Rencontres israéliennes : Ido Rechnitz, Pour un État démocratique fondé sur la Torah
(Article paru dans Israël Magazine)
NB J'invité mes lecteurs à écouter la conférence donnée par G.E. Sarfati sur le thème "Israël et le fantasme de la théocratie", disponible ici
Ma rencontre avec le rabbin Ido Rechnitz se déroule quelques semaines après les élections, alors que le nouveau gouvernement n’est toujours pas constitué et que les médias israéliens sont remplis d’éditoriaux dramatiques annonçant la prochaine constitution d’un gouvernement « d’extrême-droite », qui va transformer Israël en État théocratique digne de l’Iran des ayatollahs… Je viens justement de lire le dernier livre publié par Ido Rechnitz, au titre mystérieux de L’État de la Torah démocratique, paru récemment aux éditions du centre « Mishpaté Eretz » à Jérusalem. Pour comprendre de manière plus approfondie le débat qui agite la société israélienne sur le sujet crucial des rapports entre État et religion, j’ai décidé de rencontrer son auteur.
Ido Rechnitz me reçoit dans les bureaux du centre Mishpaté Eretz, à Katamon, où il travaille en tant que chercheur. Après une maîtrise en sciences politiques à l’université Bar Ilan, il a achevé un doctorat en pensée juive à l’université d’Ariel. Son dernier livre, tiré de son doctorat, aborde la question de « l’État toranique démocratique » à travers trois figures essentielles : le grand-rabbin Itshak Herzog, le rabbin Eliezer Waldenberg et le rabbin Shlomo Goren. Le choix de ces trois rabbins s’explique par le fait qu’ils ont tous les trois élaboré une doctrine politique fondée sur la Torah et qu’ils abordent notamment la question de la théocratie juive.
Je lui demande d’emblée si l’État de la Torah envisagé par ces trois rabbins constitue une théocratie. « C’est un type de théocratie » me répond-il sans hésiter. Le mot théocratie fait évidemment peur aujourd’hui, mais la notion de « théocratie juive » n’a en fait peu de chose en commun avec les régimes théocratiques qui existent aujourd’hui à travers le monde, surtout dans le monde musulman. Ainsi, précise Ido Rechnitz, l’Iran est une théocratie « démocratique » en apparence, où se déroulent des élections, mais qui est en fait un régime totalitaire, comme cela est aujourd’hui évident. L’Arabie saoudite, de son côté, est une théocratie de type monarchique. Mais que signifie une théocratie juive ?
Qu’est-ce qu’une théocratie juive ?
Pour le comprendre, il faut tenter d’oublier tout ce qui nous vient à l’esprit en entendant le mot théocratie, tellement connoté négativement depuis des siècles, pour revenir aux sources. Le premier contresens à cet égard consiste à croire – comme le laissent penser les hommes politiques qui agitent aujourd’hui le spectre de l’Iran – qu’une théocratie juive serait nécessairement l’équivalent du régime de Téhéran. Le second contresens, tout aussi erroné, consiste à confondre théocratie juive et État dirigé par la halakha (loi juive).
Le premier à avoir utilisé l’expression d’« État halakhique » (Medinat Halakha), aujourd’hui devenue polémique, était en fait David Ben Gourion, lors du fameux débat autour de la question « Qui est juif ? » dans les années 1950. Dans l’esprit du grand public en Israël et ailleurs, l’État halakhique est entièrement régi par la loi religieuse, c’est donc un État où il ne reste guère de place pour la liberté de conscience et pour la liberté en général… C’est précisément cet épouvantail de l’État théocratique dirigé par des rabbins qu’on agite aujourd’hui dans le débat politique israélien.
Or, dans une théocratie juive, explique le rabbin Rechnitz, les lois de la Torah sont les lois de l’État, mais les rabbins ne sont pas les dirigeants. Les lois de la Torah autorisent en effet une législation humaine, c’est-à-dire une législation par la Knesset telle qu’elle existe aujourd’hui. L’instauration d’un État de la Torah ne modifierait donc pas fondamentalement le régime politique, mais uniquement le système juridique et législatif. D’autre part, la promulgation de lois inspirées par la Torah ne concernerait qu’une partie des lois en vigueur actuellement, car de nombreux domaines échappent à la halakha. Pour illustrer cette réalité méconnue, Ido Rechnitz explique que la plupart des décisions quotidiennes échappent à la loi juive.
Dans le domaine juridique, l’ensemble du droit pénal et de la politique publique sont ainsi en dehors du champ d’application de la loi juive, mais relèvent seulement de l’esprit de la Torah. Dès le treizième siècle, le Rashba (Rabbi Shmuel ben Avraham) avait ainsi expliqué que le système de justice pénal de la Torah (reposant sur deux témoins en matière de preuve) n’était pas effectif, et qu’il fallait donc se fier à la justice civile, c’est-à-dire non juive. Concrètement, cela veut dire que l’État de droit de la Torah conserverait les lois actuelles en matière de procédure et de droit pénal.
Contre la coercition religieuse
A ma question de savoir quels domaines du droit seraient les plus affectés par une telle révolution, Ido Rechnitz me répond qu’il s’agit de domaines techniques et très peu polémiques, comme le droit des contrats ou de la responsabilité civile, c’est-à-dire le droit civil. D’autre part, l’instauration d’un État fondé sur la Torah sur le plan du droit n’a rien à voir avec la question du respect des commandements religieux (mitsvot), qui continuerait de relever de la liberté de chacun. L’État de Torah démocratique ne serait en fait, contrairement à l’idée reçue à cet égard, pas concerné par le respect du shabbat dans l’espace public !
Pour comprendre ce paradoxe, mon interlocuteur me renvoie à une responsa du Hazon Ish, célèbre rabbin et décisionnaire du siècle passé, qui explique que la coercition religieuse a pour objectif d’amener les Juifs à respecter les mitsvot. Toutefois, dans le monde actuel, elle est interdite, car elle entraînerait des réactions négatives, de rejet de la Torah. C’est pourquoi il s’oppose à toute initiative de coercition religieuse. A cet égard, souligne Ido Rechnitz, c’est le camp « progressiste » qui est le moins démocratique, car il tente d’imposer au public ses conceptions (à travers la Cour suprême ou les médias qui partagent ses conceptions). Le seul domaine où il existerait (et où il existe déjà) une « coercition religieuse » est celui du statut familial, à savoir le droit du divorce et de la filiation qui repose sur la halakha depuis 1948, en vertu du statu quo établi à l’époque par David Ben Gourion.
Vers la Deuxième République d’Israël ?
Comment peut-on instaurer un État de Torah démocratique ? A cette question essentielle, le rav Rechnitz répond sans hésiter : « Il faut convaincre le peuple d’Israël qu’il souhaite ce changement ». Cela ne peut pas se faire par des moyens détournés ou en abusant de l’opinion publique… Il se dit favorable à un vote de la Knesset à une majorité qualifiée, de 70 ou 80 députés sur 120 et compare cela aux changements de régime intervenus en France entre la Première et la Troisième République. « C’est un changement de régime, qui conduira à la Deuxième République d’Israël ». C’est précisément pour cette raison que le rabbin Rechnitz préfère employer l’expression « État de la Torah » que celle de théocratie, aux connotations très négatives. Le plus important à ses yeux est d’œuvrer en vue de persuader du bien fondé d’un État de Torah, par des moyens démocratiques.
En conclusion, je lui demande à quoi ressemblera l’État de Torah, et en quoi il diffèrera de l’État d’Israël actuel. « Commençons par ce qui ne changera pas. Le régime parlementaire, la Knesset qui continuera de légiférer et d’édicter des lois, à condition de ne pas contredire la Torah… Nous passerons en revue la législation israélienne, dont une grande partie restera inchangée. Le changement le plus important sera de remplacer la Cour suprême par un Beth Din Gadol (tribunal toranique suprême), ce qui suppose de former des juges compétents ». Au terme de notre entretien, je quitte mon interlocuteur avec le sentiment que l’État de Torah démocratique est un idéal tout à fait accessible, même s’il reste beaucoup à faire pour convaincre le public israélien qu’il est souhaitable et réalisable. Mais comme le disait Herzl, « Si vous le voulez, ce ne sera pas un rêve… »
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