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democratie des valeurs

Pouvoir du peuple ou pouvoir des élites ? La question centrale du débat politique israélien

March 16 2025, 17:18pm

Posted by Pierre Lurçat

Ronen Bar et B. Nétanyahou

Ronen Bar et B. Nétanyahou

En marge de la destitution annoncée du chef du Shin-Beth Ronen Bar par le gouvernement, c’est la question fondamentale de savoir à qui appartient le pouvoir de décision ultime en démocratie qui ressurgit de nouveau. Premier volet d’une série d’articles sur la « question centrale du débat politique israélien ».

 

Dans l’affaire de la conseillère juridique du gouvernement Gali Baharav-Myara, comme dans celle du chef du Shin-Beth Ronen Bar, c’est toujours la même question qui est posée et qui revient sans cesse, depuis des mois et des années. Bien plus que de savoir si le gouvernement détient la compétence – qui semble aller de soi aux yeux de certains et qui pose problème aux yeux des autres – de destituer la conseillère ou le chef du Shabak, c’est une question bien plus fondamentale qui est posée : celle de la nature de la démocratie israélienne, et de la démocratie en général.

 

Que nous disent en effet ceux qui contestent au gouvernement élu cette compétence, sinon que le pouvoir des élus met en danger des valeurs bien plus importantes à leurs yeux que la notion de pouvoir du peuple, à laquelle s’est résumé pendant des siècles le concept de démocratie ? Pour comprendre leur raisonnement, il faut revenir au moment fondateur de la “Révolution constitutionnelle” menée par le juge Aharon Barak, celui de l’arrêt de la Cour suprême "Bank Mizrahi" de 1995.

 

Une démocratie de la majorité seule, qui ne s’accompagne pas d’une démocratie de valeurs, n’est qu’une démocratie formelle et statistique. La démocratie authentique limite le pouvoir de la majorité afin de protéger les valeurs de la société”. Ces quelques mots tirés de l’arrêt Bank Mizrahi définissent la quintessence de la doctrine d’Aharon Barak, au nom de laquelle il a mené sa « Révolution constitutionnelle » en octroyant à la Cour suprême – et à travers elle, à tout un ensemble de pouvoirs non élus, judiciaires, militaires et sécuritaires – un pouvoir exorbitant, sans précédent et sans équivalent dans aucune démocratie occidentale[1]. Pour la résumer de manière très succincte, cette doctrine contient deux éléments essentiels.

 

Démocratie “formelle” ou démocratie “substantielle”?

 

Le premier est la suprématie de la “démocratie substantielle” (demokratia mahoutit) sur la “démocratie formelle” (demokratia formalit). Cet argument, récemment réitéré par Aharon Barak dans son dernier livre, L’Etat d’Israël comme Etat juif et démocratique, pourrait être acceptable par tous s’il était utilisé à bon escient et de manière raisonnable. Mais c’est tout le problème : au nom de la “démocratie substantielle”, les tenants de la Révolution constitutionnelle du juge Barak ont vidé de tout sens la “démocratie formelle” et le pouvoir des élus, dont ils ont fait un épouvantail et qu’ils s’emploient depuis plusieurs décennies à vider de son contenu.

 

Le second élément de la doctrine Barak est en effet l’idée qu’il faudrait sans cesse “limiter le pouvoir de la majorité”, qui serait par principe même un danger pour les droits des minorités (idée elle aussi acceptable dans une certaine mesure) et même un danger pour la démocratie elle-même ! C’est sur ce sophisme (“le pouvoir du peuple met en danger la démocratie”) que repose toute l’entreprise du juge Barak et de ses partisans, qui a ainsi abouti au résultat paradoxal et totalement illogique, que les “défenseurs de la démocratie” (substantielle) sont devenus les pourfendeurs de tous les organes de la démocratie (formelle): gouvernement, Knesset, et pouvoir des élus en général.

 

C’est ainsi qu’il faut comprendre le débat actuel sur le limogeage de la conseillère juridique du gouvernement ou du patron du Shin Beth. Aux yeux des partisans de la “démocratie substantielle” théorisée par le juge Barak, il est interdit au gouvernement élu de destituer des fonctionnaires non élus, qui incarnent selon eux le dernier rempart de la “démocratie” contre le soi-disant "danger" que représente le pouvoir du peuple. Derrière cette affirmation – en elle-même scandaleuse – se cachent, comme nous le verrons, plusieurs motivations encore plus scandaleuses, qui vont du refus du principe de la majorité au mépris pour le “peuple” et pour tous ceux qui représentent autre chose que l’ancienne élite laïque ashkénaze de gauche. (à suivre…)

P. Lurçat

 

[1] Je renvoie à mon livre Quelle démocratie pour Israël ? pour un exposé de la Révolution constitutionnelle de 1992.

Pouvoir du peuple ou pouvoir des élites ? La question centrale du débat politique israélien

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Démocratie de la majorité ou “démocratie des valeurs?” Pierre Lurçat

March 28 2023, 11:57am

Posted by Pierre Lurçat

Aharon Barak

Aharon Barak

La Révolution constitutionnelle de 1992 et ses fondements idéologiques (I)

Pour comprendre comment la réforme judiciaire lancée il y a trois mois a été suspendue sous la pression de la rue et du « Deep State » israélien, il faut revenir quatre décennies en arrière, aux débuts de la Révolution constitutionnelle du juge Aharon Barak. C’est en effet ce dernier qui a imposé sa vision prémonitoire d’une « démocratie des valeurs », préférable selon lui à la démocratie de la majorité. Extrait de mon nouveau livre à paraître après Pessah. P.I.L.

NB J’étais ce matin l’invité de Daniel Haïk sur Radio Qualita pour commenter le discours de Benjamin Nétanyahou.

 

C’est seulement avec l’arrêt Bank Mizrahi de 1995 que la signification véritable des deux lois fondamentales de 1992 est apparue au grand jour. Dans cet arrêt, la Cour suprême a été appelée à examiner la question de savoir si la Knesset possédait ou non le pouvoir d’élaborer une Constitution et de limiter ainsi sa propre autorité législative (en s’interdisant de légiférer des lois anticonstitutionnelles), et si les lois fondamentales promulguées par la Knesset jouissaient d’un statut supra-législatif. Dans son avis majoritaire (celui du juge Barak), la Cour suprême a jugé que le pouvoir de la Knesset d’adopter une Constitution découlait de son pouvoir constituant.

 

Le juge Barak fonde son jugement sur la considération suivante, qui éclaire d’un jour particulier l’ensemble de la Révolution constitutionnelle qu’il a menée : « Une démocratie de la majorité seule, qui ne s’accompagne pas d’une démocratie de valeurs, n’est qu’une démocratie formelle et statistique. La vraie démocratie limite le pouvoir de la majorité afin de protéger les valeurs de la société ». Cette phrase, qui ne concerne pas directement le sujet de l’arrêt Bank Mizrahi, donne une des clés d’interprétation de la vision du monde du juge Barak en général et de sa conception de la démocratie en particulier, qui est aujourd’hui largement partagée par les opposants à la réforme judiciaire. Pour la résumer, nous pourrions dire qu’elle renferme une conception de la démocratie différente de la conception traditionnelle.

 

Ainsi, quand Barak oppose la « démocratie de la majorité » à la « démocratie des valeurs », il sous-entend que la majorité seule ne suffit pas à définir le régime démocratique, tel qu’il le conçoit. A ses yeux, le principe de la majorité n’est qu’une coquille vide, s’il ne s’accompagne pas de la « vraie démocratie », celle des valeurs. Cette opposition rappelle celle, d’inspiration marxiste, entre « démocratie formelle » et « démocratie réelle ». Aharon Barak n’a pourtant rien d’un marxiste, même si la manière dont il a théorisé et mené à bien la Révolution constitutionnelle, seul et sans demander l’avis de quiconque, peut faire penser aux autres grands théoriciens des révolutions des siècles passés.

 

« Démocratie de la majorité » ou « démocratie des valeurs » ?

 

L’idée que la « vraie démocratie limite le pouvoir de la majorité, afin de protéger les valeurs de la société » semble aujourd’hui aller de soi. Plus encore, pour beaucoup de nos contemporains, l’essence même de la démocratie réside précisément dans ces « valeurs de la société », bien plus que dans les règles de fonctionnement et dans les principes constitutifs du régime démocratique, qui sont considérés comme presqu’insignifiants. N’est-ce pas ce que nous disent aujourd’hui les opposants à la réforme judiciaire en Israël, qui manifestent au nom des droits de l’homme, mais aussi des droits des femmes, des droits LGBT, des droits des migrants, etc. ? Ces droits catégoriels, en particulier, semblent exprimer à leurs yeux la quintessence de la démocratie, bien plus que les élections libres et démocratiques et leur résultat… (Surtout, bien entendu, quand ce résultat est contraire à leurs opinions politiques).

 

Cette nouvelle conception de la démocratie, qui tend à s’imposer récemment en Occident et qui correspond à la notion d’un « Etat des droits » plutôt que d’un Etat de droit, est problématique pour au moins deux raisons. La première, qui a été souvent relevée depuis plusieurs décennies, tient au fait qu’elle évacue la notion essentielle du bien commun, pilier de la démocratie dans son acception classique, au profit des intérêts catégoriels. Bien entendu, on peut légitimement considérer que le bien commun consiste précisément à voir défendus la somme de tous les intérêts catégoriels… Mais l’inconvénient d’une telle définition est évident : que faire lorsque certains intérêts catégoriels entrent en conflit les uns avec les autres? C’est précisément ce qui se produit lorsque la Cour suprême doit trancher, par exemple, entre les droits des habitants des quartiers Sud de Tel-Aviv et ceux des migrants. Je laisse le lecteur deviner quels sont les droits auxquels elle donne la préférence…

 

La deuxième raison est plus essentielle encore. Si l’on admet que la démocratie est aujourd’hui « substantielle » et non plus « formelle », c’est-à-dire définie par la défense des « valeurs de la société », qui est habilité à définir ces valeurs ? Et comment faire lorsqu’elles ne sont pas partagées par tous et qu’apparaissent des conflits de valeurs? Le danger que renferme la conception d’Aharon Barak à cet égard réside précisément dans le fait qu’il considère que le juge est seul habilité à définir, apprécier et interpréter ce que sont ces « valeurs de la société »... C’est en effet la clé du rôle novateur qu’il attribue au juge, dans ses écrits théoriques sur le sujet comme dans ses jugements. A ses yeux, le juge est l’interprète des valeurs sociétales, et c’est à ce titre qu’il s’est arrogé le droit d’annuler des lois de la Knesset.

 

(Extrait de mon livre Gouvernement du peuple ou gouvernement des juges ? à paraître aux éditions L’éléphant, avril 2023).

Démocratie de la majorité ou “démocratie des valeurs?” Pierre Lurçat

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