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identite d'israel

Pourquoi le 7 octobre ? (II) Ces “Gatekeepers” qui ont oublié qui était l’ennemi, Pierre Lurçat

February 1 2024, 09:25am

Posted by Pierre Lurçat

Ami Ayalon avec Itshak Rabin

Ami Ayalon avec Itshak Rabin

 

Comment les « Gatekeepers » ont-il pu méconnaître à ce point les intentions et le mode de pensée de nos ennemis ? Et pourquoi sont-ils tellement ignorants et méprisants à l’égard de la tradition d’Israël, ou plus précisément, pourquoi la considèrent-ils comme un danger et comme une menace sécuritaire, voire existentielle pour Israël ? Ce sont en fait les deux facettes d’une seule et même question. Deuxième volet de notre analyse consacrée aux « Gatekeepers », ces responsables des services de sécurité et de l'armée qui portent la responsabilité de l'échec colossal du 7 octobre. P.L. (Premier volet : Pourquoi le 7 octobre ? Ces “Gatekeepers” qui ont ouvert la porte à l’ennemi)

 

Si Israël, comme le pensent Ami Ayalon et tous ceux qui lui ressemblent, n’a vocation à être qu’un Etat occidental et une « démocratie libérale », alors effectivement, la question des droits de l’Homme est essentielle et c’est à l’aune du respect par Israël des « droits » de ses ennemis que peut se mesurer la réussite du projet sioniste. Cette hypothèse implicite n’est quasiment jamais remise en question, sinon sur le mode de la peur apocalyptique que suscite chez eux toute éventualité qu’Israël se transforme en autre chose[1]. Cette peur est explicitée par Ayalon sur la page de présentation de son livre au titre éloquent, Friendly Fire, How Israel became its own worst enemy, sur le site de l’université de Tel-Aviv.

 

 « Si Israël devient une dystopie orwellienne », écrit Ayalon, « ce ne sera pas grâce à une poignée de théologiens qui nous entraînent dans un sombre passé. La majorité laïque nous y conduira, motivée par la peur et propulsée par le silence ». Dans cette affirmation capitale, on trouve les deux credos fondamentaux de la gauche laïque pacifiste qu’il incarne : toute affirmation d’une identité juive israélienne dans le domaine public équivaut à un « retour à un sombre passé », et seule la « majorité laïque » peut empêcher ce scénario cauchemardesque.

 

Cette peur fantasmatique de la dimension collective du judaïsme est celle qui a animé les manifestations de l’avant 7 octobre, qu’Ayalon espère voir bientôt reprendre, avec la participation des 300 000 soldats qui se battent à Gaza. Aux yeux d’Ami Ayalon, le combat contre le Hamas est secondaire ; il ne doit pas effacer le combat prioritaire, celui pour l’identité d’Israël. C’est dans ce contexte qu’il appelle, aujourd’hui comme hier, à la création d’un Etat palestinien, sans se poser la question du danger que celui-ci représenterait pour Israël : « ll faut se battre pour un Etat palestinien, non parce que nous aimons les Palestiniens, mais pour notre sécurité et pour sauver notre identité ».

 

On comprend dès lors pourquoi Ami Ayalon, comme d’autres membres de l’establishment militaire israélien qui n’ont pas vu venir le 7 octobre, n’a pas changé d’un iota son discours depuis cet événement. A ses yeux, le 7 octobre et la guerre contre le Hamas ne sont qu’une parenthèse, qu’il faut s’empresser de refermer pour reprendre le combat intérieur, pour « sauver notre identité » (à savoir, celle d’un Etat laïque occidental dans lequel le judaïsme serait relégué à la sphère privée). Cette priorité du « combat intérieur » est la clé qui permet de comprendre la cécité d’Ayalon et des autres « Gatekeepers » partageant sa vision du monde face à la menace existentielle du Hamas et des autres ennemis radicaux du peuple Juif. Elle procède de la confusion – très répandue au sein de la gauche israélienne – entre l’adversaire et l’ennemi.

 

“Repenser l’ennemi” ?

 

C’est ainsi qu’il faut comprendre l’affirmation d'Ayalon – étonnante en apparence – selon laquelle il convient de « repenser l’ennemi », ou la phrase sibylline sur sa page du site de l’université de Tel-Aviv (où il est professeur émérite du département d’histoire du Moyen Orient et d’Afrique) selon laquelle « En tant que chef de l’agence de sécurité du Shin Bet, il a acquis de l’empathie pour ‘’l’ennemi’’ ». Si le mot ennemi est placé entre guillemets, cela signifie que, dans l’univers conceptuel où évoluent Ayalon et les autres membres de l’establishment qui partagent ses idées, le concept même d’ennemi a disparu

 

Le Hamas n’est donc pas à leurs yeux un ennemi irréductible d’Israël et des Juifs, comme l’ont cru des millions d’Israéliens au lendemain du 7 octobre (et bien avant, pour les plus lucides d’entre eux). Non, explique Ayalon (après le 7 octobre !) : « Nous ne faisons pas la guerre aux Palestiniens. Il y a des Palestiniens qui soutiennent le Hamas. Ils ne le font pas parce qu’ils adhèrent à l’idéologie religieuse du mouvement, mais parce qu’ils voient le Hamas comme la seule organisation qui se bat pour leur liberté et la fin de l’occupation israélienne… »

 

Citation éloquente et presque sidérante, dans la cécité qu'elle exprime envers la situation actuelle à Gaza, telle que la décrivent des dizaines de témoignages concordants de soldats et d'officiers qui y combattent. Non, le soutien au Hamas n'est pas comme le décrit Ayalon, celui à une organisation qui « se bat pour leur liberté », selon la vision occidentale totalement mensongère du « combat pour la libération nationale » du « peuple palestinien » (discours inventé de toutes pièces lors de la création de l’OLP, avec le soutien actif de l’URSS). Comme l’ont rapporté les soldats depuis Gaza, le soutien au Hamas procède d’une adhésion totale à son discours apocalyptique et radicalement antijuif, discours profondément enraciné dans la culture de l’islam.

 

Ainsi, il s’avère que la cécité des « Gatekeepers » face à la menace existentielle du Hamas n’est qu’un élément de leur cécité plus générale envers toute notion d’un ennemi musulman irréductible. Dans leur vision du monde idéologisée, le seul « ennemi » qui mérite d’être combattu est l’ennemi intérieur, à savoir les Juifs nationalistes/religieux/messianistes, comme en atteste la récente campagne de Fake News sur la soi-disant « violence des colons », ou encore les déclarations de l’écrivain Haïm Beer sur ce sujet. Obnubilés par leur idéologie et par leur obsession de la guerre fratricide, les « Gatekeepers » d’Israël ont laissé l’ennemi véritable bâtir sa force militaire et pénétrer le territoire souverain de l’Etat juif. (à suivre…)

 

P. Lurçat

 

 

[1] Alors que le mouvement sioniste, pour ne parler que de l’histoire récente, a toujours été traversé par un débat intérieur sur la nature du projet sioniste et sur l’identité de l’Etat qu’il voulait fonder.

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Pourquoi combattons-nous ? (I) : La deuxième Guerre d’Indépendance d'Israël, par Pierre Lurçat

October 29 2023, 18:50pm

Posted by Pierre Lurçat

Pourquoi combattons-nous ?  (I) : La deuxième Guerre d’Indépendance d'Israël, par  Pierre Lurçat

L’échec de Tsahal à anticiper et à empêcher l’attaque meurtrière du 7 octobre revêt une dimension bien plus profonde que la seule dimension des renseignements militaires… Cet échec interroge en réalité la capacité de notre armée et de nos dirigeants à comprendre qui sont nos ennemis et qui nous sommes. Premier volet d’une réflexion sur la dimension identitaire de la guerre actuelle.

 

            « Notre deuxième guerre d’Indépendance » : cette expression a été entendue à maintes reprises depuis le 7 octobre. Hier matin, pourtant, un journaliste de Galé Tsahal, Rino Tsror, contestait sa pertinence et ironisait sur le fait que le Hamas n’était qu’un groupe terroriste primitif armé de bulldozers… Cette remarque atteste à la fois d’une totale incompréhension et de la condescendance que certains médias israéliens continuent d’exprimer, tant à l’égard de l'ennemi que des sentiments ressentis par une large partie de la population d’Israël. En réalité, si le Hamas a été capable de commettre ce massacre avec des moyens aussi primaires en apparence (mais avec le soutien de l’Iran, que le journaliste de Galé Tsahal avait apparemment oublié), cela atteste non pas de sa faiblesse, mais de la nôtre.

 

            Mais l’expression de « Deuxième Guerre d’Indépendance » signifie quelque chose de bien plus profond, qui échappe de toute évidence à Rino Tsror, à Nahum Barnéa et à beaucoup de leurs confrères – hélas surtout occupés à poursuivre leur combat politique contre B. Nétanyahou et contre le gouvernement. Ce que signifie cette expression, c’est que le peuple d’Israël – dans son immense majorité – a ressenti de nouveau, dans sa chair, le même sentiment d'un combat existentiel, qui l’animait en 1948. Ce combat existentiel peut se résumer à trois questions essentielles, que l’on croyait résolues depuis longtemps, et qui ressurgissent aujourd’hui dans toute leur acuité.

 

Contre qui combattons-nous ?

 

            La première de ces questions est celle de savoir contre qui nous nous battons. Contre le seul Hamas et ses exactions ? Contre Gaza, ou contre l’axe du mal Iran-Hamas-Qatar (soutenu par la Russie de Poutine et la Turquie d’Erdogan) ? Contre le « mal absolu » et contre une nouvelle forme de nazisme ? Toutes ces réponses se valent apparemment et se rejoignent, mais elles ne sont pas entièrement équivalentes. De la réponse à cette question dépendent en effet les réponses à deux autres questions, tout aussi fondamentales. Il ne s’agit pas seulement en effet de terminologie, ni même de politique et de stratégie militaire.

 

Car derrière la question de la définition de l’ennemi se profile celle des objectifs de la guerre. Si notre ennemi n’est que le Hamas et ses infrastructures, alors il « suffit » de le détruire militairement, comme Tsahal s’apprête à le faire. Or, cela suffira-t-il ? Non, si l’on considère que le Hamas n’est qu’un élément de « l’axe du mal » et que le problème de Gaza n’est qu’un élément de la sécurité d’Israël. En d’autres termes : une fois le Hamas annihilé, il restera encore à détruire le Hezbollah, le Djihad islamique et sans doute aussi (même si le consensus est beaucoup moins large à son égard) le Fatah de Mahmoud Abbas (sans parler du régime iranien, pour la destruction duquel l’intervention militaire des Etats-Unis est indispensable).

 

Mais on peut également soutenir que notre combat ne vise pas seulement ces ennemis implacables, mais aussi, à travers eux, le nouveau visage de l’Ennemi éternel d’Israël, celui que la tradition juive désigne comme Amalek. Si nous désignons le Hamas comme Amalek, cela signifie qu’il convient non seulement de le détruire militairement, mais d’extirper aussi toute racine de son engeance qui cherche, à chaque génération (comme le dit la Haggadah de Pessah), à nous anéantir. 

 

Pourquoi combattons-nous et dans quels buts ?

 

            La question de la définition de l’ennemi n’est ainsi pas seulement militaire et politique ; elle entraîne des conséquences philosophiques et existentielles. D’aucuns affirment d’ores et déjà que le combat contre l’axe du mal et contre le Hamas est voué à l’échec, parce qu’on « ne peut pas faire disparaître une idéologie ». L’argument n’est pas infondé, mais il risque d’aboutir, si on le prend pour argent comptant, à ne rien faire. Or, le recours aux concepts de la tradition d’Israël permet d’apporter une réponse différente à cette question cruciale.

 

            Si notre ennemi est la figure moderne d’Amalek (et je rappellerai ici que durant plusieurs décennies, des intellectuels et des rabbins israéliens se sont évertués à prétendre qu’Amalek n’avait plus aucune signification pour Israël aujourd’hui et qu’il ne désignait surtout pas l’ennemi palestinien…), alors l’injonction de le combattre doit être renouvelée à chaque génération. C’est sans doute l’oubli de cette injonction – pour des raisons multiples qu’il faudra d’analyser ailleurs[1] – qui a aussi permis au Hamas de mener son attaque et de surprendre Israël. Or, cette injonction vise précisément à nous rappeler à chaque instant que l’ennemi est là et que notre existence n’est nullement garantie, quelle que soit notre puissance militaire et technologique.

 

            Et si l’on accepte que le Hamas est la figure contemporaine d’Amalek, cela veut dire que notre combat est aussi d’essence religieuse, morale et spirituelle, et point seulement militaire. Cette précision est capitale, car elle seule permet d’armer Israël pour affronter un ennemi qui, lui, définit son combat dans des termes religieux. Une des erreurs fondamentales de l’establishment sécuritaire d’Israël depuis des décennies est justement d’avoir cru qu’on pouvait affronter l’ennemi arabe en se définissant uniquement comme un Etat occidental et non comme l’incarnation politique du peuple d’Israël, c’est-à-dire le peuple élu par Dieu pour appliquer sa Torah.

 

Qui sommes-nous et au nom de quoi combattons-nous ?

 

            Ainsi, la définition de l’ennemi est liée non seulement à celle de nos objectifs de guerre, mais aussi à celle de notre identité propre et de ce à quoi nous aspirons. Nous touchons ici à un point crucial, qui permet de comprendre (sans prétendre évidemment entrer dans les calculs de la Providence…) pourquoi la guerre de Simhat Torah intervient précisément après des mois d’une lutte fratricide, dont l’enjeu essentiel était précisément de savoir qui nous sommes et quelle est l’essence profonde de l’Etat d’Israël !

 

            L’échec de Tsahal à anticiper et à empêcher l’attaque meurtrière du 7 octobre revêt ainsi une dimension bien plus profonde que la seule dimension des renseignements militaires… Cet échec touche en réalité à l’incapacité presque congénitale de notre armée à comprendre qui sont nos ennemis et qui nous sommes. (J’ajoute immédiatement que cette incapacité concerne en fait les échelons les plus élevés, car au niveau du simple soldat et des officiers de terrain, beaucoup ont compris depuis longtemps ce dont il est ici question).

 

            Face à un ennemi qui veut nous annihiler au nom de sa religion (l’islam) et qui veut nous annihiler en tant que peuple Juif, porteur de la parole divine (qu’il prétend que nous avons falsifiée), la riposte véritable n’est pas – comme l’ont cru et affirmé des générations de « clercs » israéliens – de dire que nous ne sommes pas animés d'un projet religieux et que nous sommes venus ici uniquement pour créer un Etat refuge, afin d'échapper à l’antisémitisme…

 

La réponse consiste bien au contraire à revendiquer notre identité véritable et à affirmer haut et fort que nous avons, nous, pour objectif, non seulement de détruire le Hamas et tous les autres représentants d’Amalek qui se trouvent à nos frontières et au sein même de notre pays[2], mais aussi d’édifier un Etat juif qui sera, selon l’expression du rabbin Abraham Itshak Hacohen Kook, le « siège de la royauté divine », Kissé Malhout Shamayim. Seule une telle affirmation nous permettra d’asseoir à long terme notre présence sur cette petite portion de terre que le monde entier nous dispute et que Dieu nous a confiée pour y faire régner sa Parole (à suivre…).

P. Lurçat

 

NB Je donnerai une conférence en ligne sous l’égide du centre Menahem Begin, à l’occasion du centième anniversaire de la parution du « Mur de Fer », le mardi 7 novembre à 20h30, sur le thème « Dôme d’acier ou Mur de Fer ? » Comment assurer la sécurité d’Israël selon Jabotinsky.

 

 

[1] Une hypothèse est que nous avons cultivé l’injonction de nous souvenir de la Shoah, mais n’avons pas su l’actualiser, en croyant que le nazisme en tant que mal absolu relevait d'un passé aboli.

[2] Précisons sur ce point que selon les informations les plus récentes, les Arabes israéliens n’ont pas pris fait et cause pour le Hamas à ce jour.

Pourquoi combattons-nous ?  (I) : La deuxième Guerre d’Indépendance d'Israël, par  Pierre Lurçat

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LES ENJEUX DE LA RÉFORME JUDICIAIRE EN ISRAËL 

March 12 2023, 13:44pm

Posted by Pierre Lurçat

LES ENJEUX DE LA RÉFORME JUDICIAIRE EN ISRAËL 

APRES LE GRAND SUCCES DE LA CONFERENCE QUE J'AI DONNEE LE 28 FEVRIER A TEL AVIV, J'AI LE PLAISIR D'ANNONCER QU'ELLE EST DISPONIBLE EN REPLAY ICI

(7) 28 02 23 Pierre Lurçat Les Enjeux De La Réforme Judiciaire En Israël Tlv - YouTube

Pour connaître les enjeux de la réforme judiciaire actuelle, il est indispensable de connaître son contexte historique et notamment celui de la « révolution constitutionnelle » menée par le Président de la Cour Suprême Aharon Barak dans les années 1990.

Pierre Lurçat, juriste, écrivain et essayiste, explique  situation actuelle au regard de l’histoire du droit israélien et de celle de la Cour Suprême

 

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Le conflit identitaire israélien (II) Israël - Etat juif ou Etat occidental ?

March 8 2023, 16:01pm

Posted by Pierre Lurçat

Le conflit identitaire israélien (II)  Israël - Etat juif ou Etat occidental ?

 

Un bref commentaire de Rachi sur la parashat Mishpatim permet sans doute de répondre à la question cruciale qui oppose aujourd’hui partisans et adversaires de la réforme judiciaire en Israël. Cette dernière ne porte pas en effet, comme un examen trop rapide pourrait le faire croire, sur des problèmes techniques et juridiques au sens étroit, mais sur une problématique essentielle, qui est au cœur du Kulturkampf israélien depuis 1948 et encore avant même. “Et voici les statuts que tu placeras devant eux… Le "vav" par lequel commence la parashat Mishpatim renferme un des problèmes les plus cruciaux qui divise la société israélienne aujourd'hui : celui du fondement du droit et par là même, du caractère – juif ou occidental – du système juridique israélien.

 

Commentant ces mots qui introduisent la parashat Mishpatim, Rachi explique en effet que ce vav implique un ajout à ce qui précède, ce dont il déduit que le droit civil, tout comme les Dix Commandements lus précédemment, a été proclamé au Sinaï. "Et pourquoi les lois civiles font-elles immédiatement suite à celles relatives à l'autel ? Pour te dire que tu devras installer le Sanhédrin près du Sanctuaire..." Ce qui veut dire, en d'autres termes, que le droit positif est d'origine transcendante, tout comme la morale, et que la Cour suprême d'Israël devrait siéger près du Temple reconstruit. Programme révolutionnaire !

 

Pour que l’Etat d’Israël devienne un Etat conforme à la vision des pères fondateurs du sionisme et aux prophéties, il faut donc qu’il abandonne définitivement le clivage occidental entre droit et justice, entre Tsedek et Mishpat, entre la justice idéale et la loi parfois inique. Le message fondamental du droit hébraïque, comme l’explique Rashi dans son commentaire lapidaire, en parlant “d’installer le Sanhédrin près du Sanctuaire”, est que la justice ne doit jamais perdre de vue son origine transcendante et sa vocation à dire ce qui est juste, et non pas seulement ce qui est “légal”. C’est précisément, selon le rav Avraham Weingort, ce qui fait toute l’originalité du droit hébraïque, qui est un des plus anciens systèmes juridiques au monde.

 

Les philosophes se sont interrogés depuis des siècles et des millénaires sur la nature du droit juste sans parvenir à une définition acceptable pour tous. Comme l’écrivait le juriste Paul Roubier, “Celui qui entreprend l’étude du droit ne peut manquer d’être frappé par la divergence énorme qui existe entre les jurisconsultes sur la définition, le fondement ou le but du droit. Sans doute, on s’applique à dire que l’objectif du droit est l’établissement d’un ordre social harmonieux et la solution des conflits entre les hommes. Mais dès qu’on dépasse cette proposition assez banale, des désaccords surgissent[1]. Aux dires du rabbin Munk, commentant Roubier, ce “profond désaccord corrobore la thèse de la doctrine mosaïque, selon laquelle la justice et le droit ont leur fondement dans des sources transcendantes”.

 

 

            C’est ainsi qu’il faut comprendre l’explication lumineuse de Rachi : “installer le Sanhédrin près du Sanctuaire”, cela signifie non seulement reconnaître l’origine transcendante (divine) du droit, mais aussi ne pas accepter la séparation occidentale du droit et de la justice, en reliant le juste et le bien, le droit civil et les lois relatives aux sacrifices. Telle est la vision juive de la justice, celle que le regretté professeur Baruk définissait par la notion sui generis du Tsedek, qui n’a d’équivalent dans aucune autre civilisation. Or la situation actuelle du droit dans l’Etat d’Israël est très éloignée d’une telle conception.

 

La Cour suprême contre l’Etat juif

 

            Pour s’en convaincre, il suffit de constater combien la Cour suprême - “joyau” de la démocratie israélienne selon ses défenseurs - a méconnu le trésor juridique, culturel et spirituel que constitue le droit hébraïque. Celui-ci est en effet réduit aujourd’hui à une véritable peau de chagrin, et la Cour suprême s’est employée, depuis l’époque du juge Barak, à réduire encore la compétence des tribunaux rabbiniques, qui ne portait pourtant depuis 1948 que sur les questions de statut personnel.

           

            Il y a là, de la part d’Aharon Barak et de ses successeurs, une preuve de mépris pour la tradition juridique juive, qu’ils ignorent le plus souvent. Quand on lit sous la plume du juge Aharon Barak qu’il suffirait, pour rédiger une Constitution en bonne et due forme en Israël, de “recopier la Constitution de l’Afrique du Sud”[2], on comprend l’étendue du problème. Aux yeux de Barak, comme de beaucoup d’autres parmi ceux qui occupent les premiers rangs de l’appareil judiciaire israélien aujourd’hui, toute source d’inspiration est légitime… sauf la source hébraïque.

 

            Dans une vidéo qui a fait le “buzz” il y a quelques semaines, on voit un rabbin Habad mettre les téfillin et faire réciter le Shema Israël au “grand-prêtre” de la Révolution constitutionnelle, Aharon Barak. Ces images ont ému bien des Israéliens, pourtant elles révèlent l’étendue de l’ignorance du judaïsme du juge Barak, qui ne connaît même pas les mots du Shema, la prière juive la plus importante, et qui reconnaît n’avoir jamais ouvert une page de Guemara… Au-delà de l’ignorance, cela atteste d’une forme de mépris de celui qui a prétendu ébranler le fragile statu quo instauré par David Ben Gourion en 1948, et remplacer l’Etat juif par un “Etat de tous ses citoyens”.

Pierre Lurçat

(article paru sur Menora.info)

 

[1] Cité par Elie Munk, La voix de la Torah, L’Exode, p. 241, fondation Samuel et Odette Lévy 1983.

[2] In A. Bendor et Z. Segal, “Osséh ha-kovaim”, Entretiens avec A. Barak (hébreu), Kinneret Zamoura Bitan.

Le conflit identitaire israélien (II)  Israël - Etat juif ou Etat occidental ?

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Le conflit identitaire israélien (I) : La tentation cananéenne

March 5 2023, 07:25am

Posted by Pierre Lurçat

Le conflit identitaire israélien (I) :  La tentation cananéenne

 

« Il n’est même pas possible d’imaginer les Juifs sans Dieu »

Dostoïevsky

 

Dans un article paru en 1915 dans une revue en russe, l’écrivain Sergei Boulgakov évoquait le défi principal du sionisme dans les termes suivants : « Tôt ou tard, les Juifs réaliseront la nécessité de résoudre un problème bien plus important et essentiel que celui qui est désigné aujourd’hui comme la “question juive” - à savoir, le problème de leur nature spirituelle. Ce problème ne peut être résolu sans un centre national… La plus grande difficulté pour le sionisme actuel est son incapacité à rétablir la foi ancestrale en voie de disparition, de sorte qu’il est contraint de se fier au seul principe national-ethnique…[1] »

 

Le diagnostic porté par l’écrivain russe de religion chrétienne il y a plus de cent ans pourrait bien constituer l’élément principal de la crise d’identité que traverse actuellement l’Etat d’Israël, sous couvert de débat politique et juridique. C’est en effet – au-delà du débat étroit sur la réforme judiciaire et le statut de la Cour suprême – la question cruciale de l’identité qui ressurgit aujourd’hui, avec une virulence rarement atteinte au cours des soixante-quinze années d’existence de l’Etat juif. Premier volet d’une série consacrée à la crise d’identité israélienne et à ses racines profondes.

 

Le conflit identitaire qui connaît actuellement une nouvelle poussée en Israël n’oppose pas seulement Juifs laics et religieux, partisans d’un Etat juif et sioniste et tenants d’un « Etat de tous ses citoyens », dont le caractère juif serait réduit à la portion congrue. Il oppose plus largement, pour reprendre une expression du Rav Léon Ashkénazi, ceux « qui sont venus en Israël pour ne plus être plus Juifs et ceux qui y sont venus pour l’être vraiment ».

 

La tentation cananéenne

 

Comme me l’a relaté Benny Ziffer, rédacteur en chef du supplément littéraire du quotidien Ha’aretz, le mouvement cananéen très influent dans les années 1950 a joué un rôle crucial dans la formation des élites politiques et culturelles israéliennes. « Les Cananéens voulaient faire évoluer le sionisme, et fonder un nationalisme sur le modèle français, dans lequel le lien à la terre n’aurait rien à voir avec la religion… Ils voulaient qu’Israël soit fondé sur le droit du sol et pas sur la filiation juive. Ils voulaient couper tous les liens avec le judaïsme. Ben Gourion a lutté contre eux car c’était quelque chose d’insupportable à ses yeux[2] ».

 

            La « tentation cananéenne »,  qui demeure présente jusqu’à aujourd’hui au sein d’une grande partie des anciennes élites israéliennes, n’exprime pas seulement un rejet du judaïsme de l’exil, de l’histoire et de la tradition juive. Elle signifie, à un niveau plus profond encore, le refus d’assumer la vocation d’Israël, telle que celle-ci est exprimée dans le Livre que le peuple Juif a donné à l’humanité et qui reste jusqu’à ce jour – malgré toutes les transformations intervenues dans la condition juive depuis trois mille ans – sa carte d’identité ; la Bible hébraïque. C’est en effet l’enjeu fondamental du conflit politique autour de la réforme judiciaire, qui touche en fait à la question cruciale de l’identité d’Israël en tant qu’Etat et en tant que nation.

 

Sommes-nous un « Etat comme les autres », un Etat occidental créé pour offrir un refuge aux Juifs persécutés, selon le modèle de l’Ouganda – un temps envisagé comme « asile de nuit » par le fondateur du sionisme politique, Theodor Herzl lui-même ?[3]  Sommes-nous un Etat juif, et si oui que signifie cette expression et comment faut-il l’interpréter ?[4]. De la réponse à cette question dépend largement le caractère de l’Etat et de ses institutions, mais plus encore, la nature des normes fondamentales autour desquelles ceux-ci s’organisent.

 

Comme le fait justement remarquer le rabbin Uri Cherki, c’est le caractère juif de l’Etat qui était la principale préoccupation du fondateur du sionisme politique et non son caractère démocratique. Ce n’est qu’à la suite du tour de passe-passe révolutionnaire accompli par le juge Aharon Barak dans les années 1990 que l’équation a été inversée et que le caractère démocratique de l’Etat est devenu l’aune à laquelle sont mesurées la légalité et la légitimité de toutes les décisions administratives, politiques, militaires et législatives. Bien plus encore qu’une simple question juridique et politique ou constitutionnelle, il y a là une question fondamentale qui touche aux normes fondatrices de l’Etat juif.

 

C’est précisément cette question fondamentale des normes fondatrices – et à travers elles, de l’identité de l’Etat d’Israël – qui explique la virulence du débat actuel, tant à l’intérieur de la société israélienne qu’à l’extérieur. Débat crucial, dont l’enjeu véritable dépasse de loin les seuls aspects politiques, juridiques ou socio-économiques auxquels on le réduit le plus souvent : enjeu métapolitique, pourrait-on dire, ou même métaphysique. L’Israël de la chair est-il l’Israël selon l’esprit, pour l’exprimer en termes chrétiens, ou pour le dire dans le langage de la tradition hébraïque : l’Etat juif est-il bien le continuateur de la vocation juive ? Or c’est précisément l’éventualité que la réponse à cette question soit positive qui effraie tellement ceux qui, au sein du peuple d’Israël, voudraient renoncer à cette vocation. (à suivre…)

 

[1] Cité par Raya Epstein, Post-Zionism and Democracy, in Israel and the Post-zionists, A nation at risk, ed. Shlomo Sharan, Sussex Academy Press 2003.

[2] Interview publiée en partie dans le dernier numéro d’Israël Magazine, mars 2023.

[3] Sujet que j’aborde dans mon livre Israël, le rêve inachevé, chapitre 2.

[4] Je renvoie à ce sujet au remarquable numéro de la revue Pardès qui vient de paraître, intitulé “Qu’est-ce qu’un Etat juif?” et issu d’un colloque éponyme tenu à Jérusalem en 2022.

Le conflit identitaire israélien (I) :  La tentation cananéenne

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En marge de la réforme judiciaire : La Cour suprême et l’identité d’Israël

February 2 2023, 17:22pm

Posted by Pierre Lurçat

Synagogue de Neve Dekalim détruite après le retrait du Goush Katif

Synagogue de Neve Dekalim détruite après le retrait du Goush Katif

NB Je serai demain matin (vendredi) l'invité d'Ilana Ferhadian sur Radio J à 8h30 pour évoquer l'actualité israélienne.

 

Deux éléments sont essentiels à la compréhension du débat juridico-politique actuel autour de la réforme judiciaire en Israël. Le premier est le fait que le système tel qu’il existe aujourd’hui repose sur une “monstruosité” juridique (au sens d’une réalité contre-nature), à savoir une Cour suprême exerçant le contrôle constitutionnel le plus activiste et le plus poussé du monde occidental, en l’absence de Constitution véritable. Sous la houlette du juge Barak, la Cour suprême a en effet accaparé les pouvoirs de la Cour de cassation, du Conseil d'Etat, de la Cour des Comptes et du Conseil constitutionnel… alors qu’Israël ne dispose d’aucune Constitution et d’aucune loi lui conférant de tels pouvoirs.

 

Le second élément est le fait que la “Révolution constitutionnelle” menée par le juge Barak dans les années 1990 a rompu le fragile statu quo instauré par David Ben Gourion en 1948, en abolissant la frontière entre droit et politique, entre décisions judiciaires et politiques et entre les normes juridiques acceptés de tous et les valeurs sociétales, sur lesquelles il n’existe pas de consensus en Israël. C’est ce fragile statu quo ante que la réforme Levin s’efforce de rétablir aujourd’hui. Dans les lignes qui suivent[1], je relate comment la Cour suprême a pris parti dans le Kulturkampf israélien et est devenue un acteur politique, avec le soutien des élites post-sionistes et de la frange gauche de l’échiquier politique, à partir des années 1990.

 

 
Ben Gourion: un esprit de compromis

Ben Gourion: un esprit de compromis

Pendant les quatre premières décennies de l’État d’Israël, la question de l’identité du droit israélien - juif ou occidental - s’est pour l’essentiel résumée à celle, de la place occupée par le droit hébraïque dans le système judiciaire. Celle-ci était pour l’essentiel une question technique, qui intéressait principalement les juristes et les hommes politiques, et beaucoup moins le grand public. Cette situation a été radicalement modifiée dans les années 1990, avec l’émergence de la doctrine de l’activisme judiciaire : à savoir, l’idée que la Cour suprême, et les tribunaux en général, n’ont pas seulement pour vocation de dire le droit et de trancher des litiges juridiques, mais qu’ils sont également habilités à se prononcer sur des questions de valeurs, en prenant ouvertement position dans le débat public, y compris sur des questions autrefois considérées comme échappant aux tribunaux.

 

Cette politisation de la Cour suprême a largement été l’œuvre d’un seul homme, le juge Aharon Barak, qui a mené à bien, à partir de la fin des années 1980, une véritable “révolution constitutionnelle”. Celle-ci s’est traduite par l’émergence d’un pouvoir judiciaire, faisant concurrence au pouvoir législatif de la Knesset et au gouvernement, en intervenant régulièrement dans des questions politiques ou sécuritaires. C’est ainsi que la Cour suprême israélienne, sous la présidence du juge Barak et jusqu’à aujourd’hui, s’est érigée en véritable “pouvoir des juges”. Ce faisant, elle a porté atteinte au fragile équilibre des pouvoirs sur lequel repose le système démocratique et à la confiance du public en l’impartialité des juges.

 

 

Cette évolution a été concomitante au phénomène de judiciarisation de la vie publique, commun à plusieurs démocraties occidentales à partir des années 1990. Mais elle revêt en Israël une dimension particulière, du fait de la situation spécifique à ce pays, qui tient notamment à l’absence de constitution formelle[2]. A partir de la “révolution constitutionnelle” menée à bien par le juge Barak, la Cour suprême a non seulement bouleversé l’équilibre des institutions, en accélérant dramatiquement le processus d’élaboration d’une constitution ; mais elle a aussi pesé de tout son poids dans le débat politique, en affaiblissant la notion d’un État juif inscrite dans la Déclaration d’Indépendance de 1948, au profit de celle “d’État de tous ses citoyens”[3]. C’est sans doute l’aspect le plus significatif de cette Révolution constitutionnelle, largement passée inaperçue du grand public à ses débuts, et qui suscite aujourd’hui une vive opposition et donne lieu à des débats virulents à la Knesset, dans les médias et dans la sphère publique en général.

 

 

Ainsi, la polémique déclenchée par le vote à la Knesset de la Loi fondamentale définissant Israël comme “l’État-nation du peuple Juif” est une conséquence directe de l’affaiblissement de la notion d’État juif par la Cour suprême. Cette notion était en effet inscrite dans la Déclaration d’indépendance de l’État d’Israël de 1948, qui mentionnait explicitement le droit naturel du peuple juif d’être une nation comme les autres nations et de devenir maître de son destin dans son propre État souverain”. L’idée que le nouvel État d’Israël était l’État-nation du peuple Juif était considérée comme une évidence incontestable par ses fondateurs, et elle a été acceptée par la communauté des nations, lors du vote de l’Assemblée générale des Nations unies du 29 novembre 1947.

 

 

Comment cette évidence a-t-elle été progressivement remise en question, au point que l’adoption par le parlement israélien de la Loi fondamentale sur l’État juif est aujourd’hui largement dénoncée comme “polémique” ou anti-démocratique ? La réponse à cette question est étroitement liée à l’interventionnisme judiciaire de la Cour suprême. C’est en effet cette dernière qui a ébranlé le large consensus qui existait en Israël en 1948, lors de la proclamation d’Indépendance, signée par des représentants de tous les partis, d’un bord à l’autre de l’échiquier politique. En faisant du caractère juif de l’État un sujet polémique et en opposant “État juif” et “État démocratique” - deux réalités qui avaient coexisté sans problème majeur pendant quatre décennies - la Cour suprême a ouvert la boîte de Pandore.

 

 

Dans l’esprit des pères fondateurs du sionisme politique et des premiers dirigeants de l’État d’Israël - au premier rang desquels David Ben Gourion - le caractère juif de l’État n’était en effet nullement contradictoire avec son caractère démocratique. C’est dans cet esprit qu’il a élaboré le fragile équilibre sur lequel ont reposé l’État et ses institutions après 1948. Ben Gourion a fait preuve à cet égard d’une volonté de compromis inhabituelle, qu’il justifie ainsi dans ses écrits : “Sauver la nation et préserver son indépendance et sa sécurité prime sur tout idéal religieux ou antireligieux. Il est nécessaire, dans cette période où nous posons les fondations de l’État, que des hommes obéissant à des préoccupations et à des principes différents travaillent ensemble… Nous devons tous faire montre d’un sage esprit de compromis sur tous les problèmes économiques, religieux, politiques et constitutionnels qui peuvent supporter d’être différés[4].

 

 

 

 

 

[1] Extraites de mon livre Israël, le rêve inachevé, Editions de Paris / Max Chaleil 2019.

[2] Pour des raisons historiques et politiques, l’Assemblée constituante élue en 1949 ne put accomplir sa tâche constitutionnelle, comme le prévoyait la Déclaration d’Indépendance. Au lieu de cela, elle adopta le principe d’une “Constitution par étapes”, c’est-à-dire de l’élaboration successive de Lois fondamentales, qui furent effectivement adoptées à partir de 1958.

[3] Je renvoie à ce sujet à mon livre La trahison des clercs d’Israël, chapitre 13. La Maison d’Edition 2016.

[4] David Ben Gourion, in Hazon ve-Derekh, cité par Avraham Avi-Hai, Ben Gourion bâtisseur d’État, p. 120.

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“L’homme le plus heureux du monde” : Uri Zohar et le secret de l’identité israélienne

June 7 2022, 16:31pm

Posted by Pierre Lurçat

“L’homme le plus heureux du monde” : Uri Zohar et le secret de l’identité israélienne

 

Je suis non seulement l’homme le plus heureux du monde, mais aussi l’homme le plus riche”, déclarait au micro de Sivan Rahav Meir le rav Uri Zohar, qui vient de décéder à l’âge de 87 ans à Jérusalem, dans le petit appartement d’une pièce où il a vécu ces quarante dernières années. Son décès, à la veille de Shavouot, la fête du don de la Torah, est symbolique pour celui qui avait renoncé à une carrière très réussie dans le monde du cinéma (le critique Jacques Mandelbaum l’avait surnommé le “Godard israélien”), du théâtre et du divertissement pour se consacrer tout entier à l’étude de la Torah.

Le parcours d’Uri Zohar demeure jusqu’à ce jour un mystère et un sujet d’étonnement pour de nombreux Israéliens. Son ami proche Arik Einstein – devenu son “méhoutan” lorsque les deux fils de Zohar ont épousé les deux filles d’Einstein – avait écrit à l’époque une chanson qui passe aujourd’hui en boucle à la radio en Israël, aux paroles évocatrices : “Hou hazar bi-tchouva, hou lomed archav Torah…” Si ce retour aux sources, cette “téchouva” qui attristait le chanteur Arik Einstein est tellement signifiante pour Israël, aujourd’hui comme à l’époque, c’est parce qu’elle interroge les fondements mêmes de l’identité individuelle de chaque Israélien, mais aussi de l’identité collective de l’Etat juif.

“L’homme le plus heureux du monde” : Uri Zohar et le secret de l’identité israélienne

Arik Einstein et Uri Zohar, les deux camarades devenus des figures iconiques de deux Israël si différents et quasiment étrangers l’un à l’autre - celui du monde du spectacle et des arts de Tel-Aviv d’un côté, et celui du monde de la Torah de Jérusalem de l’autre - étaient pourtant restés amis et plus encore, avaient uni leurs familles par le double mariage de leurs enfants respectifs. “Il n’y avait pas une semaine où nous ne parlions pas au téléphone”, racontant Zohar évoquant le souvenir d’Einstein.

Comme je l’ai écrit lors du décès d’Arik Einstein, citant Hemi Shalev du Ha’aretz, Arik Einstein était « la voix d’Israël », et il incarnait ce « nouvel Israël, libéral (au sens américain) et séculier que nous pensions autrefois devenir… ». On ne saurait mieux définir tout ce qu’il représentait et représente aux yeux d’une large fraction du public israélien. Cet homme discret et modeste, qui n’aimait pas monter sur scène et détestait l’aspect commercial du métier d’artiste, incarnait en effet un visage d’Israël que beaucoup regardent aujourd’hui avec nostalgie et évoquent avec un sentiment quasi-religieux.

Uri Zohar, de son côté, incarnait (dans la seconde moitié de sa vie) un tout autre visage d’Israël, radicalement opposé : l’Israël conservateur attaché à la Tradition la plus stricte et confiné dans les “quatre coudées de la Torah”, dans lesquelles Zohar a véritablement vécu quatre décennies, confiné dans son modeste appartement dans l’étude de chaque instant… L’ancien acteur et humoriste devenu réalisateur, conservait pieusement, entre les pages d’un livre de prières, une feuille pliée en quatre portant les noms de tous ses anciens amis du monde de la culture et de la “Branja” tel-avivienne, disparus de son vivant, pour lesquels il récitait chaque année le kaddish

Ce détail poignant, rapporté par Sivan Rahav Meir, en dit long sur l'affection que le rav Uri Zohar portait à ses anciens camarades. Cela ne l'empêchait pas de critiquer avec férocité le monde qu'il avait quitté. Quel était l'élément central de cette critique (qui était tout autant une autocritique) ? Pour le savoir, on peut citer un philosophe qui, bien que n'étant pas Juif, avait formulé bien avant Zohar un diagnostic auquel ce dernier aurait pu adhérer entièrement : “l’homme du type esthétique, dont la vie est entièrement consacrée à la satisfaction des appétits”[1], parvient rapidement au désespoir, car sa vie est rongée par l’ennui. C'est pour fuir cet ennui d'une vie dénuée de transcendance qu'Uri Zohar a quitté la bohème de tel Aviv pour s'enfermer dans l'étude de la Torah, "jour et nuit", avide de rattraper le temps perdu. Le mode de vie qu’il avait choisi - aussi étranger qu’il puisse paraître à la grande majorité des Israéliens - continue pourtant de fasciner. Ce double sentiment de répulsion-fascination est au cœur de l’identité israélienne.

Pierre Lurçat

 

[1] Sören Kierkegaard, Either/Or, trad. de Walter Lowrie, Princeton 1985.

“L’homme le plus heureux du monde” : Uri Zohar et le secret de l’identité israélienne

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Quel droit pour l’Etat d’Israël ? Réflexions sur le système juridique israélien, Pierre Lurçat

January 31 2019, 07:53am

Posted by Pierre Lurçat

 

“Et voici les lois que tu leur exposeras” (Exode 21). Le mot "Et" par lequel commence la parasha (lecture hebdomadaire de la Torah) que nous lirons samedi, Michpatim (“Les lois”) renferme un des problèmes les plus cruciaux qui divise la société israélienne aujourd'hui : celui du fondement du droit et par là même, du caractère – juif ou occidental – du système juridique israélien. Commentant ces mots qui introduisent la parashat Mishpatim, le grand commentateur Rachi explique en effet que ce vav implique un ajout à ce qui précède, ce dont il déduit que le droit civil, tout comme les Dix Commandements lus précédemment, a été proclamé au Sinaï. "Et pourquoi les lois civiles font-elles immédiatement suite à celles relatives à l'autel ? Pour te dire que tu devras installer le Sanhédrin près du Sanctuaire..." Ce qui veut dire, en d'autres termes, que le droit positif est d'origine transcendante, tout comme la morale, et que la Cour suprême d'Israël devrait siéger près du Temple reconstruit. Programme révolutionnaire ! Encore faudrait-il qu'elle applique le droit d'Israël, et pas le "Droit israélien"...

 

La Cour suprême d'Israël

 

Droit hébraïque et langue hébraïque

 

Dans son ouvrage monumental, Le droit hébraïque *, le juge Menahem Elon compare le destin qu'a connu le droit hébraïque à l'époque contemporaine à celui de la langue hébraïque. Cette dernière, on le sait, a été ressuscitée et est redevenue une langue parlée, en grande partie grâce à l'action d'Eliezer Ben Yehouda, pionnier de la renaissance de l'hébreu, qui consacra toute sa vie à cette tâche titanesque. Le droit hébraïque, de son côté, ne connut pas le même sort. Alors même que de nombreux penseurs, juristes et rabbins étaient convaincus que l'Etat d'Israël allait adopter comme système juridique le droit juif bimillénaire, l'histoire leur donna tort. Au lendemain de la Déclaration d'Indépendance du 14 mai 1948, une Ordonnance sur les pouvoirs publics et le droit fut promulguée, affirmant le principe de "continuité du droit" en vertu duquel le droit en vigueur en Palestine mandataire, à la veille de la création de l'Etat, continuait de s'appliquer.

 

En clair, cela signifiait que l'Etat d'Israël renaissant adoptait comme système juridique le droit applicable dans la Palestine sous mandat britannique, constitué de plusieurs strates dont les principales étaient le droit anglo-saxon et le droit ottoman. C'est sur ce socle hétéroclite que s'est construit le droit israélien, en tant que synthèse juridique originale. Ce n'est qu'en 1980 que fut définitivement coupé le "cordon ombilical" reliant le système juridique israélien au droit anglais. Mais on trouve encore - en creusant le système juridique israélien - des traces des occupants successifs de la terre d'Israël, et notamment celles de la présence turque et de la domination anglaise.

 

 

Et le droit hébraïque ? Aux yeux de l'observateur profane, il se réduit au seul statut personnel, et plus exactement au mariage et au divorce, soumis au droit de la Thora appliqué par les tribunaux rabbiniques. Encore cette compétence rabbinique est-elle contestée par de nombreux secteurs du public israélien, et remise en cause par l'activisme de la Cour suprême, qui tend à la diminuer de plus en plus... Le droit hébraïque est ainsi réduit à une véritable peau de chagrin. Cette situation paradoxale n'est pas le fruit d'une fatalité, mais celui des circonstances historiques et politiques qui ont présidé à l'avènement de l'Etat. Peut-être aussi le droit hébraïque n'a-t-il pas eu son Eliezer Ben Yehouda, contrairement à l'hébreu, qui a réussi à s'imposer face au yiddish (et à l'allemand), au terme d'une "guerre des langues" dont on a oublié aujourd'hui la virulence et les multiples péripéties.

 

 

Qu'est-ce que le droit hébraïque ?

 

Mais que désigne-t-on par l'expression de "droit hébraïque" ? S'agit-il du droit appliqué aujourd'hui par les tribunaux rabbiniques, en matière familiale principalement et aussi en matière civile - au sein des communautés juives orthodoxes qui refusent de porter leurs différends devant les tribunaux étatiques ? Ou peut-être s'agit-il du droit de la Torah, tel qu'il apparaît dans les cinq livres de la Bible, remplis de dispositions légales dont certaines paraissent au lecteur non averti tellement cruelles et anachroniques, comme la lapidation de la femme adultère ?

 

Menahem Elon z.l.

 

En réalité, pour citer le juge Menahem Elon, "lorsqu'on parle de droit hébraïque, on a tendance à oublier qu'il s'agit de près de 300 000 responsa connues ; d'un système de droit qui a été florissant pendant des siècles, en dépit du fait que le peuple juif était privé d'indépendance politique et de patrie... Il s'agit du système juridique le plus riche au monde, s'appliquant dans tous les domaines. On oublie aussi parfois que 80% du droit hébraïque traite de droit pénal, civil et constitutionnel, et 20% seulement de questions religieuses". Ce que nous disent Menahem Elon, et beaucoup d'autres spécialistes du même avis, c'est que le droit hébraïque n'est pas un simple vestige historique, ou un souvenir de la grandeur passée du peuple juif : il s'agit d'un véritable trésor culturel, qui fait la spécificité du peuple juif, et dont il peut légitimement s'enorgueillir. Malheureusement, au lieu d'être considéré comme tel, le droit hébraïque est victime de l'abandon et de l'ignorance, y compris parmi les spécialistes du droit en Israël. Comme l'explique Elon, "les juges ne connaissent tout simplement pas le droit hébraïque, pour la simple raison qu'ils ne l'ont pas étudié".

 

Et si le droit hébraïque devenait le droit de l'Etat d'Israël ?

 

Quelles seraient les conséquences de l'adoption du droit hébraïque comme droit positif de l'Etat d'Israël ? Cela nécessiterait évidemment un travail considérable de création juridique et de mise à jour de dispositions anciennes, pas toujours adaptées aux réalités économiques et sociales actuelles. Un tel travail est déjà entrepris par plusieurs institutions, qui œuvrent dans ce domaine en Israël. Au-delà des conséquences pratiques, découlant de modifications du droit existant dans plusieurs domaines importants, un tel bouleversement aurait surtout une importance symbolique : il signifierait que l'Etat d'Israël n'est pas un Etat purement occidental, ayant pour ambition de devenir la "Suisse" (ou le Hong Kong) du Moyen-Orient, mais bien un Etat juif, héritier et continuateur d'une tradition bimillénaire, dont le droit constitue un des aspects essentiels.

 

 

Une telle perspective fait peur à de nombreux Israéliens, qui considèrent le droit juif comme anachronique. Cette image négative doit beaucoup, il faut le reconnaître, à la situation qui règne aujourd'hui au sein des tribunaux rabbiniques, censés appliquer le droit juif en matière matrimoniale. Le Beth-Din souffre en effet de problèmes graves, qui sont souvent les mêmes que ceux qui affectent les tribunaux civils : bureaucratie, lenteur et inefficacité des procédures. Mais cela est d'autant plus grave lorsque les juges prétendent appliquer une loi qui n'est pas celle édictée par la Knesset, mais celle que D.ieu a dictée à Moïse sur le Mont Sinaï ! Il est difficile d'imaginer aujourd'hui que le droit hébraïque remplace un jour le système juridique actuel. Mais il faut se souvenir du temps où Herzl, fondateur du sionisme politique, préconisait comme langue officielle du futur Etat juif... l'allemand! (Il changea d'avis par la suite). Les références de la Cour suprême d'Israël à la jurisprudence des tribunaux canadiens ou européens paraîtront peut-être un jour aussi saugrenues que nous paraît aujourd'hui l'idée d'un Etat juif parlant allemand. Comme disait Herzl, "si vous le voulez, ce ne sera pas un rêve!"


 

* Hamishpat Haivri, Magnes, Jérusalem. Cet ouvrage de référence a été traduit en anglais (Jewish Law, Philadelphie 1994) mais pas en français. (+ ajouter références en français)

 

Extrait de mon dernier livre, Israël, le rêve inachevé, éditions de Paris / Max Chaleil. Je le dédidacerai à Tel-Aviv le 17 février et parlerai de "La contestation de l'Etat juif par les élites israéliennes".

 

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