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histoire

Le retour de l’affaire Dreyfus - autour du film J’accuse de Roman Polanski

November 15 2019, 14:52pm

Posted by Pierre Lurçat

 

Les spectateurs ne s’y sont pas trompés : ils ont plébiscité le film de Roman Polanski, J’accuse, sorti mercredi dernier sur les écrans, sur fond de polémique, et classé premier au box-office des nouveautés. Focalisé sur la personnage du colonel Picquart, dont il fait le héros véritable de l’affaire Dreyfus (1), le film est excellent. C’est un véritable “thriller” politico-judiciaire, dont on suit le déroulement avec une tension grandissante qui ne se relâche pas, durant plus de deux heures. Jean Dujardin, qui incarne Picquart, est époustouflant de vérité et c’est sans doute un de ses plus grands rôles à ce jour. Louis Garrel est lui aussi très bon dans le rôle de Dreyfus, et les autres acteurs également (Emmanuelle Seigner notamment, qui incarne la maîtresse de Picquart).


 

Du grand cinéma


 

La dimension juive minimisée

 

La dimension juive de l’Affaire est assez peu présente dans le film, pour plusieurs raisons. la première est que Dreyfus lui-même n’a jamais été un “héros juif”, mais bien plutôt une sorte de anti-héros, placé bien malgré lui au coeur d’une affaire qui le dépassait, et se battant pour défendre son innocence et faire valoir ses droits. A ce sujet, Hannah Arendt, une des nombreuses intellectuelles qui s’est intéressée à l’Affaire, note que “Dreyfus ne bénéficia jamais d’un acquittement dans les règles” et elle rappelle aussi qu’au moment du transfert du corps de Zola au Panthéon, voulu par Georges Clémenceau, Alfred Dreyfus fut agressé en pleine rue et que son agresseur fut acquitté par un tribunal parisien… (2) On aurait donc tort de croire que la victoire tardive (et partielle) des dreyfusards et du “J’accuse” de Zola marqua la fin d’un antisémitisme devenu endémique en France. Non seulement l’Affaire ne mit pas fin à l’antisémitisme, mais elle le fit plutôt redoubler de vigueur. 

 

Une autre raison de l’absence relative de la dimension juive dans J’accuse est que le film de Polanski, malgré toutes ses qualités, ne donne quasiment aucun contexte historique à l’Affaire (un film n’est pas un livre d’histoire...). Le film débute par la dégradation du capitaine, place du Champ-de-Mars, en supposant que chacun sait comment on en est arrivé là. Il n’évoque pas le contexte de l’antisémitisme grandissant, depuis l’affaire de Panama notamment, et l’essor prodigieux du journal La Libre Parole de Drumont, qui ont permis à l’antisémitisme de connaître l’ampleur que l’on sait, au tournant du siècle. La “haine la plus longue”, présente en France depuis des temps immémoriaux, connaît ainsi un pic sans précédent à la fin du 19e siècle, avant de culminer à nouveau au milieu du 20e siècle, sous le régime de Vichy. Pour les Juifs de France, la réhabilitation tardive du capitaine Dreyfus ne fut donc qu’une accalmie provisoire, en attendant la prochaine tempête...


 

Jean Dujardin : époustouflant de vérité


 

Dans sa préface à L’histoire de l’antisémitisme de Bernard Lazare, Jean-Denis Bredin observe que Lazare fut “le premier, sinon le seul, qui donna à l’Affaire sa dimension juive”. Quelle était-elle alors, et quelle est encore aujourd’hui cette dimension? Comme l’explique Renée Neher-Bernheim, l’Affaire Dreyfus fut “pour beaucoup de Juifs assimilés un rappel brutal de leur condition juive, et une prise de conscience salutaire… Nombre de jeunes universitaires se rapprochèrent du judaïsme ; certains d’entre eux (comme Bernard Lazare, Edmond Fleg, André Spire) se groupent autour de Péguy, qui fait de ses Cahiers de la quinzaine la revue des partisans de Dreyfus et de la justice” (3). Point de départ d’un retour aux racines juives, l’Affaire a aussi joué un rôle important dans l’histoire du sionisme politique.

 

L’affaire Dreyfus, Herzl et le sionisme

 

Dans l’imagerie d’Epinal de l’historiographie sioniste, une des images les plus tenaces est en effet celle du fondateur du sionisme politique, Theodor Herzl, assistant à la dégradation de Dreyfus au Champ-de-Mars (en tant que correspondant parisien de la Neue Freie Presse) et “découvrant” à cette occasion l’idée sioniste. La réalité, comme souvent, est plus complexe. Citons à cet égard deux auteurs aux vues opposés : Renée Neher-Bernheim et Georges Weisz. La première, dans son Histoire juive de la Renaissance à nos jours, présente la vision traditionnelle : “La dégradation eut lieu le 5 janvier 1895 à Paris… De nombreux reporters et journalistes assistèrent à la scène. Parmi eux, Théodore Herzl, pour qui cette vision fut la révélation fulgurante de l’antisémitisme, et le point de départ de son orientation ultérieure”. 

 

Une version cinématographique antérieure de l’Affaire

 

Georges Weisz, de son côté, remet en cause cette conception en écrivant que “l’examen attentif de la jeunesse de Herzl met en évidence d’une part, la conscience aiguë qu’il avait de sa judéité bien avant l’Affaire Dreyfus, et elle amène, d’autre part, à douter de la causalité  directe entre l’Affaire Dreyfus et la révolution intérieure qu’il va vivre en 1895”. (4) Quoi qu’il en soit, l’Affaire Dreyfus fut lourde de conséquences, tant dans l’histoire de la France au vingtième siècle que dans celle des Juifs de France et du peuple Juif.

Pierre Lurçat

 

(1) L’idée d’un Picquard héros sans faille est remise en question par l’historien Philippe Oriol, spécialiste de l’Affaire, dans un livre qui vient de paraître.

https://www.grasset.fr/livres/le-faux-ami-du-capitaine-dreyfus-9782246860044

(2) H. Arendt, Les origines du totalitarisme, Quarto Gallimard p. 381.

(3) R. Neher-Bernheim, Histoire juive de la Renaissance à nos jours. Tome 2 p. 295. Paris, éditions Klincksieck 1971.

(4) G. Weisz, Theodor Herzl. Une nouvelle lecture. L’Harmattan 2006. Page 41.

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Les mythes de l'antisionisme - Mon nouveau cours en ligne dans le cadre de l'Université populaire du judaïsme

October 17 2019, 10:05am

Posted by Pierre Lurçat

Les mythes de l'antisionisme - Mon nouveau cours en ligne dans le cadre de l'Université populaire du judaïsme

Mon cours en ligne sur "Les mythes de l'antisionisme" débutera le 15 novembre, dans le cadre de l'Université populaire du judaïsme fondée et dirigée par le Pr Shmuel Trigano.

AKADEM_UNIPOPU
L’Université populaire
du judaïsme

 

Description

Le discours antisioniste actuel se décline autour de quelques thèmes majeurs, qui doivent être répertoriés et analysés, pour comprendre les ressorts et les failles de cette idéologie. La Nakba, “Sionisme = racisme”, “Israël, État d’apartheid”, etc. ne sont pas seulement des slogans, mais aussi des éléments d’une argumentation élaborée, dont il importe de décrypter la logique interne et de démonter l’articulation. Après avoir replacé l’antisionisme dans son contexte historique, nous en analyserons les principales thématiques.

 

L’enseignant
Pierre Lurçat. Avocat et traducteur. Membre du desk francophone de l’institut MEMRI à Jérusalem. Auteur de plusieurs livres sur l’islam radical, Israël et le sionisme, parmi lesquels Israël, le rêve inachevé. Quel Etat pour le peuple juif? (éd. de Paris 2018), Pour Allah jusqu’à la mort : Enquête sur les convertis à l’islam radical (éditions du Rocher 2008) et la traduction de l’Histoire de ma vie de Jabotinsky Les provinciales 2011).

 

Renseignements et inscription (gratuite) :

http://universitedujudaisme.akadem.org/cours/sciences-po/

http://akadem.imadiff.net/

 

 

Présentation

 

 

Qu’est-ce que l’antisionisme? La dernière mutation de l’antisémitisme? Un discours radical, maniant slogans et insultes, ou bien une véritable idéologie, méritant d’être analysée, étudiée et si besoin est réfutée? Quoi de commun entre le passant qui traite Alain Finkielkraut de “sale sioniste”, au cours d’une manifestation parisienne, l’intellectuel arabe qui se dit antisioniste par conviction nationaliste, ou l’intellectuel juif assimilé qui prétend, lui, s’opposer au sionisme “au nom du judaïsme”? De toute évidence, il y a là des manifestations très diverses  - voire totalement disparates - d’un phénomène multiforme, qu’on a peine à ranger sous le même vocable d’antisionisme. 


 

Dans le cadre de ce cours - qui s’étend sur six sessions - nous nous attacherons à répertorier et analyser les thèmes majeurs du discours et de l’idéologie antisioniste, pour comprendre les ressorts et les failles de cette idéologie. La Nakba, “l’exploitation de la Shoah par Israël”, “Sionisme = racisme”, “Israël, État d’apartheid”, etc. ne sont pas seulement des slogans, mais ce sont aussi des éléments d’une argumentation élaborée, dont il importe de décrypter la logique interne et de démonter l’articulation. Après avoir replacé l’antisionisme dans son contexte historique, nous en analyserons les principales thématiques.

 

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« Pro Armenia » : voix juives en faveur des victimes du génocide arménien, Pierre Lurçat

April 25 2019, 07:56am

Posted by Pierre Lurçat

I - Eitan Belkind, témoin du génocide arménien

Si la question du génocide arménien et sa non reconnaissance officielle par Israël empoisonne jusqu’à ce jour les relations entre les deux pays, elle se trouve par contre au cœur des relations étroites que plusieurs figures juives ont entretenu avec la question arménienne…

belkind.jpgParmi les témoignages directs du génocide arménien figure celui d’Eitan Belkind *, un des fondateurs du réseau d’espionnage pro-anglais en Palestine, le NILI. Né en 1897 à Rishon-le-Tsion, d’une famille originaire de Russie, il avait étudié au lycée Herzéliya de Tel-Aviv. En 1912, âgé de quinze ans seulement, il se rendit à Constantinople pour s’enrôler dans l’école navale. Lorsque la guerre éclata, il fut accepté à l’école des Cadets et obtint le rang d’officier, attaché au siège de la Quatrième Armée qui était installé à Damas, sous le commandement de Djamal Pasha.

En mars 1915, lorsqu’une invasion de sauterelles frappa la Palestine, l’armée turque chargea Aharon Aharonson de combattre ce fléau. Belkind lui fut rattaché et se rendit à Jérusalem. Son rôle de tout premier plan dans la lutte contre les sauterelles lui valut plusieurs décorations militaires, dont le Croissant de fer turc et la Croix de fer allemande. A la même époque toutefois, Belkind fonde le NILI, aux côtés d’Aharon et Sarah Aharonson et d’Avshalom Feinberg. Plus tard, il sera membre de l’Etsel. Nous reviendrons sur la figure étonnante de Belkind dans un prochain article. Voici son témoignage, traduit de l’anglais par Georges Festa. P.I.L.

* (Ce témoignage figure sur le site du Musée arménien du génocide, http://www.genocide-museum.am/eng/eye_witnesses1.php)

 

Un témoin des massacres arméniens : « Voilà comment ça s’est passé » par Eitan Belkind


« La majorité des Juifs d’Israël, le vieux Yishouv, de même que les nouveaux arrivants, avaient conservé leurs passeports non turcs, afin d’être protégés par les Capitulations de l’empire ottoman. Les Capitulations étaient des privilèges accordés aux citoyens européens résidant en Turquie en échange d’une aide apportée par les nations européennes à l’empire qui se désagrégeait. 

Durant la guerre, les forces militaires turques ne purent accepter le fait que des dizaines de milliers de gens, issus de pays hostiles, ayant une nationalité étrangère, vivent en Israël (les nouveaux arrivants provenaient principalement de l’empire russe, qui combattait les Turcs). Les Turcs exigèrent que les Juifs acquièrent la nationalité ottomane ou quittent Israël. Les Bilouim (les premiers immigrés en Palestine, venus de Russie) et d’autres fondateurs de la première Alya, dirigés par Eliezer Ben-Yehuda, lancèrent un appel public aux Juifs, les encourageant à adopter la nationalité ottomane. Toutefois, très peu leur répondirent, car la plupart des Juifs craignaient qu’une fois obtenus leurs passeports turcs, ils seraient enrôlés dans l’armée turque, ce qu’ils redoutaient le plus. Beaucoup de Juifs préférèrent s’exiler d’Israël, plutôt que de servir dans l’armée turque.

Fin mars 1915, un mardi, 10 000 Juifs environ furent exilés d’Israël. Ils furent conduits à Jaffa et contraints d’embarquer à bord de navires appartenant à des Etats neutres tels que l’Italie, les Etats-Unis, etc. Cette déportation fut organisée sans ménagements. Les déportés durent abandonner tous leurs biens, femmes et enfants conduits de force dans les navires. Ce fut un spectacle tragique et oppressant.


Avshalom Feinberg, qui fut témoin des déportations, se rendit à Jérusalem au Service de lutte contre les sauterelles et encouragea Aharon Aharonson à lancer une insurrection, les colonies juives étant au bord de l’anéantissement. Avshalom souligna que, selon lui, c’étaient les Allemands qui avaient conseillé à la Turquie de déporter les Juifs :

Avshalom Feinberg and Sarah Aaronsohn.jpg

Avshalom Feinberg et Sarah Aaronsohn


« Nous devons aider les Anglais et les Français à gagner la guerre, dit-il, car si les Allemands l’emportent, Dieu nous en préserve, notre pays deviendra une colonie allemande conformément au plan Drang nach Osten [« Poussée vers l’Est »], martelé par l’Allemagne. L’Allemagne n’a pas de colonies, avec une population de plus de 85 millions d’habitants ; elle est en quête de terres nouvelles. Israël est l’une des cibles que les Allemands ont déjà commencé à peupler, se faisant passer pour les Templiers. »


L’extermination des Arméniens


« […] Le lendemain de notre voyage, nous vîmes un cadavre flottant sur l’Euphrate. Nous fûmes surpris, mais le soldat qui nous accompagnait nous rassura en nous disant qu’il s’agissait du corps d’un Arménien. Nous découvrîmes qu’un camp se trouvait non loin, de l’autre côté de l’Euphrate, où les Arméniens déportés d’Arménie étaient parqués. Notre ami Shirinyan devint tout pâle et nous demanda de franchir l’Euphrate et d’aller dans ce camp d’Arméniens. 

Nous découvrîmes plusieurs centaines de personnes dans ce camp, vivant dans de petites huttes de fortune. Le territoire était propre ; les huttes bâties sur une rangée. Nous nous approchâmes de ces huttes et regardâmes à l’intérieur. Nous vîmes des femmes et des enfants. Dans l’une de ces huttes, Shirinyan découvrit l’une de ses tantes, qui lui apprit que tous les hommes avaient été tués ; seules les femmes et les enfants avaient survécu. Shirinyan n’avait aucune idée de ce qui était arrivé à sa nation. Choqué, il commença à prendre en criant la défense de sa tante, mais Jacob Baker et moi essayâmes de le réconforter, en lui disant que nous avions encore notre tâche à remplir. Nous partîmes ; plus nous voyagions, plus nous voyions flotter des cadavres d’Arméniens. Après six jours, nous atteignîmes Deir-es-Zor, une ville importante de la région. Nous rendîmes visite au commandant militaire de la ville, le colonel tcherkesse Ahmad Bey. Nous lui présentâmes nos papiers en lui expliquant le but de notre voyage. Mon ami Jacob Baker se vit attribuer un logement, tandis que mon ami Shrinyan et moi-même nous fûmes arrêtés. Plus tard, Jacob Baker nous rendit visite et nous apprit que nous étions détenus parce que nous étions Arméniens. Il s’avéra que le commandant croyait que j’étais aussi Arménien, mon prénom Eitan étant écrit en turc [NdT : Les Turcs utilisaient alors les caractères arabes], le phonème i étant représenté par deux points en dessous et la lettre t étant écrite avec deux points au-dessus, si bien que le commandant lut mon nom Etian, qui avait tout à fait l’air arménien.


« J’ai essayé en vain d’expliquer la chose au commandant, me dit Baker. Je n’ai pu le convaincre. J’ai envoyé un télégramme au chef de service à Damas. »


genocide.jpgJe fus détenu deux jours durant, jusqu’à ce qu’un télégramme parvienne, ordonnant de me libérer. L’ignore ce qui arriva à notre ami Shirinyan. En tant que centre militaire, Deir-es-Zor comprenait un hôpital militaire dirigé par un médecin juif, le docteur Bhor [?], et un pharmacien juif, dénommé Arto. C’est là que nous découvrîmes qu’Ahmad Bey était le commandant des troupes tcherkesses mobilisées pour l’extermination des Arméniens. Le médecin et le pharmacien nous invitèrent dans leur maison spacieuse, nous apprenant que tous les Arméniens mâles avaient été tués sur la route depuis leurs habitations en Anatolie et que les femmes et les jeunes filles étaient abandonnées à la merci des Bédouins.


Dès que nous trouvâmes des chevaux pour nous déplacer et des soldats pour nous accompagner, Joseph Baker partit de son côté pour Mossoul et moi vers ma région, le long du fleuve Kibur [?]. Durant la nuit précédant notre départ, nous entendîmes des cris de femmes – horribles, à fendre le cœur. Le camp des Arméniens se trouvait à un kilomètre de notre maison. Ces cris continuèrent toute la nuit. Nous demandâmes ce qui se passait, on nous apprit que les enfants étaient retirés à leurs mères afin de les placer dans des dortoirs et les y éduquer. Toutefois, au matin, lorsque nous prîmes la route et traversâmes le pont au-dessus de l’Euphrate, je fus horrifié de voir le fleuve rougi par les cadavres d’enfants ensanglantés et décapités, flottant sur l’eau. Cette scène était d’autant plus horrible que nous ne pouvions rien faire.


Après trois jours de voyage, j’atteignis Aram-Naharaim [NdT : la Mésopotamie], où je fus témoin d’une horrible tragédie. Il y avait là deux camps attenants, l’un pour les Arméniens et l’autre pour les Tcherkesses. Les Tcherkesses s’employaient à exterminer les Arméniens. Des cheikhs arabes étaient présents aussi, choisissant pour épouses de belles jeunes filles arméniennes. Deux femmes s’approchèrent de moi et me donnèrent des photographies. Si j’allais à Alep et si je trouvais leurs familles (au cas où celles-ci fussent en vie), ces femmes me demandèrent d’adresser leurs salutations à toute personne que j’y trouverais.

junes filles armmeniennes.jpg


Voyant que je parlais aux deux Arméniennes, l’officier tcherkesse m’ordonna de partir, mais je restai là pour voir ce qui arriverait aux Arméniens. Les soldats tcherkesses ordonnèrent aux Arméniens de ramasser des herbes sèches et d’en faire une grande pyramide, puis ils lièrent tous les Arméniens présents, quelque 5 000 âmes, les mains liées chacun aux autres, les plaçant en cercle autour de ce tas d’herbes et y mirent le feu, créant un incendie qui s’éleva vers le ciel en même temps que les hurlements de ces malheureux, qui périrent brûlés. Je m’enfuis de cet endroit, ne pouvant supporter cet épouvantable spectacle. Je me déplaçai aussi vite que possible, désireux de m’éloigner de ces lieux. Après avoir galopé comme un fou deux heures durant, j’entendais encore les hurlements de ces malheureuses victimes avant de mourir. Deux jours après, je revins sur les lieux et je découvris des corps calcinés par milliers. 

Je m’approchai du Mont Sandjer où vivaient des Yézidis. Au pied de cette montagne, sur ma route vers la ville d’Ourfa au nord, je fus témoin de plusieurs exterminations en masse d’Arméniens. Ces gens étaient misérables, fous de désespoir. Dans une maison, je vis une Arménienne cuire le cadavre de son propre enfant dans une marmite. Toutes les routes étaient jonchées de cadavres d’Arméniens tués.


Une Juive dans la tente d’un cheikh

[…] Je me rendis dans la tente du cheikh et fus très heureux de retrouver mon ami Jacob Baker. 

A minuit, une fois le dîner achevé, le cheikh gagna sa tente et nous restâmes là. Un petit garçon surveillait le feu. Jacob Baker et moi parlions français. Je lui appris ce qui m’était arrivé à Ourfa et l’informai des pogroms d’Arméniens auxquels j’avais assisté sur ma route. Il me parla de son travail à Mossoul. Nous étions assis, parlant tard dans la nuit, lorsque soudain l’enfant que nous avions pris pour un bédouin nous révéla en français que lui et sa mère étaient Arméniens et que le chef de la tribu les avait sauvés de l’extermination. Sa mère était devenue l’épouse du cheikh et lui aidait à accueillir les invités. L’enfant continua et nous apprit que le chef de l’autre tribu avait une épouse juive, prise dans une famille de la ville de Césarée en Anatolie. Son mari avait été tué et le cheikh s’était emparé d’elle.

Nous fûmes horrifiés d’entendre cela et nous demandâmes au garçon si nous pouvions rencontrer cette femme. Malgré le danger, l’enfant entra dans la tente où se trouvait la Juive. Chacun dormait dans la tente et la femme parvint à ne pas se faire remarquer. Elle avait 25 ans et était très belle. Elle nous apprit qu’elle s’appelait Biram, un prénom typiquement turc. Sa famille vivait dans le quartier arménien de la ville et lorsqu’ils prirent les Arméniens, ils emmenèrent aussi cette femme avec son mari et leur enfant, en dépit de toutes leurs protestations. Son mari et son enfant furent tués, mais elle fut sauvée par le cheikh arabe qui la prit pour femme. Nous lui promîmes de s’occuper d’elle.

[…] Deux semaines plus tard, je revins vers l’Euphrate et gagnai à la hâte Deir-es-Zor. Dans le courrier je découvris une lettre de Haim Khanum à Constantinople (principale ville de Turquie), qui me demandait de ne pas interférer en faveur de Madame Biram, car elle était liée aux massacres des Arméniens, qui constituaient un secret militaire.

J’adressai en outre une lettre à ma nièce Tsilya, qui étudiait à Berlin, en réponse à ma lettre, envoyée par la poste militaire allemande, où je décrivais tout ce qui était arrivé aux Arméniens. Ma lettre me fut retournée, accompagnée d’une demande de ne plus jamais lui écrire à propos de ces choses et de me méfier de la poste militaire allemande, mes lettres pouvant être ouvertes par la censure.


Je restai à Deir-es-Zor avec le pharmacien Arto, entouré maintenant de cinq femmes arméniennes, qu’il avait épousées afin de leur sauver la vie. Il m’apprit qu’une trentaine d’Arméniennes travaillaient à l’hôpital militaire. C’est ainsi que le docteur Bhor les avait sauvées. 

Je dois mentionner que, durant tout le temps que je me trouvai à Aram Naharaim [NdT : en Mésopotamie], je fus incapable de manger de ce poisson splendide pêché dans l’Euphrate, que j’aimais beaucoup, me souvenant que ces poissons s’étaient nourris des cadavres des Arméniens assassinés, dont de jeunes enfants. Il me fut de même impossible d’avoir des relations sexuelles avec de jeunes Arméniennes qui me furent proposées par le docteur Bhor et le pharmacien Arto.

Me trouvant encore à Damas […], je remis mes documents sur les massacres d’Arméniens à Josef Lishansky. De retour à la station de traitement, je me retrouve avec Sara. Elle m’apprit que mes documents sur les massacres d’Arméniens, qu’elle avait envoyés en Egypte [NdT : aux Britanniques], avaient fait grande impression.


[…] Lors de mes voyages au sud de la Syrie et en Irak, j’ai vu de mes propres yeux l’extermination de la nation arménienne, j’ai assisté à des tueries abominables, j’ai vu des enfants être décapités, j’ai vu des innocents, dont le seul crime était d’être Arméniens, être brûlés vifs. J’ai subi aussi de terribles souffrances en prison ; mon cher frère Neiman et son ami Josef ont été tués. Et malgré tout cela, je ne pourrai me regarder en face que lorsque j’aurai couché par écrit tout ce que mon cœur renferme. J’ai eu pitié des Turcs, qui sont tombés aussi bas au crépuscule de leur empire à l’Est, du fait de leur collaboration avec les Allemands. C’est sur le conseil des Allemands que les Turcs ont perpétré les cruels massacres d’Arméniens avec l’aide des musulmans fanatiques tcherkesses.


Source en anglais : http://www.massisweekly.com/Vol28/issue18/pg11.pdf 
Traduction : Georges Festa – 04.2009 – Tous droits réservés

Eitan Belkind

http://www.gen-mus.co.il/ 
http://www.gen-mus.co.il/en/person/?id=2493

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Jabotinsky pionnier de l’antiracisme en Amérique, Pierre Lurçat

January 13 2019, 19:06pm

Posted by Pierre Lurçat

Jabotinsky pionnier de l’antiracisme en Amérique, Pierre Lurçat

La dernière manière d'attaquer Israël - plus sournoise que le traditionnel antisionisme - consiste à déplorer que les dirigeants actuels, et en premier lieu Binyamin Nétanyahou - se soient "éloignés du rêve sioniste des Pères fondateurs". Ce discours est notamment celui d'un Jean-Pierre Filiu, auteur d'un livre récent sur Nétanyahou, intitulé Main basse sur Israël. J'ai eu l'occasion de débattre avec lui sur la chaîne i24 et de dénoncer sa vision caricaturale d'Israël. Pour contrer cette description de la droite israélienne, je remets en ligne cet article sur Jabotinsky, qui montre que la réalité est bien différente de la vision qu'en donnent les adeptes du "Netanyahou bashing", qui n'est pas autre chose que le nouveau visage de la vieille détestation d'Israël. P.L.

 


Jabotinsky.jpgA l’occasion d'un débat à la Knesset sur la proposition de loi visant à interdire l’utilisation du mot « nazi » comme insulte, le quotidien Ha’aretz rappelait que David Ben Gourion avait jadis qualifié Jabotinsky de « Vladimir Hitler ». L’animosité que Ben Gourion vouait à son grand rival de la droite sioniste n’a pas peu contribué aux stéréotypes négatifs entourant la figure du fondateur du sionisme révisionniste. Mais ceux qui se penchent sur la vie et l’œuvre du « Roch Bétar » découvrent un homme très éloigné du portrait peu flatteur qu’ont parfois dressé de lui ses adversaires politiques.

Le professeur Rafael Medoff, directeur de l’institut Wyman de recherche sur l’antisémitisme à Washington, a rappelé récemment, fort à propos, que Jabotinsky avait été un des pionniers de la lutte contre le racisme aux Etats-Unis, en 1910, dans son fameux article « Homo homini Lupus » (« L’homme est un loup pour l’homme »).

Cet article avait été écrit à la suite d’un combat de boxe, organisé le 4 juillet (Jour de l’Indépendance) à Reno, Nevada, entre Jack Johnson et Jack Jeffries, deux champions poids lourds qui ne s’étaient jamais rencontrés auparavant sur un ring. Le premier était en effet noir et le second blanc. Présenté comme le « Combat du siècle », le matche s’acheva par la victoire de Johnson, qui déclencha une vague d’émeutes raciales dans plus de 50 villes des Etats-Unis, faisant une vingtaine de victimes.

 

Johnson_jeff.jpg

Le combat entre Jack Johnson et Jack Jeffries

 

Jabotinsky décrit, dans son article pour le journal russe Odesskiye Novosti (Les Nouvelles d’Odessa), comment des foules en furie se jetèrent sur les habitants noirs, à cinquante contre un, attaquant même les femmes et les enfants. Aux yeux du jeune journaliste russe (âgé de 30 ans), c’était la preuve que les Etats-Unis, la « République la plus libre au monde », souffraient d’un mal quasiment incurable. « Un Juif russe peut encore se convertir », écrit-il, mais « la race ne peut être effacée ». Il décrivait ensuite le régime de ségrégation encore en vigueur aux Etats-Unis, près de cinquante ans après la fin de la guerre de Sécession et l’abolition officielle de l’esclavage.

maison jabo.jpgPour le Roch Bétar, intellectuel polyglotte né dans la ville cosmopolite d’Odessa 1 et théoricien du sionisme formé à l’école politique italienne du début du 20e siècle ; partisan intransigeant de l’égalité des hommes et des femmes ; auteur du fameux Programme d’Helsingfors 2, qui se disait « fou de l’idée d’égalité », l’inégalité des Noirs aux Etats-Unis était une tache indélébile sur le plastron de la grande démocratie américaine.

(Photo ci-contre : la maison natale de Jabotinsky à Odessa)

« Je déteste à un point extrême, de manière organique, d'une haine qui échappe à toute justification, à la rationalité et à la réalité même, toute idée montrant une différence de valeur entre un homme et son prochain. Cela ne relève peut-être pas de la démocratie mais de son contraire : je crois que tout homme est un roi, et si je le pouvais, je créerais une nouvelle doctrine sociale, la doctrine du "Pan-basilisme"...)

Jabotinsky était pourtant un admirateur de la civilisation américaine, comme cela ressort du passage suivant de son autobiographie, où il rapporte un souvenir de son premier voyage aux Etats-Unis :

« L'art politique subit le même sort que celui de l'architecte : comme pour ce bâtiment universitaire que je vis, il y a quelques jours, dans une ville des États-Unis – une tour de cinquante étages, belle comme un rêve matinal, comme une chute d'eau qui s'élance des profondeurs jusqu'aux hauteurs célestes du firmament – et je ne trouvai personne dans toute la ville qui se rappela du nom de son constructeur, pas même le serveur du restaurant, à qui rien n'était caché (c'est lui qui me conseilla d'aller voir la nouvelle université) – lui aussi ignorait le nom de l'architecte ; et dans sa sagesse profonde il me dit : - Cela n'a pas d'importance, Monsieur. L'architecte a dessiné les plans ; d'autres sont venus et les ont modifiés ; les entrepreneurs les ont abîmés ; les imbéciles qui siègent au conseil municipal ont détruit tout ce qu'ils pouvaient détruire ; mais l'édifice est encore debout, c'est le principal ; qui l'a construit ? L'Amérique l'a construit ».

 

Jabotinsky-Speech.jpg

Vladimir Jabotinsky at the Manhattan Center, June 19, 1940. Photo: Jabotinsky Institute

 

Par la suite, cependant, Jabotinsky fut amené à nuancer son regard et l’enthousiasme initial pour la civilisation américaine fit place à un jugement plus critique, qui ne portait pas seulement sur les maux de la société – comme dans l’article Homo homini Lupus précité – mais sur des aspects différents de l’« American Way of Life », comme l’omniprésence des loisirs et la culture de masse…

 

Notes

1. Sur le climat intellectuel de la ville d’Odessa et son influence sur le jeune Jabotinsky, voir notamment l’ouvrage parfois discutable mais fort intéressant de Michael Stanislawsky : Zionism and the Fin de Siècle: Cosmopolitanism and Nationalism from Nordau to Jabotinsky. J'ai évoqué la figure de Jabotinsky dans la belle émission Histoire que lui a consacrée Valérie Perez sur i24.
2. Le programme d’Helsingfors, élaboré en novembre 1906, proclamait les droits des minorités nationales de l’Empire russe, juive et autres.

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En librairie : mon nouveau livre, Israël, le rêve inachevé, paraît aujourd'hui.

November 22 2018, 15:34pm

Posted by Pierre Lurçat

En librairie : mon nouveau livre, Israël, le rêve inachevé, paraît aujourd'hui.

70 ans après la proclamation d’Indépendance du 14 mai 1948, l’État d’Israël est devenu une puissance économique et militaire de premier plan. Il est aussi une démocratie vivante, qui ressemble plus à Athènes qu’à Sparte, en dépit du conflit israélo-arabe persistant et de la menace iranienne qui s’amplifie. Cette menace extérieure se double d’un affrontement intérieur à l’État hébreu, entre deux conceptions opposées du sionisme et de l’identité d’Israël.

 

Israël doit-il rester un État spécifiquement juif, selon le souhait de ses pères fondateurs, ou bien devenir un État occidental comme les autres, dans lequel l’identité juive serait reléguée à la seule sphère privée?  Cette question a des conséquences très concrètes, dans des domaines aussi vitaux que la politique de défense d’Israël, la justice ou l’économie. Elle est omniprésente dans la culture israélienne, traversée par la tentation permanente de rompre avec le passé juif.

 

Ce livre évoque des écrivains et des figures méconnues de la lutte pour la création de l’État d’Israël. On y découvre aussi des aspects inattendus des relations tumultueuses entre la France et Israël. L’auteur dresse un tableau très vivant d’un État confronté à des menaces multiples, qui se bat pour sa survie dans un environnement hostile, tout en essayant de définir son identité, au prix de déchirements et de luttes intestines souvent virulentes.

 

L’auteur :

Pierre Lurçat, avocat, essayiste et traducteur, est l’auteur de plusieurs essais sur le sionisme, Israël et l’islam radical, parmi lesquels Le Sabre et le Coran et Pour Allah jusqu’à la mort (éditions du Rocher 2005 et 2008) et La trahison des clercs d’Israël (La Maison d’édition 2017).

 

Pour obtenir un exemplaire en service de presse ou pour toute question:

Contact : pierre.lurcat@gmail.com ou frederic.foucaud@gmail.com


 

 

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Les années parisiennes de Vladimir Zeev Jabotinsky, Pierre I. Lurçat

September 4 2018, 21:04pm

Posted by Pierre Lurçat


Jabotinsky, Paris, sionisme, traductionOn connaît l'épisode fameux de la dégradation du capitaine Dreyfus, en 1895, et le rôle central qui lui est généralement attribué dans l'élaboration de la doctrine du fondateur du sionisme politique, Theodor Herzl, alors correspondant à Paris de la Neue Freie Presse. Beaucoup moins connu, en revanche, est le séjour parisien du célèbre dirigeant sioniste, Vladimir Jabotinsky. C'est en effet à Paris que celui-ci fonda l'Union sioniste révisionniste (Hatzohar) – ancêtre du Likoud – dans l'arrière-salle du café du Panthéon. Paris fut le siège de l'Union sioniste révisionniste entre 1925 et 1935, et la France occupa aussi une place centrale dans l'activité politique, journalistique et littéraire du dirigeant sioniste.

 Deux remarques préliminaires : la première est que Jabotinsky a passé presque toute sa vie à voyager, non pas pour son plaisir, mais pour son travail de journaliste, puis de dirigeant sioniste. Il était, observe Joseph Nedava, un "citoyen du monde" au plein sens du terme, parvenant à se sentir chez lui dans tous les pays qu'il visitait, notamment grâce à ses prodigieuses capacités linguistiques. Cette description doit être tempérée, en ajoutant que Jabotinsky ne se reconnaissait qu'une "patrie spirituelle" – l'Italie, pays où se forma sa conscience politique – et que ses regards furent toute sa vie tournés vers Sion, même s'il n'y vécut que quelques années. D'autre part, il avait appris le français dans sa jeunesse, grâce à un cousin, comme il le confie dans son autobiographie.

 

Dans quelles circonstances s'installe-t-il à Paris ? Les raisons sont à la fois politiques et familiales, comme on le comprend en lisant ses différents biographes (son Autobiographie, rédigée en hébreu, s'interrompt malheureusement après la Première Guerre mondiale, Jabotinsky n'ayant pas eu le loisir de l'achever, puisqu'il est décédé subitement aux États-Unis en 1940). Après son arrestation par les autorités britanniques, en raison de son rôle dans la défense du yichouv contre les pogromes arabes de 1920, il est emprisonné à la forteresse d'Acco. Mais la vague de protestations, en Eretz-Israël (où les prisonniers juifs reçoivent notamment le soutien du grand rabbin Abraham Itshak Hacohen Kook) et dans le monde, contraint les Anglais à libérer Jabotinsky, qui est expulsé d'Israël. Il décide alors de s'installer en Europe, avec sa femme et son fils Eri.

La famille Jabotinsky se fixe tout d'abord à Londres, puis à Paris où Eri entame des études d'ingénieur à l'École centrale (d'où il sortira en 1933). Entre 1924 et 1934, Paris est donc le port d'attache du dirigeant sioniste, même s'il continue de voyager sans cesse (il revient ainsi en Eretz-Israël entre 1928 et 1930). C'est à Paris que siège l'Union mondiale des sionistes révisionistes, entre 1925 et 1935 (avec quelques intermèdes londoniens). C'est aussi à Paris qu'est publié le journal sioniste-révisionniste Rassviet(L'Aube), auquel Jabotinsky apporte une contribution décisive *.

 

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Jabotinsky et la redaction du "Rassviet"

 

Avant d'être un dirigeant sioniste, on le sait, Jabotinsky fut en effet un journaliste de talent et un écrivain fameux, au point que sa conversion au sionisme fut qualifiée par Maxime Gorki de "perte irrémédiable" pour la littérature russe... Mais "Jabo" ne renonça jamais à écrire, même lorsqu'il devint un militant et qu'il passa sa vie à voyager à travers le monde, de l'Afrique du Sud aux États-Unis et des quatre coins de l'Europe à l'Afrique du Nord (où il fut envoyé comme correspondant de guerre au début de la Première Guerre mondiale). Les pages de son Autobiographie – rédigées le plus souvent dans les cabines de bateaux, pendant ses fréquentes traversées de l'océan et de la Méditerranée – témoignent de son grand talent littéraire.

Paris devient donc au milieu des années 1920 le siège de l'activité politique et journalistique dejabotinsky,paris,sionisme,traduction Jabotinsky. Il y trouve – et c'est sans doute une des raisons du choix de la capitale française – un vaste public juif russophone, constitué notamment de Juifs ayant fui la Révolution et ses contrecoups. Pendant les premières années, la rédaction du journal Rassviet est hébergée dans son propre appartement, 71 rue de la Tombe-Issoire (derrière le Parc Montsouris). A partir de janvier 1928, l'Union révisionniste loue des locaux rue Blanche, qui abriteront la rédaction du journal jusqu'en 1934, date à laquelle elle s'installe définitivement à Londres.

Malgré ses nombreux séjours en France et sa connaissance intime de la vie politique française (il se lia d'amitié avec plusieurs homme politiques français, comme Gustave Hervé et Anatole de Monzie), Jabotinsky n'eut jamais avec ce pays les relations de proximité intellectuelle qu'il ressentit à l'égard de l'Italie, sa "seconde patrie". Il fut aussi déçu par l'attitude des Juifs de France à plusieurs reprises, en particulier à l'occasion du pogrome de Constantine en 1935. Cela ne l'empêcha pas d'y passer de rares vacances, notamment en Provence (où il séjourna, un an avant son décès, avec sa femme et son fils).

 

jabotinsky,paris,sionisme,traductionLa rencontre Jabotinsky-Delcassé : une occasion manquée pour la France

Doué d'une intelligence hors du commun, Jabotinsky possédait aussi une grande pénétration psychologique, comme en atteste l'épisode suivant, rapporté dans son Autobiographie.  "[Gustave] Hervé me présenta au ministre des Affaires étrangères – le grand et célèbre Delcassé... Cette conversation m'a révélé pour la première fois un secret, qui s'est confirmé plusieurs fois par la suite lors de mes rencontres avec les grands de ce monde : chez les peuples bienheureux, qui ont un pays, des frontières et un gouvernement, il n'est pas besoin d'être un génie pour atteindre le sommet de l'échelon politique. Mais cela est autrement plus difficile chez nous, au sein du mouvement sioniste...

Ce Delcassé était resté fidèle à l'ancienne école de la diplomatie : celle des adeptes du secret et du mystère, dont Talleyrand a résumé la doctrine dans une formule immortelle – "la parole a été donnée à l'homme pour déguiser sa pensée". Peut-être cette doctrine avait quelque fondement dans le passé : mais en 1915, cet usage était déjà considéré comme infantile, et chacun sait que les meilleurs diplomates le tournaient en ridicule et se paraient, au contraire, d'un masque de sincérité artificielle. Mais la France, à cette époque, croyait encore à Racine et à Corneille...

Je ne voudrais pas exagérer le rôle que je jouai alors, rôle qui fut sans aucun doute de peu de valeur ; mais je suis absolument certain que ce matin-là, la France perdit, par la faute de ce même Delcassé, une chance qui, à ses propres yeux, n'était pas du tout dénuée de valeur. Je veux parler non seulement de la possibilité de créer une légion hébraïque dans le cadre de son armée, mais d'une chose encore bien plus importante..."

Cet entretien, dont Jabotinsky donne un compte-rendu fidèle avec une pointe d'ironie, a un intérêt historique évident. On y apprend en effet que le mouvement sioniste, dont Jabotinsky était à l'époque un des principaux dirigeants aux côtés de Weizmann, était à la recherche d'un allié européen, rôle qui aurait pu échoir à la France plutôt qu'à l'Angleterre, si Delcassé avait été plus intelligent... Mais on y trouve aussi une illustration du regard perçant avec lequel "Jabo" savait juger les grands de ce monde. Comme Herzl, qui vécut lui aussi à Paris des années décisives pour son entreprise politique, Jabotinsky avait la clairvoyance et la modestie de ceux qui œuvrent entièrement au service d'une idée. Tous deux donnèrent leur vie à l'idéal du Retour à Sion.

 

* Voir l'article de Simon Markish, Quand Vladimir Jabotinsky était parisien. Le Rassviet, revue sioniste-révisionniste en langue russe, Archives juives 2003.

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