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henri wallon

Une psychologue hors des sentiers battus : Liliane Lurçat (1928-2019)

May 17 2024, 12:49pm

Posted by Pierre Lurçat

Liliane Lurçat

Liliane Lurçat

 

En exergue au dernier livre qu’elle a publié de son vivant, La manipulation des enfants par la télévision et par l’ordinateur, Liliane Lurçat, ma mère, avait inscrit ces mots : “Je dédie ce livre à la mémoire d’Henri Wallon. Ma formation de psychologue a deux sources, l’école de la vie pendant l’Occupation allemande, et plus tard l’attention affectueuse d’un maître. J’avais 23 ans quand Henri Wallon m’a engagée comme collaboratrice technique, lui-même en avait 72. Je me sentais très proche de lui, en dépit du grand écart d’âge et de culture… Il s’entourait volontiers de psychologues juifs, à qui il reconnaissait volontiers une sensibilité particulière. Il m’a initiée à une psychologie aujourd’hui disparue, héritière d’une grande tradition de psychologie pathologique et de psychologie sociale, aujourd’hui disparue”.

 

Je voudrais tenter d’expliquer ici brièvement en quoi sa conception de la psychologie était différente des deux grandes écoles qui dominaient la discipline à son époque et qui continuent de la dominer aujourd’hui – le cognitivisme et la psychologie comportementaliste américaine d’une part, et la psychanalyse d’autre part. Concernant cette dernière, les lignes qui suivent, tirées du même livre, éclairent l’attitude de L. Lurçat envers le fondateur de la psychanalyse:

 

J’avais eu l’occasion de discuter des idées de Freud avec Henri Wallon, quand je travaillais avec lui. Il adhérait à certains aspects de la conception de Freud, notamment en ce qui concerne le rôle et l’importance des conflits dans la vie psychologique, mais il récusait l’existence d’une sexualité infantile. Il n’y a pas de sexualité infantile, disait-il, bien qu’il existe chez l’enfant une sensibilité diffuse au plaisir, qui n’est pas de nature sexuelle. Le plaisir de nature sexuelle apparaît lors de la puberté… Freud observe le même phénomène de sensibilité diffuse au plaisir. Dans sa conception, la libido sous-tend les pulsions sexuelles, c’est un principe indifférencié au départ, qui existe chez l’enfant et qui se manifeste par une sensibilité diffuse. Il en déduit l’existence d’une sexualité infantile”.

 

Ce débat théorique a des conséquences très concrètes, car c’est l’existence d’une sexualité infantile qui est parfois invoquée par certains pédophiles pour justifier leurs pratiques. Au contraire de Freud, Wallon ne considère pas l’enfant comme un adulte en réduction. Mais ce désaccord sur un aspect ponctuel – la sexualité infantile – n’est qu’un aspect d’un désaccord plus vaste et plus fondamental, qui porte sur l’être humain tout entier. A travers ce qu’elle appelle la “déshumanisation de la sexualité” et de l’amour, Liliane Lurçat voit ainsi l’émergence d’une dévalorisation de l’être humain tout entier, qui est commune à la psychanalyse et à la psychologie cognitiviste, laquelle considère l’être humain comme un objet d’étude scientifique dénué de toute particularité (idée tellement vulgarisée aujourd’hui qu’on a du mal à faire entendre une voix contraire…).

 

Dans un entretien publié dans la revue Enfance en 1968, Wallon expliquait encore : « La psychanalyse réduit tout à un même processus, à un même complexe : tout se ramène au passé de l’individu et aux préludes de la civilisation. Pour Freud, tout se fait par un retour à l’état primitif. La vie va vers la mort ». Cette citation permet de saisir un des aspects essentiels par lesquels la psychanalyse se sépare du judaïsme, auquel on prétend souvent la rattacher. Ce dernier sanctifie la vie et tente à chaque instant d’élever l’homme, au lieu de le rabaisser.

 

            En filigrane de ce débat d’idées au sein de la discipline psychologique se fait ainsi jour un débat plus vaste, dont l’enjeu n’est rien moins que la définition de l’être humain. Ainsi, en menant ses recherches sur l’enfant, sur l’acquisition des connaissances ou sur l’influence de la télévision (sujet demeuré très actuel, à travers le phénomène plus vaste des écrans devenus encore plus omniprésents depuis lors), c’est en effet toute une conception de l’homme que défend L. Lurçat. Dans le débat qui l’oppose à une conception mécaniste et réductrice de l’humain, elle redécouvre une notion essentielle de la pensée hébraïque, celle du Tselem, l’homme à l’image de Dieu.

 

            Outre Henri Wallon – son maître auquel elle voua toute sa vie une vive reconnaissance et dont elle me donna le prénom – sa conception de la psychologie subit d’autres influences, dont l’une fut celle du grand psychiatre Henri Baruk. Une autre influence marquante fut celle de mon père, avec lequel elle partagea bien des sujets de débat intellectuel, et dont je retrouve en la lisant certaines des références littéraires ou philosophiques dont sont nourris ses écrits. Leur dialogue intellectuel fécond transparaît ainsi dans de nombreuses pages de ses livres.

 

            Ma mère qui, au soir de sa vie, écrivait avoir “cessé progressivement d’être française”, avait aussi découvert, dans ses toutes dernières années, le plaisir de célébrer ensemble le shabbat. Il me plaît à penser que la notion du Tselem et de l’irréductibilité de la personne humaine, qui traverse son œuvre de chercheur et de psychologue, était un héritage reçu de ses ancêtres juifs d’Europe centrale. Née à Jérusalem, elle est décédée à Paris, quelques jours après le Yom Ha’atsmaout, le 10 Iyar 5779 (15 mai 2019). יהיה זכרה ברוך .

P. Lurçat

Une psychologue hors des sentiers battus : Liliane Lurçat (1928-2019)

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Lire ou relire La manipulation des enfants, de Liliane Lurçat : Un essai captivant sur la manipulation des esprits contemporains

May 1 2023, 09:24am

Posted by Pierre Lurçat

Lire ou relire La manipulation des enfants, de Liliane Lurçat :  Un essai captivant sur la manipulation des esprits contemporains

 

לזכר אמי

נפטרה בי' באייר תשע''ט

 

La première édition de La manipulation des enfants est parue il y a vingt ans, en 2002, dans la collection “Esprits libres” que dirigeait alors Chantal Chawaf aux éditions du Rocher. Une nouvelle édition a été publiée six ans plus tard par l’éditeur François-Xavier de Guibert. Cette dernière est le dernier livre publié par l’auteur, directrice de recherche au CNRS et spécialiste de psychologie de l’enfant, décédée en 2019, il y a tout juste trois ans. Comme elle l’explique dans la dédicace du livre, dédié à Henri Wallon, ce dernier l’avait “initiée à une psychologie aujourd’hui disparue, héritière d’une grande tradition de psychologie pathologique et de psychologie sociale”.

 

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Henri Wallon (1879-1962)

 

La disparition de cette école de psychologie française était un sujet de préoccupation pour Liliane Lurçat. Cette tradition oubliée, qui se tenait à égale distance de la psychanalyse et de la psychologie cognitiviste américaine dont elle se différenciait tout autant, était caractérisée par une approche très large de la discipline, bien éloignée des conceptions actuelles. Dans l’esprit de Wallon, en effet, la psychologie ne se séparait pas de la philosophie (qu’il avait brièvement enseignée avant de bifurquer vers la psychologie). Elève et disciple de Wallon, Liliane Lurçat est restée fidèle sa vie durant à cette idée de la psychologie, comme en atteste son refus de “singer” les sciences dures (et la physique notamment) dans l’étude des phénomènes psychologiques et dans l’étude de l’être humain, sujet de recherche irréductible à aucun autre.

 

Le titre de son livre, La manipulation des enfants par la télévision et par l’ordinateur, est trompeur, car l’objet du livre dépasse de loin le seul sujet des influences télévisuelles sur l’enfant, qui a constitué un de ses derniers grands thèmes de recherche et d’écriture, à partir du début des années 1980[1]. En réalité, le livre aurait pu s’intituler “La manipulation ; s’imprégner, imiter, oublier”, trois des thèmes traités dans cet essai, “où il est question de télévision et d’école dans le monde actuel”, comme elle l’explique dans le préambule. C’est en effet le thème de la manipulation qui est le fil conducteur de cet essai, dans lequel L. Lurçat prend de la hauteur pour envisager dans une perspective plus large le thème de la télévision et de l’enfant, auquel elle a consacré quatre ouvrages entre 1981 et 1995[2].

 

De la psychologie de l’enfant à la psychologie des médias

 

Retraçant son parcours professionnel et l’évolution de son domaine de recherche, elle écrit : “J’ai voulu comprendre la démarche du jeune enfant confronté aux apparences télévisuelles… Puis, élargissant le problème, je suis passée de la psychologie de l’enfant téléspectateur à la psychologie des médias”. La recherche sur l’enfant face à la télévision qu’elle a menée pendant une décennie est ainsi le point de départ d’une réflexion passionnante et très actuelle sur la manipulation des esprits en général, dans laquelle elle aborde des sujets aussi divers que la perte du sens commun, la persuasion politique, l’imprégnation télévisuelle ou la “suggestion négative”. Ce dernier concept en particulier, qu’elle emprunte à Pierre Janet en lui donnant un sens nouveau, lui permet de décrire les phénomènes de contagion émotionnelle et de déculturation, tant à l’école (qui a été son premier champ de recherches, depuis les années 1970) que dans la société en général.

 

La description des phénomènes vécus par les enfants permet ainsi de comprendre l’évolution de la société tout entière, car l’école est devenue un véritable laboratoire social, et ce d’autant plus que la télévision (et les autres médias) ont entraîné une véritable “fusion des âges” et fait ainsi disparaître “‘l’enfance, en tant que période protégée de la vie[3]. Cette “disparition de l’enfance” décrite par plusieurs penseurs américains (J. Meyrowitz, Neil Postman) est au cœur de la réflexion de l’auteur, qui montre comment les médias électroniques privent l’enfant d’étapes essentielles de son développement. Parmi celles-ci, on peut mentionner non seulement l’acquisition des apprentissages fondamentaux (lire, écrire), auxquels L. Lurçat a consacré une vaste partie de ses recherches et plusieurs ouvrages[4], mais aussi la socialisation (remplacée par une “forme artificielle de socialisation par la télévision”) ou encore la perte du sens commun, conséquence de la limitation sensorielle inhérente à la situation télévisuelle.

 

 

La lecture de La manipulation des enfants, paru en 2002, permet de constater combien les analyses de l’auteur demeurent pertinentes aujourd’hui. En réalité, on s’aperçoit non seulement que les constats faits il y a 20 ans et plus, en étudiant les effets de la télévision sur les enfants et sur l’ensemble de la société restent tout aussi valables aujourd’hui qu’alors, mais on découvre également que l’analyse offerte dans ce livre est en réalité encore plus vraie aujourd’hui, à l’ère des nouveaux médias (Internet, réseaux sociaux). La lecture de ce livre - tout comme celle des ouvrages de Neil Postman et d’autres observateurs datant des années 1970 ou plus anciens - montre que les bouleversements que nous vivons actuellement ne sont que l’ultime phase de la transformation sociétale et humaine qu’ils avaient déjà décrite à leurs époques respectives.

 

Une rupture anthropologique

 

Citons à ce sujet Marshall Mac Luhan, qui écrivait en 1977 : “A l’inverse des changements antérieurs, les médias électriques constituent une transformation totale et presque immédiate de la culture, des valeurs et des comportements ; Ce bouleversement engendre de grandes souffrances et une perte d’identité auxquelles on ne pourrait remédier qu’en prenant conscience de sa dynamique[5]. Que dirait-il aujourd’hui de la transformation de la culture et des valeurs ? Il est frappant de voir combien les analystes les plus lucides de la télévision dans les années 1970 et 1980 avaient largement anticipé les évolutions plus récentes de nos sociétés.

 

Ces évolutions sont décrites par Liliane Lurçat dans deux parties éclairantes de son livre, consacrées respectivement aux “Mutations du mode de vie et des personnes”, et à la “Déréalisation” et à la “Perméabilité à la suggestion dès l’enfance”. Les phénomènes décrits par Lurçat - à une époque antérieure à Internet - comme la “substitution de la télévision au milieu humain”, “la perte de l’initiative et des choix personnels”, la “perte du réel” et la “fuite devant la réalité”, le “rapport onirique au réel”, les “bombardements émotionnels”, etc. restent valables, avec une force décuplée, dans le monde de la “réalité virtuelle” et des réseaux.

 

A travers son analyse percutante de la transformation de l’être humain engendrée par les médias électroniques, Liliane Lurçat tord le cou à deux idées reçues devenus de véritables “articles de foi” de notre civilisation technologique. La première est l’idée que les techniques sont “neutres” et ne modifient pas l’être humain dans sa nature profonde. La seconde est la croyance au progrès inéluctable de l’humanité, et la confusion entre progrès moral et progrès technologique. Comme l’écrivent Yves Marry et Florent Souillot dans un livre récent au titre éloquent, La guerre de l’attention, Comment ne pas la perdre[6], la modernité technologique provoque une véritable “rupture anthropologique”. Ce sont les prémisses de cette rupture anthropologique que décrit Liliane Lurçat dans ce livre passionnant, qui éclaire et permet de comprendre notre monde actuel.

 

Pierre Lurçat

 

[1] Son premier livre sur le sujet, A cinq ans seul avec Goldorak, Le jeune enfant et la télévision, est paru en 1981 chez Syros.

[2] Outre le premier déjà cité, Le jeune enfant devant les apparences télévisuelles, Paris ESF 1984, Violence à la télé, l’enfant fasciné, Paris, Syros 1989, et Le temps prisonnier, des enfances volées par la télévision, Paris, Desclée de Brouwer 1995.

[3] Joshua Meyrowitz, “L’enfant adulte et l’adulte enfant. La fusion des âges à l’ère de la télévision”, in Le temps de la réflexion, Essais sur la tradition et l’enseignement, Gallimard 1985.

[4] Depuis sa thèse, Etudes de l’acte graphique, Paris, La Haye, Mouton 1974 et jusqu’à L’écriture et le langage écrit de l’enfant, Paris, ESF 1985.

[5] M. Mac Luhan, “D’œil à oreille”, La nouvelle galaxie, Denoël-Gonthier, 1977, cité par L. Lurçat, La manipulation des enfants, op. cit. p.11.

Liliane Lurçat (1928-2019)

Liliane Lurçat (1928-2019)

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