton front”) qu’il se trouve en réalité privé du loisir véritable, au sens d’un temps dont il disposerait véritablement. Le temps nous a été confisqué. (à suivre…)

Pierre Lurçat

 

1. Voir notre article “La fin de la réminiscence”.

2. Une description assez terrifiante des effets des écrans sur les facultés cognitives est donnée par le psychiâte allemand Manfred Spitzer dans son livre Le ravages des écrans, Les pathologies à l’ère numérique, L’échappée 2019. Il faut saluer le travail de cette petite maison d’édition qui a donné accès au lecteur francophone à de nombreux ouvrages importants.

3. Cité par H. Arendt, La vie de l’esprit, Introduction p. 21 P.U.F. 1981.

4. La manipulation des enfants par la télévision et par l’ordinateur, p. 75. Éditions François-Xavier de Guibert 2008.

NOUVEAU : en vente à la librairie Au fil d'Ariane, située dans les locaux de Qualita à Jérusalem

 

See comments

Le mythe de “l’intelligence artificielle” (I) : La métaphore et la tentation

August 1 2021, 09:37am

Posted by Pierre Lurçat

 

Cet article est le second volet d’un nouveau “feuilleton philosophique”, dans lequel je poursuis la réflexion entamée dans mon livre Seuls dans l’Arche, en analysant les conséquences de la révolution technologique et numérique sur la vie et sur la pensée humaine. P.L

 

Les utopies apparaissent comme bien plus réalisables qu’on ne le croyait autrefois. Et nous nous trouvons actuellement devant une question bien autrement angoissante : comment éviter leur réalisation définitive? Peut-être un siècle nouveau commence-t-il, un siècle où les intellectuels rêveront aux moyens d’éviter les utopies et de retourner à une société non utopique, moins “parfaite” et plus libre.

Nicolas Berdiaeff

 

L’intelligence artificielle, avant d’être un projet économique, technologique, voire philosophique, est avant tout une métaphore. A ce titre, elle n’a rien de foncièrement nouveau. Ce que l’écrivain Éric Sadin décrit comme le “”Veau d’or de notre temps” n’est en effet qu’une remise au goût du jour d’un mythe aussi ancien que l’humanité. De tous temps, l’homme a rêvé d’accéder à une condition surhumaine, de devenir l’égal des Dieux, ou d’être immortel… Et de tous temps, il a aussi imaginé de confier à des créatures non humaines - démons ou robots - une partie de ses attributs, croyant échapper ainsi à sa condition humaine. Le robot est certes une invention récente, qui a tout juste un siècle, mais le concept auquel il renvoie est bien plus ancien. 

 

D’où vient l’engouement actuel pour l’idée d’intelligence artificielle, et quelle est la signification profonde du projet sur lequel elle se fonde? Pour le comprendre; revenons à l’idée de métaphore d’où nous sommes partis, en gardant à l’esprit la notion de l’humain. La philosophie occidentale a longtemps hésité entre deux définitions de l’homme : celle d’être pensant, et celle d’être moral. Même lorsqu’elle a choisi la première - devenue prédominante au moins depuis Descartes - elle n’a jamais oublié la seconde. Ou pour dire les choses autrement : elle a toujours su que le savoir qui donne à l’homme son caractère spécial et éminent n’est pas seulement celui de la pensée calculante, mais aussi celui de la pensée capable de choisir entre le bien et le mal. Celui qui a le mieux exprimé cette complémentarité était le grand humaniste de la Renaissance, Rabelais, par sa fameuse maxime, “science sans conscience n’est que ruine de l’âme”.

 

Rabelais

 

Mais l’histoire de la philosophie occidentale est aussi celle de l’oubli progressif de cette vérité fondamentale et de la tentation permanente de définir l’homme uniquement comme “être pensant”, en oubliant qu’il est aussi (et peut-être surtout) “être agissant”, sommé à chaque instant de faire des choix, et donc de recourir à sa conscience morale. En quoi cela concerne-t-il la question de l’intelligence artificielle? Celle-ci, nous l’avons dit, est essentiellement une métaphore. Dire qu’un robot ou qu’un ordinateur est “intelligent” n’est pas plus exact que de qualifier un appareil photo ou un instrument de musique de “sensible”. L’intelligence et la sensibilité sont des qualités de l’homme et non des choses.

 

Nul ne prétendra sérieusement qu’un appareil photo ou qu’un piano possède une sensibilité au même titre qu’un être humain. Dire qu’il est “sensible” est  un anthropomorphisme et une pure métaphore, qu’on peut filer à l’avenant, sans être dupe de son caractère de figure de style. Un musicien pourra ainsi parler avec amour de son violon et des qualités qu’il lui attribue, en sachant parfaitement qu’il ne s’agit en fin de compte que d’un outil en bois savamment construit. En quoi l’ordinateur “intelligent” est-il différent du violon “sensible”? Il l’est précisément parce que nous avons tendance à oublier, dans son cas seulement, qu’il s’agit d’une métaphore. A force d’entendre parler jour après jour de l’intelligence artificielle et de ses avancées phénoménales, nous avons fini par oublier qu’il s’agissait d’une simple métaphore et que l’ordinateur ne deviendrait jamais “intelligent”, au même titre qu’un appareil photo - aussi sensible fut-il - n’aura jamais de sentiments.

 

Un “violon sensible” : Ivry Gitlis

 

 

Mais la question essentielle - et souvent éludée, y compris parmi les critiques les plus lucides de “l’intelligence artificielle” - est celle de comprendre comment nous avons pu prendre au sérieux cette métaphore. La réponse, explique Éric Sadin, tient largement au “tour de passe-passe” et à “l’appareillage verbal enjoliveur” dont se sont parés les thuriféraires de l’AI, pour mieux promouvoir leur projet technologique et idéologique, en  empruntant pour décrire les mécanismes de celle-ci le vocabulaire des sciences cognitives. Plus encore qu’un abus de langage et qu’une entreprise de marketing idéologique, il y a ici une confusion logique, dont on peut facilement démonter l’erreur de départ. Si, en effet, on définit le cerveau et l’intelligence humaine uniquement comme une machine à calculer, alors effectivement, un ordinateur est intelligent…

 

La notion “d’intelligence artificielle” repose entièrement sur cette erreur volontaire de définition, qui nous fait prendre pour leur quintessence ce qui n’est qu’un aspect étroit et très parcellaire de l’intelligence et de l’esprit humain. L’histoire récente de l’informatique - et en particulier celle de la cybernétique, discipline considérée comme l’ancêtre de l’IA - illustre bien cette erreur de vocabulaire. Dans un article publié en 1943, deux chercheurs américains affirmaient que le “cerveau représente une belle machine” dont ils entreprenaient de décrire le fonctionnement, en posant les jalons de la “science générale du fonctionnement de l’esprit” qui allait être développée lors des fameuses “conférences Macy” de New-York, entre 1946 et 1953.

 

 

Toute l’histoire de l’IA est celle d’une tentative de copier l’humain à travers des machines dites “intelligentes”, dotée d’organes effecteurs et d’organes sensoriels censés reproduire la morphologie humaine, correspondant ainsi à un “être vivant dans sa totalité”, selon l’affirmation du fondateur de la cybernétique, Norbert Wiener. Mais prétendre qu’une machine, aussi perfectionnée fut-elle, reproduise la “totalité de l’être vivant” est aussi chimérique que de construire un avion volant comme un oiseau, ou de transformer un robot en être humain. (à suivre...)

Pierre Lurçat

 

_____________________________________________________________________

”Un formidable parcours philosophique… Une méditation sur le sens de nos vies”. 

Marc Brzustowski, Menorah.info

“Une réflexion profonde sur des questions essentielles, comme celle du rapport de l'homme au monde et la place de la parole d'Israël”.

Emmanuelle Adda, KAN / RCJ

“Une analyse claire et percutante  de la définition de l’humain dans le monde actuel”

Maryline Médioni, Lemondejuif.info

 

 

En vente dans les librairies françaises d’Israël et sur Amazon.

 

See comments

La fin de la réminiscence Cybermédias, souvenirs numériques et liberté de l’esprit

July 22 2021, 11:53am

Posted by Pierre Lurçat

 

Cet article est le premier volet d’un nouveau “feuilleton philosophique”, dans lequel je poursuis la réflexion entamée dans mon livre Seuls dans l’Arche, en analysant les conséquences de la révolution technologique et numérique sur la vie et sur la pensée humaine. P.L

 

La joie des réveils en cet été où nous vînmes habiter la maison de M. Gabriel Louria et dans laquelle je vis son père, le vieux bey et sa mère aux yeux rêveurs - cette joie m'a abandonné depuis de longues années. Elle n'existe plus que dans la nostalgie du souvenir…

 

David Shahar, Un été rue des Prophètes



 

“Réminiscence” : ce joli mot qui désigne un souvenir confus et vague, ou encore le “retour à la conscience d’une image”, sera-t-il bientôt devenu complètement désuet? Le monde actuel, celui des cybermédias,  de “l’intelligence artificielle” et de la Technopoly, laisse peu de place au souvenir, à la rêverie et à la méditation, conditions nécessaires de l’activité poétique.  En vérité, il les rend tellement incongrus et obsolètes qu’il a trouvé les moyens de les remplacer par des succédanés de souvenirs, qui sont à la réminiscence ce que l’ordinateur est à l’âme humaine : une caricature. Comment qualifier en effet ces “souvenirs numériques” artificiels que sont les photos stockées sur nos appareils portables, que des robots nous envoient régulièrement en les assortissant d’un message disant : “C’était il y a cinq ans”, “De nouveaux souvenirs sont disponibles!”, en les agrémentant parfois d’une couleur sépia ou de quelques fleurs? 

 

Facebook :  l’injonction du souvenir



 

Bien plus qu’un simple gadget technologique, il y a là un signe indéniable d’une transformation radicale de l’esprit humain et des activités les plus caractéristiques de la liberté de l’homme. Qu’est-ce en effet que le souvenir, sinon la libre divagation de l’esprit, sans direction imposée ni contrainte? Et quoi de plus contraire à la réminiscence que ces “souvenirs sur commande”, que nous recevons sur nos téléphones portables et qui nous invitent à nous rappeler sous l’emprise de la suggestion technologique des événements passés, dont la date enregistrée par la mémoire automatique des réseaux sociaux et des logiciels sert de prétexte à leur “remontée à la surface” de nos appareils informatiques?

 

En réalité, cette injonction du souvenir est caractéristique de tous les outils et instruments dont nous sommes aujourd’hui entourés et dont la présence est devenue tellement familière, qu’elle nous empêche de réfléchir à leur signification profonde. Derrière l’illusion du progrès technique et de son caractère innocent, ludique et facultatif, se cache en effet un asservissement volontaire toujours plus grand de l’homme actuel. Celui-ci laisse envahir les recoins les plus intimes de son existence par toutes sortes de robots, qui le privent petit à petit de la capacité de laisser sa propre volonté diriger son esprit, que ce soit dans l’activité conscience de la pensée ou dans celle, plus ou moins consciente, du rêve et du souvenir.

 

Les penseurs qui ont analysé au siècle dernier les effets des premiers médias de masse sur la condition humaine (1) avaient déjà noté combien le temps médiatique marquait de son empreinte la vie quotidienne et imposait son rythme aux hommes d’aujourd’hui, dont la vie n’est plus rythmée par les cycles naturels ou par ceux de la vie agricole ou de la religion, mais par les bulletins d’information et par la vision du monde qui en découle. Mais même les plus lucides de ces observateurs du rôle de la télévision et des autres mass-médias - et de la transformation radicale qu’ils ont amenée dans nos vies - n’ont pu imaginer combien celle-ci allait être encore amplifiée et démultipliée par les nouveaux médias. 

 

Désormais, les bulletins d’information au rythme quotidien ou horaire ont laissé la place à un flux permanent d’information, auquel il devient presque impossible d’échapper, tant il nous poursuit et vient nous solliciter à chaque moment, avec une insistance presque diabolique. Que l’on se rappelle pour s’en convaincre de l’époque lointaine de l’invention du téléphone, où certaines personnes récalcitrantes refusaient de répondre aux appels, en affirmant qu’elles “n’aimaient pas qu’on les sonne”... Aujourd’hui, nos appareils portables nous “sonnent” à chaque instant, et il faut faire un effort considérable pour refuser d’obtempérer. Oui, nous sommes bien devenus, à l’instar des domestiques d’avant la Première Guerre mondiale, les “valets” de nos instruments technologiques, et la maîtrise de la technique a laissé place à l'esclavage technologique.

 



 

Mais ces instruments n’ont pas seulement transformé radicalement notre manière de vivre, de communiquer avec nos semblables et d’appréhender le monde qui nous entoure. En réalité, ils ont bouleversé l’intimité de nos vies, en prétendant régir non seulement les moyens d’échanger et de partager des idées et des sentiments, mais aussi - et surtout - le contenu de nos émotions et de nos pensées ; en un mot, notre vie intérieure. Bercés de l’illusion sur laquelle repose la notion même de “progrès technique” - celle d’un outil extérieur qui viendrait accroître nos facultés humaines tout en nous rendant plus libres - nous avons renoncé insensiblement à ce qui fait le coeur même de notre liberté la plus chère : la liberté de l’esprit.

 

On peut certes se protéger de l’invasion technologique, des modes et des phénomènes de masse, mais on ne peut y échapper entièrement. Croire que l’on peut éviter les effets de la publicité et de la technologie est tout aussi illusoire que de penser que la propagande ne toucherait que des esprits faibles ou malléables. La propagande et la publicité (car il s’agit bien de la même chose, même si le contenu de leurs messages diffère) sont efficaces sur tout un chacun, y compris sur ceux qui se croient protégés par leur conscience du danger (et l’auteur de ces lignes ne s’exclut nullement de cette généralisation). 

 

Certains en sont des consommateurs actifs et d’autres des consommateurs passifs. Mais tous pâtissent de leurs effets nocifs, de même que le fumeur passif est lui aussi atteint par la fumée de ceux qui l’entourent. La technologie de la communication, comme la fumée des cigarettes, s’infiltre partout où sa présence n’est pas entièrement interdite. Les rares endroits où elle n’a pas droit de cité en sont protégés pour des raisons de convenance (les salles de concert ou les cérémonies funéraires) et pour des raisons techniques : ne pas déranger ceux qui nous entourent, ne pas perturber les communications entre le pilote de l’avion et la tour de contrôle… Mais nulle part il n’est interdit d’allumer son téléphone pour ne pas perturber le libre exercice de la pensée de celui qui en est le propriétaire.

 

David Shahar, le “Proust oriental” (photo Yehoshua Glotman)

 

C’est précisément cet asservissement volontaire qui est la marque la plus infaillible de l’atteinte à notre liberté que représente la technologie de la communication actuelle. En quoi celle-ci a-t-elle modifié le contenu de notre vie intérieure? Pour le comprendre, revenons à l’exemple de la réminiscence. Jadis, un parfum, un paysage ou une saveur pouvaient évoquer en nous l’image d’un être aimé. Cette réminiscence nous conduisait à faire revivre, par la magie du souvenir, les traits d’un visage ou l’éclat d’une voix. Aujourd’hui, nul besoin de faire travailler notre mémoire : le souvenir artificiel fait remonter régulièrement des images du passé sur nos appareils technologiques, et d’innombrables outils et réseaux sociaux nous permettent de conserver (ou de retrouver) la trace d’anciens amis, camarades de classe ou amours de jeunesse. 

 

Dans ce monde du souvenir artificiel, le plus difficile n’est plus, comme autrefois, de renouer avec une personne que nous avons perdue de vue, mais bien au contraire, d’échapper à la présence virtuelle de personnes avec lesquelles nous avons rompu tout lien. Car il est devenu quasiment impossible de rompre les “liens virtuels” qui nous attachent à tous ceux qui ont croisé notre vie. Tel réseau social fera ainsi remonter l’image d’une personne que nous avons aimée jadis, tandis que tel autre prétendra nous informer des “nouvelles relations” d’une autre personne avec qui nous avions, justement, coupé toute relation… A l’ère des cybermédias et des réseaux "sociaux", il est devenu plus difficile de "tourner la page" que de retrouver la trace d'une personne appartenant à une période révolue de notre vie.

 

Mais ce n’est qu’un aspect secondaire. L’effet le plus grave - et peut-être irrémédiable - de cette invasion par le “souvenir artificiel” réside dans l’atrophie de notre capacité à nous souvenir volontairement, à faire fonctionner le mécanisme subtil et entièrement libre de la remémoration, à laisser notre esprit divaguer librement ou au contraire, à l’orienter volontairement dans la direction que nous avons choisie. Dans les deux cas - rêverie ou réflexion - la technologie numérique nous entrave et nous prive de notre liberté. (à suivre…)

Pierre Lurçat

(1) Parmi lesquels on peut citer les noms de Hannah Arendt, de Liliane Lurçat ou de Neil Postman.

_____________________________________________________________________

”Un formidable parcours philosophique… Une méditation sur le sens de nos vies”.

 

Marc Brzustowski, Menorah.info

 

“Une réfexion profonde sur des questions essentielles, comme celle du rapport de l'homme au monde et la place de la parole d'Israël”.

Emmanuelle Adda, KAN / RCJ

 

“Une analyse claire et percutante  de la définition de l’humain dans le monde actuel”

Maryline Médioni, Lemondejuif.info

 

 

En vente dans les librairies françaises d’Israël et sur Amazon.


 

See comments

« Apocalypse cognitive » : Pourquoi les gens intelligents croient-ils à des idées folles ?

April 7 2021, 08:47am

Posted by Pierre Lurçat

« Je croyais à tout, très profondément, avec enchantement : astrologie et fin des temps, même si ces croyances se contredisaient… La sociologie m’a guéri, somme toute. Parce qu’elle m’a fait comprendre comment on peut adhérer à des croyances folles sans être fou1. »
Gérald Bronner

Le dernier livre de Gérald Bronner, au titre évocateur : Apocalypse cognitive, répond à une question très actuelle, qui m’a personnellement intrigué depuis plusieurs mois et qu’on peut formuler ainsi : comment expliquer le succès de thèses délirantes chez des gens intelligents ? Cette question était déjà au cœur d’un précédent ouvrage de Bronner, La démocratie des crédules, paru en 2013. Elle a connu un regain d’actualité avec la pandémie du Covid-19, qui a été marquée par un développement spectaculaire des idées farfelues et des fausses informations, avec des conséquences parfois dramatiques. Pour ne citer qu’un seul exemple, je donnerai celui de l’intox, apparemment venue d’Israël et largement reprise dans le monde entier, selon laquelle le vaccin anti-Covid 19 aurait fait plus de victimes que la pandémie elle-même !

Pour expliquer ce phénomène étonnant, l’auteur utilise les méthodes des sciences sociales et de la sociologie en particulier, en analysant les « biais cognitifs » et autres mécanismes responsables de ce « déferlement de crédulité ». Un des éléments importants de sa démonstration – déjà abordé par David Colon dans son livre consacré à la propagande numérique, est celui de « l’insularité cognitive », qui désigne les « îles » ou chambres d’écho que nous créons autour de nous, en évacuant toute contradiction et en nous entourant de personnes partageant nos idées (sur les réseaux sociaux ou dans la vie réelle). Ce phénomène encore peu étudié permet de comprendre comment nous nous entourons de personnes qui ont le même avis que nous, et nous « protégeons » ainsi de toute contradiction, en supprimant de nos « amis » ceux qui pensent différemment (sur les réseaux sociaux) ou en nous détournant d’eux dans la vie réelle. A cet égard, la facilité déconcertante avec laquelle nous pouvons « supprimer » des interlocuteurs qui ne pensent pas comme nous (ou qui ne « likent » pas nos posts) constitue une incitation à éviter toute confrontation, et porte ainsi atteinte à tout débat d’idées véritable.

Comme l’explique David Colon,

« La fabrique du doute est devenue un outil de manipulation de masse. Songeons au nombre d’individus qui pensent que la terre est plate ou que le masque ne protège pas des maladies infectieuses. Les faits eux-mêmes sont remis en cause… La ‘’fabrique du dissentiment’’ a remplacé la fabrique du consentement, qui a dominé au 20ᵉ siècle. S’y ajoute le fruit de la technologie. Comme le pensait Jacques Ellul, la propagande est indissociable de la technique… Aujourd’hui, des systèmes comme les réseaux sociaux ont pour intérêt économique de satisfaire et de conforter les individus dans leurs opinions. Les réseaux sociaux exploitent des biais cognitifs et aboutissent à des sociétés dans lesquels les gens ne s’écoutent plus.. Ils ne cherchent plus le « common ground’. Les réseaux sociaux ont une lourde responsabilité dans ce phénomène.2 ».

Cet effritement progressif du « common ground » est apparu de manière flagrante depuis le début de la pandémie. Le « débat » public n’oppose plus des arguments rationnels, mais des croyances et des opinions. Il est devenu littéralement impossible de discuter avec une personne qui ne « croit » pas à l’efficacité du vaccin (ou à l’existence du Covid) : on peut simplement prendre acte de ses croyances et décider (ou non) de conserver une relation normale avec elle, en évitant de parler du sujet. Cette nouvelle réalité est évidemment lourde de conséquences sur le plan politique, car elle sape le fondement de nos démocraties. Comment ? Elle le fait, explique Ellul, en développant le cloisonnement des idées et des opinions.

« Plus il y a de propagande et plus il y a de cloisonnement ».

Contrairement à l’idée reçue, qui voudrait que toute propagande aboutisse à unifier les idées et les cerveaux, soumis aux dogmes d’une « pensée unique », la propagande des médias sociaux actuels aboutit exactement à l’effet inverse. Elle encourage chaque personne, isolée devant son écran de téléphone portable, à développer ses propres conceptions sur chaque sujet, en s’auto-persuadant de détenir la vérité. L’ère des médias sociaux est ainsi devenue celle du triomphe de l’opinion sur le savoir vrai (selon les termes de Socrate), ou si l’on préfère du morcellement du savoir, à l’aune d’une « post-vérité » entièrement subjective et individuelle. Sur chaque sujet, politique, économique ou scientifique, chacun peut trouver sur le Net la confirmation de ses idées, indépendamment de tout critère objectif de vérité, ou simplement de caractère plausible3.

Gérald Bronner souligne l’aspect politique de cette « apocalypse cognitive », mais les conclusions qu’il en tire sont à mon avis discutables. Comme nous le verrons dans la suite de cet article, son analyse de ce phénomène cognitif de grande ampleur se double en effet d’une interprétation politique selon laquelle le « populisme » – concept flou, dont la validité reste à démontrer4 – serait l’unique bénéficiaire de l’effritement du common ground démocratique, les tenants des thèses les plus farfelues se trouvant selon lui exclusivement dans un "camp" politique (l'exemple qu'il donne est celui des électeurs de Donald Trump aux Etats-Unis).

Cette politisation de sa thèse l’affaiblit beaucoup, en laissant entendre que seuls des esprits faibles et naïfs seraient vulnérables aux « fake news » et autres infox, alors que le propre de toute propagande est précisément qu’elle fonctionne sur chacun, y compris sur les esprits les plus avertis. PL

(à suivre)

Pierre Lurçat, MABATIM.INFO

1 Le Monde des Livres, 24/01/2021
2 Entretien avec Patrick Chastenet à l’occasion de la remise du Prix Jacques Ellul à David Colon pour son livre Propagande : la manipulation de masse dans le monde contemporain, éditions Belin (YouTube).
3 Je renvoie sur ce sujet important à mon nouveau livre, Seul dans l’Arche, Israël laboratoire du monde, qui vient de paraître (disponible sur Amazon uniquement).
4 Sur le concept de populisme, voir le livre de Ilvo Diamanti et Marc Lazar, Peuplecratie, La métamorphose de nos démocraties, Gallimard 2019, qui observe que le « populisme est un des mots les plus confus du vocabulaire de la science politique ». Sur le « néo-populisme », lire le petit ouvrage éclairant de Pierre-André Taguieff, Le nouveau national-populisme, Paris, CNRS éditions, 2012.

Article paru initialement sur Mabatim.info

https://mabatim.info/2021/04/06/%e2%80%afapocalypse-cognitive-pourquoi-les-gens-intelligents-croient-ils-a-des-idees-folles/

___________________________________________________________________________

J’ai le plaisir d’annoncer la parution de mon livre Seuls dans l’Arche, Israël laboratoire du monde. Réflexion menée entre mars 2020 et mars 2021, ce livre aborde la crise mondiale provoquée par la pandémie du Covid-19 sous l’angle inédit de la double tradition juive et occidentale, nourri de la lecture de rabbins et de philosophes, de sociologues et de poètes.

 

Pour “sortir de l’Arche” et retrouver nos libertés, mises à mal par les politiques anti-Covid, il faut au préalable retrouver l’idée même de la liberté humaine, qui n’est pas seulement la liberté individuelle ou la protection de la confidentialité des données, auxquelles elle se réduit trop souvent aujourd’hui.

 

Il s’agit, bien plus fondamentalement, du libre-arbitre, mis à mal par des décennies d’assauts répétés venant des tenants d’une définition mécaniste de l’homme, considéré tantôt comme un système neuronal, tantôt comme un animal un peu plus évolué (thèse de Yuval Harari dans Homo Sapiens). Pour que la “sortie de l’Arche” ait un sens, il faut repenser l’homme, afin de refonder le monde sur de nouvelles bases plus solides. 

 

Il s’agit en effet de la définition même de l’homme et de sa spécificité, qu’il est urgent de réaffirmer aujourd’hui. Si Israël est aujourd’hui devenu le phare d’une humanité malade, pionnier de la vaccination et de la sortie de crise, ce n’est pas un hasard. Le monde attend en effet d’Israël - au-delà d’un modèle sanitaire - qu’il réaffirme la vieille parole venue du Sinaï.

 

Confinés depuis un an dans l’Arche, nous espérons entrevoir la colombe porteuse de la branche d’olivier qui annoncera la décrue puis la fin du Déluge et le retour sur la terre ferme et chaleureuse, augurant d’un nouveau départ pour une humanité plus juste et plus confiante.

Pierre Lurçat

Le livre est disponible uniquement sur Amazon.

Les demandes de service de presse sont les bienvenues : pierre.lurcat@gmail.com

See comments

Seuls dans l’arche ? Refonder le monde après le Coronavirus  Réflexions sur la dimension philosophique de la crise actuelle (I)

March 26 2020, 19:49pm

Posted by Pierre Lurçat

 

La terre, comme Arche originelle, ne se meut pas

E. Husserl

 

Il y a un monde en face de nous, un monde plus vaste que la parole

Y. Bonnefoy

 

Chaque grande crise est l’occasion d’une réflexion renouvelée sur les questions premières, trop souvent oubliées dans le train quotidien des affaires du monde. Elle est aussi, comme l’avait pressenti le rabbin Avraham I. H. Kook, pendant le cataclysme de la Première Guerre mondiale, la possibilité de faire émerger un monde nouveau. (“Le désastre actuel prépare un profond renouvellement”, écrivait-il alors). (1) Dans la profusion de réflexions suscitées par la crise actuelle du Coronavirus, qui ébranle les “fondements de la terre”, nous voudrions esquisser le chemin d’une pensée qui envisage celle-ci non pas seulement comme une crise sanitaire, économique ou politique, mais aussi comme une crise touchant au rapport de l’homme au monde.

 

“ואין פוקד את הר הבית” : le Mont du Temple vide en raison du Coronavirus

 

Car c’est bien de cela qu’il est question, lorsque des milliards d’être humains sont confinés en même temps, dans l’espace réduit de leur habitation, et amenés - chacun à sa manière et avec ses propres outils de pensée - à s’interroger sur sa relation à la vie, au monde et à la terre commune. Or c’est précisément cette évidence qui semble aujourd’hui se dérober à nous : avons-nous encore une terre, ou plus encore un monde commun? Et avec quel langage commun pouvons-nous encore appréhender ce monde et dire ce que chacun ressent confusément, dans une langue qui soit compréhensible de tous? C’est sous la double égide d’un poète et d’un philosophe que ces réflexions sont placées : parce que ce sont eux qui sont sans doute, de notre point de vue, les plus à mêmes de nous permettre de réfléchir aux enjeux d’une crise qui affecte notre rapport au monde, plus que les économistes et les scientifiques, auxquels les médias donnent généreusement la parole.

 

Le texte du philosophe Edmund Husserl, “la terre ne se meut pas”, est à la fois célèbre et rarement étudié. Rédigé en 1934, donc après l’arrivée au pouvoir des nazis, il s’agit d’un brouillon écrit en l’espace de trois jours par le philosophe, sous-titré “Renversement de la doctrine copernicienne dans l’interprétation de la vision habituelle du monde. L’arche originelle (Urarche) Terre ne se meut pas”. Comme l’observe Eric Marty, dans son commentaire de ce texte, le mot arche n’a pas été choisi au hasard par Husserl, philosophe d’origine juive : “Il faut l’entendre dans sa littéralité, dans son origine judaïque, qui nous plonge dans la Genèse, dans l’aventure de Noé et de la refondation de l’humanité qui succède au Déluge”. (2) 


 

Edmund Husserl, 1921


 

Eric Marty rapproche le texte de Husserl d’un fragment de la préface de Les plaisirs et les jours, dans lequel Proust évoque lui aussi l’arche de Noé : “Quand j’étais tout enfant, le sort d’aucun personnage de l’histoire sainte ne me semblait aussi misérable que celui de Noé, à cause du déluge qui le tint enfermé dans l’arche pendant quarante jours. Plus tard, je fus souvent malade, et pendant de longs jours je sus rester dans l’arche. Je compris alors que jamais Noé ne put si bien voir le monde que de l’arche, malgré qu’elle fût close et qu’il fît nuit sur terre”. Ces mots de Proust, écrits en 1894, résonnent avec une acuité particulière aujourd’hui, pour tous ceux qui doivent aussi “rester dans l’arche”, confinés entre les murs étroits de leur domicile. 

 

Ce n’est pas un hasard si le philosophe autrichien, converti au protestantisme, tout comme l’écrivain français - tous  deux d’origine juive - ont choisi la notion biblique d’arche, pour exprimer le fondement inamovible de notre présence au monde. La phénoménologie de Husserl peut être définie comme une tentative de revenir au monde des choses, au monde réel, “monde d’objets usuels et de valeurs” (3), à contre courant de la philosophie occidentale qui a depuis plusieurs siècles pris le parti d’un monde idéal, fait d’objets mathématiques, en confondant la description mathématique du monde et sa réalité concrète. Or, si l’arche ne se meut pas, selon Husserl, c’est peut-être pour nous dire que le savoir scientifique, qui décrit le mouvement des planètes, nous parle d’un monde dans lequel l’existence de l’homme n’est qu’un élément accessoire, et quasiment négligeable. Comme l’écrit le physicien François Lurçat, “Du point de vue cosmocentrique, l’importance de nos actions est très relative. Dans la vision anthropocentrique de Jérusalem, au contraire, chacune de nos actions compte”. (4)

 

“Plus tard je fus souvent malade…” Proust adolescent

 

Selon la première conception, qui est celle d’Aristote et de la pensée grecque en général, il n’y a aucune différence entre les conséquences d’un “grand vent qui dépouille les feuilles des arbres, fait tomber les murs des maisons et noie en mer un navire avec ses voyageurs". En effet, comme l’explique Maïmonide, Aristote n’établit en fait aucune distinction entre “la mort d’une fourmi écrasée par un boeuf et celle d’hommes ensevelis pendant la prière dans une maison qui s’écroule”. (5) Dans la conception anthropocentrique hébraïque, au contraire, l’homme a une valeur éminente, car il est créé “à l’image de Dieu” (BeTselem Elohim) et comme dit le Talmud, “celui qui sauve un homme sauve l’humanité tout entière”. Qui ne peut saisir aujourd’hui le gouffre entre ces deux conceptions du monde opposées, alors que chaque être humain voit sa vie menacée à chaque instant ?

 

L’homme au centre de l’univers - pour une écologie juive véritable

 

La crise actuelle, qui affecte chacun de nos actes quotidiens les plus élémentaires, n’est-elle pas ainsi une “revanche” inattendue de la vieille pensée anthropocentrique de Jérusalem sur la vision cosmocentrique, issue des Grecs et de la science moderne, dont le triomphe a été annoncé trop hâtivement? N’est-il pas urgent dès lors de proclamer de nouveau la centralité de l’homme dans le monde, en lui rendant sa dignité éminente, au lieu de prétendre “sauver la terre” ou la “diversité” animale ou végétale (soucis tout à fait légitimes, mais qui ne peuvent passer avant celui de l’être humain)? En réalité, les grandes manifestations récentes pour “sauver la Terre” n’attestent nullement d’une conscience véritable du monde, fondée sur une juste reconnaissance de la place (et des devoirs) de l’être humain, mais bien plutôt d’une nouvelle illusion cosmocentrique, dans laquelle l’homme est décrit comme l’ennemi du reste de la création.

 

Michel-Ange : la création d’Adam

 

La mouvance écologiste actuelle, inspirée dans ses manifestations les plus radicales par le courant de la “Deep ecology”, n’entend nullement préserver la terre pour le bien de l’homme (comme dans le récit biblique du Déluge), mais au contraire permettre à la terre de survivre à la disparition annoncée (ou même souhaitée!) de l’espèce humaine, considérée comme nuisible et préjudiciable ! (6). “Le monde est empli d’idées juives devenues folles”, pourrait-on dire en paraphrasant le mot fameux de Chesterton. Ainsi, l’idée juive de sauver (ou de réparer) le monde, le fameux tikkoun Olam, a été détournée de son sens originel et utilisée pour justifier toutes sortes de causes, plus éloignées les unes que les autres de l’esprit et de la lettre de la tradition hébraïque (7). Une écologie authentiquement inspirée par la tradition hébraïque doit se fonder sur la place centrale de l’homme dans l’univers, et non sur sa négation, car la prétention de sauver le monde contre l’homme participe de la “perte du monde” et non de sa rédemption. (A suivre...)

Pierre Lurçat

 

Notes

(1) Cité par I. Ben Shlomo, Introduction à la pensée du rav Kook, Cerf, p. 15.

(2) E. Marty, La terre comme arche, repris dans Bref séjour à Jérusalem, Gallimard 2002.

(3) E. Lévinas, Théorie de l’intuition dans la phénoménologie de Husserl, Vrin 1984, p. 34.

(4) François Lurçat, La science suicidaire, p. 273.

(5) Rapporté par Jacob Gordin, “Actualité de Maïmonide”, dans Ecrits, Albin Michel 1995. J’ai abordé ce sujet dans une série d’articles consacrés à Yuval Harari, et notamment ici :

http://vudejerusalem.over-blog.com/2019/08/yuval-harari-et-israel-iii-le-faux-prophete-de-jerusalem.html

(6) Voir notamment Luc Ferry, Le nouvel ordre écologique, Grasset 1992 et Drieu Godefridi, L’écologisme, nouveau totalitarisme, Texquis 2019. 

(7) Voir, sur ce sujet important, le livre de Jonathan Neumann, To heal the World? .

See comments

Yuval Harari et Israël (III) - Le faux-prophète de Jérusalem

August 27 2019, 18:00pm

Posted by Pierre Lurçat

 

Celui qu'on a présenté comme le “penseur le plus important du monde” n’a en réalité rien inventé. Son livre Sapiens n’est qu’une compilation présentant “l’histoire de l’humanité” de manière condensée et orientée, selon une idéologie bien précise, comme nous l’avons montré dans la deuxième partie de cet article. L’idéologie qu’il défend est pour beaucoup dans le succès commercial planétaire qu’il a rencontré. Mais, au-delà du phénomène éditorial et commercial, il s’agit surtout d’un phénomène politique. Dans la dernière partie de notre article, nous voudrions aborder la dimension proprement philosophique des idées défendues par Yuval Harari et replacer la négation de l’homme inhérente à sa pensée dans l’histoire de la pensée occidentale.


 

La question de l’homme, hier et aujourd’hui

 

D’un point de vue philosophique, l’idée que l’homme serait “un animal comme les autres” n’est pas nouvelle. Nil novo sub sole… Dans l’Antiquité, les peuples païens pratiquaient les sacrifices humains, et même Aristote, le grand philosophe grec, considérait qu’il n’y avait aucune différence entre les conséquences d’un “grand vent qui dépouille les feuilles des arbres, fait tomber les murs des maisons et noie en mer un navire avec ses voyageurs". Comme l’explique Maïmonide, Aristote n’établit en fait aucune distinction entre “la mort d’une fourmi écrasée par un boeuf et celle d’hommes ensevelis pendant la prière dans une maison qui s’écroule”. (1) Dans sa vision du monde, marquée par les conceptions cosmologiques et naturalistes propres à la philosophie de l’Antiquité, il n’existe pas de providence individuelle, mais seulement une providence à l’échelle de l’espèce, humaine ou animale.


 

Aristote

 

Cette idée - la négation du caractère éminent ou spécifique de l’homme - court comme un fil conducteur à travers toute la philosophie occidentale, de l’Antiquité jusqu’à nos jours. Plus près de nous, le marquis de Sade exprime ainsi la même idée, de manière encore plus nette que ne le faisait Aristote : « Qu'est-ce que l'homme, et quelle différence y a-t-il entre lui et les autres plantes, entre lui et tous les autres animaux de la nature ? Aucune assurément. (…) Si les rapprochements sont tellement exacts, qu'il devienne absolument impossible à l'œil examinateur du philosophe d'apercevoir aucune dissemblance, il y aura donc alors tout autant de mal à tuer un animal qu'un homme, ou tout aussi peu à l'un qu'à l'autre…” (2)


 

La définition de l’homme donnée par Harari s’inscrit donc dans le droit fil de la philosophie occidentale depuis Aristote : ce dernier définissait l’homme comme un ‘animal social’ et comme un ‘animal politique’, et Harari le définit comme un ‘singe’, capable de ‘coopérer en grand nombre’. Le naturalisme aristotélicien, selon lequel le monde est éternel et immuable, a fait place chez Harari à un naturalisme scientiste, dans lequel l’homme n’a aucune supériorité intrinsèque, morale ou spirituelle, sur les chimpanzés. Le reproche fait par Maïmonide à Aristote, celui de ne pas distinguer l’homme des autres créatures, est encore plus vrai s’agissant de l’idéologie dont Harari est le représentant. Celle-ci est en effet encore plus éloignée de l’idée hébraïque du Tselem - l’homme créé “à l’image de Dieu” - que ne l’était la philosophie d’Aristote.


 

Maïmonide


 

Animalité de l’homme ou humanité de l’animal?

 

En quoi ce débat philosophique ancien importe-t-il pour le lecteur aujourd’hui? A certains égards, la science actuelle - ou plutôt l’idéologie qui la sous-tend souvent - est plus proche des positions philosophiques de Maïmonide (création ex-nihilo, ce qui ressemble à la théorie du Big Bang) que de celles d’Aristote (éternité du monde). Mais sur un point essentiel, elle est conforme aux conceptions aristotéliciennes, contre lesquelles s’inscrit en faux la tradition hébraïque : lorsqu’elle prétend nier la spécificité, ou la valeur éminente de l’homme. Le débat véritable n’oppose en effet aujourd’hui pas les “créationnistes” aux “évolutionnistes”. Il oppose ceux qui veulent rabaisser l’homme à ceux qui veulent l’élever. C’est précisément ce que recouvre la notion hébraïque du Tselem


 

Il y a quelques années, j’ai pu contempler l’orang-outang du Jardin des Plantes, qui nettoyait scrupuleusement les vitres de sa cage et se livrait à un véritable numéro d’acteur, devant un public d’enfants et d’adultes tout aussi fascinés. Pourquoi cet orang-outang était-il tellement émouvant? Sans doute parce qu’il y a quelque chose qui ressemble à l’humain chez les grands singes. Non pas, comme le pense M. Harari, parce que les hommes seraient des singes un peu plus évolués. Mais parce que les singes ont parfois dans le regard un éclair d’humanité, qui nous les rend si proches et sympathiques.


 

Humaniser l’animal, ou animaliser l’humain?


 

A la suite de nombreux autres auteurs contemporains, Yuval Harari prétend que les hommes seraient simplement des singes qui auraient réussi à sortir de leurs cages, grâce à leur “capacité de collaboration”... Mais dans le même temps, il nie la liberté de l’homme, qui n’est à ses yeux qu’une fiction. En résumé : l’homme n’est pas plus libre que le singe dans sa cage, il a simplement l’illusion de la liberté… Cette conception d’un homme asservi est caractéristique de toutes les idéologies occidentales modernes, qui assujettissent toutes l’homme, à ses pulsions, aux moyens de production ou encore à ses neurones. Face à ces conceptions, la pensée hébraïque persiste à affirmer que l’homme, joyau de la Création, jouit du libre-arbitre.


 

Nier la liberté de l’homme : la leçon d’Auschwitz

 

Un ami me racontait récemment avoir visité une exposition à la Fondation Cartier, intitulée “Nous les arbres”. Elle présentait les arbres comme “les membres les plus anciens de notre communauté d’être vivants”. Selon une idéologie en vogue, en effet, il n’y aurait aucune distinction entre les règnes animal, végétal et l’humain. Tous sont englobés dans le même monde vivant. (3) Dans cette même exposition, cet ami eut la surprise de constater, en voulant répondre à un sondage organisé par la Fondation Cartier, que le pays Israël n’existait pas… Le lien entre ces deux affirmations n’est pas fortuit : dans un monde où Israël n’existe pas, l’homme n’existe pas non plus, en tant que créature distincte! Il est - dans le meilleur des cas - l’égal des chimpanzés et des arbres, et - dans le pire - moins qu’un chien ou qu’un rat, comme furent traités les Juifs à Auschwitz.


 

La négation de la spécificité de l’homme dans l’idéologie scientiste contemporaine aboutit immanquablement à le rabaisser, comme si l’obsession de ceux qui contestent la notion judéo-chrétienne de l’humain était précisément d’abolir la notion hébraïque du Tselem. Chez le biologiste Jean-Pierre Changeux, que nous avons cité précédemment, ce rabaissement passe par la comparaison (insultante) entre l’homme et le rat : L’homme, comme le rat, consacre une part essentielle de son temps (lorsqu’il ne dort pas) à boire, manger, faire l’amour…” Cette affirmation est comme le pendant en négatif de la création de l’homme relatée dans la Genèse : “Faisons l’homme à notre image...” 

 

Michel-Ange : la création d’Adam


 

Face à cette conception naturaliste et négatrice de l’humain, une autre voix vient de Jérusalem. Depuis trois millénaires, cette voix s’élève contre la tendance à l’abaissement, à la négation et à l’asservissement de l’homme. Omniprésente dans l’histoire humaine depuis Avraham, cette tendance est aujourd’hui revenue avec une force décuplée dans la culture occidentale, et elle a abouti aux horreurs du vingtième siècle, qui ont culminé dans la Shoah. Le timide “mea culpa” entendu après 1945 n’a malheureusement pas su traiter le problème à la racine, comme l’avait bien vu Avraham Livni, dans son grand livre Le Retour d’Israël et l’espérance du monde. Car la volonté de priver le vieux peuple d’Israël de sa terre, de sa Torah et de son identité, qui a culminé dans la Shoah, se poursuit en réalité jusqu’à nos jours. L’encensement d’auteurs juifs ou israéliens qui contestent tout apport d’Israël à l’humanité, comme le fait Harari, participe de cette négation d’Israël (4).


 

Loin d’être le représentant de Jérusalem (dont il nie le statut de capitale du peuple juif, comme nous l’avons vu), Harari est ainsi le porte-parole d’un Occident coupé de ses racines hébraïques et juives. C’est sans doute pour cela également qu’il est adulé et consacré “plus grand penseur du 21e siècle”... Mais il est aussi l’épiphénomène d’une époque dont on assiste aujourd’hui à la fin : celle où les Juifs n’avaient plus leur mot à dire sur les grandes questions, en tant que Juifs, c’est-à-dire, n’en déplaise à Yuval Harari, en tant que représentants de la civilisation qui a donné au monde le Décalogue, la Bible et le Talmud. Comme écrivait Rousseau dans L’Émile : « Les Juifs n’ont pas la possibilité dans la dispersion de proclamer leur propre vérité à l’humanité, mais je crois que, lorsqu’ils auront à nouveau une libre République, avec des écoles et des universités à eux, où ils pourront s’exprimer en sécurité, nous pourrons apprendre enfin ce que le Peuple Juif a encore à nous dire. ». L’époque pressentie par Rousseau ne fait que commencer.


 

Cérémonie d’inauguration de l’université de Jérusalem au mont Scopus


 

“Car de Sion sortira la Torah”

 

Dans son discours prononcé lors de l’inauguration de l’université de Jérusalem, le 1er avril 1925, le grand-rabbin d’Eretz Israël, Avraham Itshak Hacohen Kook, exprima le double sentiment d’espoir et de crainte que cet événement suscitait à  ses yeux. Espoir de voir l’université hébraïque faire rayonner le nom d’Israël dans le monde, et crainte que le nom de Dieu ne soit pas sanctifié, mais au contraire profané par elle. L’histoire devait lui donner raison, tant pour cet espoir que pour cette crainte. L’université israélienne (celle de Jérusalem et les autres) a bien fait rayonner le nom d’Israël, par ses réalisations scientifiques dans de nombreux domaines. Mais elle a aussi engendré de nombreux contempteurs de l’Etat d’Israël, et de l’héritage de la tradition hébraïque, dont fait partie Yuval Harari. Il lui reste aujourd’hui à réaliser l’autre élément du discours prophétique du rav Kook, celui qu’il a exprimé par les mots du prophète Isaïe : “Ki miTsion Tétsé Torah…” Car de Sion sortira la Torah” (5).

 

Pierre Lurçat

 

Notes 

(1) Rapporté par Jacob Gordin, “Actualité de Maïmonide”, dans Ecrits, Albin Michel 1995.

(2) Jean-Baptiste Vilmer, “Sade antispéciste?” Cahiers antispécistes, 2010.

(3) Le judaïsme, il est vrai, compare l’homme à l’arbre des champs, mais dans un sens bien différent, allégorique et spirituel.

(4) Harari, comme nous l’avons vu dans la première partie de cet article, prétend ainsi que “l’impact du judaïsme dans l’histoire humaine est minime”.

(5) L’espoir exprimé par le rav Kook rejoint - par un paradoxe inhérent à l’histoire du Retour à Sion - celui exprimé par un autre père fondateur de l’Etat juif, Zeev Jabotinsky, dans son fameux article “Le sionisme suprême”, qui se termine précisément par ces mots du prophète Isaïe : “Car de Sion sortira la Torah” .

See comments

1 2 > >>