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Comment la Cour suprême est devenue le premier pouvoir en Israël, Pierre Lurçat

December 20 2021, 10:34am

Posted by Pierre Lurçat

Je publie ici un extrait de ma contribution au colloque “Où va la démocratie?” organisé par Shmuel Trigano en décembre 2020. J'y analyse le processus par lequel la "Révolution constitutionnelle" menée par le juge Aharon Barak dans les années 1990 a abouti à faire de la Cour suprême le premier pouvoir en Israël. L’ensemble de l’article paraîtra dans le numéro 67 de la revue Pardès, janvier 2022.

 

Le langage du droit au service d’une oligarchie

 

La grande supercherie des tenants de la Révolution constitutionnelle consiste à parler sans cesse le langage du droit. Ils n’ont que ce mot à la bouche : l’État de droit (Shilton ha-Hok). Que veut dire au juste cette expression? Selon Naomi Levitsky, «aux yeux de Barak, les dirigeants n’ont pas de pouvoir en eux-mêmes, ils ne l’acquièrent que du peuple et de la loi. Les dirigeants sont au service du peuple dans les limites de la loi ». Mais comme toujours, il faut lire entre les lignes ce que Barak ne dit pas.

 

En réalité, le peuple n’a pas de légitimité dans la conception juridico-politique de Barak. Seule la loi est légitime. Mais encore faut-il qu’elle soit interprétée par le juge qui seul est capable de la comprendre et de la «dire » au peuple ignorant... Comme il l’explicite dans ses écrits sur le rôle du juge en démocratie, le juge ne doit pas seulement appliquer ou interpréter la loi. Il est créateur de droit... En vérité, dans la conception du droit de Barak, le juge a le dernier mot en matière d’interprétation, d’application de la loi et même en matière de législation, puisque la Cour suprême israélienne s’est arrogé le pouvoir exorbitant (qui ne lui a jamais été conféré légalement) d’annuler toute loi de la Knesset, y compris des Lois fondamentales (affaire en cours concernant la Loi sur l’État nation).

 

Aharon Barak

 

Dans une démocratie, la loi exprime la volonté populaire et la souveraineté du peuple. Dans la conception de Barak, au contraire, la loi reste l’apanage d’une minorité «éclairée », seule capable et méritoire de l’interpréter et de la comprendre. Il y a là une immense régression anti-démocratique, passée inaperçue en 1992 et dont nous voyons aujourd’hui les fruits. Ce n’est pas seulement que la loi soit devenue trop «technique», comme on l’entend souvent dire dans les pays occidentaux, c’est aussi que le peuple est par nature incapable de comprendre et de faire la loi !

 

On mesure ici combien la Loi juive, révélée par Moïse au peuple tout entier, est infiniment plus démocratique que le droit israélien réinterprété par Aharon Barak lors de la Révolution constitutionnelle : la loi révélée au Sinaï était accessible au plus élevé des Prophètes comme à la dernière des servantes, comme l’enseigne la Tradition juive. Chez Barak et ses partisans, au contraire, seul le «juge éclairé» est capable de comprendre la Loi...

 

Aharon Barak est, on le voit, le contraire d’un démocrate. Il revendique ouvertement une conception élitiste et oligarchique, et presque monarchique de la politique. À ses yeux, un « souverain éclairé » vaut mieux qu’une majorité aveugle (En cela, il a été un précurseur... Que nous disent en effet aujourd’hui les manifestants anti-Nétanyahou, avec leur slogan «Tout sauf Bibi », sinon que la majorité se trompe et qu’elle n’a pas le droit d’imposer ses vues à une minorité éclairée ?).

 

Comment en est-on arrivé là?

 

1 – Sous la houlette du juge Barak, la Cour suprême israélienne est devenue l’instrument de la poursuite de la domination des anciennes élites (celles d’avant le changement de pouvoir de 1977), comme l’explique le professeur Menahem Mautner dans un ouvrage éclairant. Alors que certains dirigeants du Likoud étaient favorables, avant 1977, à l’adoption d’une Constitution qui servirait de rempart contre l’hégémonie du pouvoir travailliste, dans les faits, la Cour suprême israélienne est ainsi devenue l’instrument de la poursuite de cette hégémonie.

 

Signature des accords d’Oslo

 

En réalité, la Cour suprême israélienne est devenue non seulement l’instrument des anciennes élites (incarnées par le Parti travailliste et le mouvement kibboutzique) mais aussi et surtout, celui des élites post-sionistes, qui étaient hostiles à la fois à la droite religieuse et aussi aux partisans de l’ancien consensus sioniste de gauche. Ce n’est pas un hasard si la Révolution constitutionnelle a largement coïncidé avec la «révolution culturelle» concomitante aux accords d’Oslo, au début des années 1990.

 

Ce que ces deux événements majeurs ont signifié, dans l’Israël de la fin du xxe siècle, en proie à la montée de l’individualisme et à la fin des idéologies et du sionisme socialiste, était avant tout la montée en puissance des idées post-sionistes et la tentative d’imposer par le pouvoir judiciaire et par des accords politiques arrachés à une majorité très courte leurs conceptions radicales.

 

2 – Qui représente la Cour suprême israélienne ? 

 

Du point de vue sociologique, les juges de la Cour suprême israélienne représentent une minorité radicale et coupée du peuple (la « cellule de Meretz qui siège à la Cour suprême israélienne » selon l’expression d’un commentateur israélien). Significativement, la tentative d’introduire un semblant de diversité dans les opinions représentées à la Cour suprême n’a pas remis en cause l’hégémonie des Juifs ashkénazes laïcs de gauche. Aharon Barak a ainsi créé l’expression de «Test Bouzaglou », dans laquelle Bouzaglou désigne l’homo qualunque israélien. Il s’est défendu dans un livre d’avoir ce faisant voulu stigmatiser les Juifs orientaux, mais il n’en demeure pas moins que le nom de Bouzaglou n’a pas été choisi au hasard. Dans la vision du monde d’A. Barak (comme dans celle d’Hannah Arendt au moment du procès Eichmann) il existe une hiérarchie bien définie dans la société juive israélienne. L’élite est toujours celle des Juifs allemands.

 

Hannah Arendt

 

3 – Un autre élément d’explication important est le processus par lequel la Cour suprême israélienne est devenue l’instrument des minorités actives et de gouvernements étrangers qui les soutiennent et les financent. Des gouvernements étrangers se sont ainsi immiscés dans le débat politique israélien en utilisant la Cour suprême israélienne comme un véritable cheval de Troie, par le biais de multiples ONG à financement étranger, comme en attestent les innombrables pétitions de « justiciables palestiniens » manipulés par Chalom Archav, Breaking the silence, etc.

 

Des valeurs étrangères au peuple d’Israël

 

Ruth Gabizon avait affirmé que : «La Cour suprême devrait élaborer et renforcer les valeurs qui sont partagées par la société qu’elle sert, valeurs reflétées par les lois de cette société – et non telles qu’envisagées  par les juges à titre personnel ou en tant que représentants de valeurs sectorielles »... La réflexion de Gabizon appelle deux remarques. Tout d’abord, peut-on encore affirmer aujourd’hui que la Cour suprême israélienne sert la société ou qu’elle est au service de la société ? En réalité, pour que la Cour suprême soit au service de la société israélienne et de ses valeurs, encore faudrait-il que les juges qui siègent à Jérusalem connaissent les valeurs de la société dans laquelle ils vivent et qu’ils les respectent un tant soit peu... Est-ce le cas aujourd’hui ?

 

À de nombreux égards, la Cour suprême israélienne représente et défend aujourd’hui des valeurs étrangères au peuple d’Israël : celles de l’assimilation, du post-sionisme et du postmodernisme, etc. Elle s’attaque régulièrement dans ses décisions non seulement aux droits des Juifs sur la Terre d’Israël, mais aussi au mode de vie juif traditionnel et aux valeurs de la famille juive. On peut affirmer, au vu des arrêts de la Cour suprême israélienne depuis 30 ans, qu’elle incarne le visage moderne des Juifs hellénisants de l’époque des Maccabim. Il y a évidemment des exceptions. Rappelons le cas du juge Edmond Lévy, qui rédigea l’opinion minoritaire lors de l’expulsion des habitants Juifs du Goush Katif.

Pierre Lurçat

© Pardès. 

L’ensemble de l’article paraîtra dans le numéro 67 de la revue Pardès, janvier 2022.

https://www.inpress.fr/livre/pardes-n67-ou-va-la-democratie-suivi-de-le-mythe-andalou-et-de-le-concept-deretz-israel/

 

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La Houtspa sans limite de la Cour suprême israélienne

July 15 2021, 10:48am

Posted by Pierre Lurçat

La Cour suprême d’Israël a dernièrement pris deux décisions très remarquées sur deux dossiers importants et lourds de conséquences. Le premier, la Loi “Israël - Etat-nation du peuple Juif”, a fait l’objet d’une décision de 10 juges sur 11 (l’avis minoritaire étant celui du Juge arabe chrétien Georges Kara), qui a rejeté les pourvois formés contre cette Loi fondamentale par des associations antisionistes, soutenues par l’Union européenne notamment.

 

Dans la deuxième décision, emblématique elle aussi, la Cour suprême a fait droit au recours des associations LGBT en se prononçant en faveur de la GPA pour les couples homosexuels, plaçant ainsi Israël en pointe des pays qui autorisent cette pratique controversée (qui est interdite en France). J’ai évoqué ces deux décisions au micro de Daniel Haïk de Studio Qualita.

 

 

Le point commun entre ces deux décisions, apparemment contradictoires, est que la Cour suprême s’érige dans les deux cas en arbitre ultime - et pour ainsi dire exclusif - du débat public et politique sur des sujets cruciaux, qui touchent aux valeurs et aux normes fondamentales de l’Etat et de la société israélienne, valeurs sur lesquelles il n’existe aucun consensus.

 

En l’absence de tout consensus - et en l’absence même d’une Constitution qui l’autoriserait à mener un “contrôle de constitutionnalité” - la Cour suprême s’est ainsi arrogée, avec une arrogance inégalée dans aucun autre pays - le droit d’invalider des lois de la Knesset (y compris des Lois fondamentales), sans aucun mandat légal pour le faire (comme le reconnaît dans son avis un des juges ayant participé à la décision sur la Loi Israël Etat-nation, David Mintz).

 

L’actuelle présidente de la Cour Suprême, Esther Hayut:

Une “houtspa” sans limite

 

Poursuivant sur la lancée du Juge Aharon Barak (1), instigateur de la “Révolution constitutionnelle” dans les années 1990 et partisan d’un activisme judiciaire sans limite, la présidente Esther Hayout entend ainsi préserver le pouvoir exorbitant que s’est arrogée la Cour suprême et développer la politique arrogante par laquelle celle-ci s’est transformée en premier pouvoir, au mépris de la Knesset, du gouvernement et des principes fondamentaux de toute démocratie authentique.

P. Lurçat

 

(1) Sur le juge Barak et sa “Révolution constitutionnelle”, je renvoie le lecteur aux articles suivants: “Aharon Barak et la religion du droit”. (partie I) et “Le fondamentalisme juridique au coeur du débat politique israélien” (Partie II), ainsi qu’à mon intervention au Colloque de Dialogia “Où va la démocratie israélienne?”, devant faire l’objet d’une publication dans le prochain numéro de la revue Pardès.

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VIENT DE PARAÎTRE - Les mythes fondateurs de l’antisionisme contemporain

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Comment la Cour suprême a pris le pouvoir en Israël : intervention au colloque Dialogia sur la démocratie

December 6 2020, 08:21am

J'ai le plaisir d'intervenir dans le colloque qui se tiendra demain soir (lundi) :

 

Où va la démocratie?


Dialogia a le plaisir de vous inviter
à sa prochaine conférence
le 07 décembre 2020

 

De 18.00 à 22.00 (heure d'Israël) sur internet,
via la plateforme ZOOM

INSCRIPTION ICI

https://us02web.zoom.us/webinar/register/WN_7_gVGFTrQkC_nI8I14Oylw

PROGRAMME DE LA CONFERENCE

18h00-18h15 : Introduction - Shmuel Trigano, Le grand renversement, Qu'est-ce qui a changé dans l'univers démocratique ?

18h15- 19h15 : La politique des identités -

18h15-18h45 : Haïm Navon : Pourquoi la politique des identités estelle un danger pour l’identité * -

18h45-19h15 : Rachel Israël, « Malaise dans la Culture » : de l’essai de Freud à l’actualité sociétale

19h15- 20h15 : L'homme et le citoyen -

19h15-19h45 : Gadi Taub, Politique d’immigration et montée du libéralisme anti-démocrate * -

19h45-20h15 : Shmuel Trigano, La figure de l'"homme": des deux Déclarations universelles à nos jours

20h15- 21h45 : Etat des lieux israéliens -

20h15-20h45 : Pierre Lurçat, Le pouvoir judiciaire contre le peuple : Comment la Cour suprême est devenue le premier pouvoir en Israël -

20h45-21h15 : Mordekhai Nisan, La démocratie israélienne – idéologie, citoyenneté et guerre * -

21h15-21h45 : Ronen Shoval, Perspectives croisées : la tradition moderne et l'héritage politique du judaïsme *

21h45-22h00 : Débat et Conclusion

https://dialogia.co.il/wp-content/uploads/2020/11/Programme-confe%CC%81rence-FR-FINAL.pdf

La démocratie est couramment invoquée dans le débat public, souvent en vertu d'arguments contradictoires. Il n'est pas sûr que ceux qui la convoquent pour légitimer leur parti-pris en aient la même définition mais ce qui est sûr c'est que la démocratie telle qu'elle est vécue n'est plus ce qu'elle était il y a 50 ans. Si l'équilibre des pouvoirs lui-même est ébranlé par les nouvelles technologies, c'est surtout la société qui s'est éloignée du régime démocratique, censé la porter. Le domaine sociétal, le domaine des fondements, sont concernés, comme celui de la redéfinition de la famille, du sexe, de l'identité, du citoyen, du vivant, de la Terre, de la légitimité... Les droits du citoyen ont été relégués dans les marges au nom des droits de l'homme. Mais quel homme ? Est-on toujours en « démocratie » ? En son nom, ne nous dirigeons-nous pas vers sa fin, ou à tout le moins sa mutation inquiétante ? Et cette dérive ne nous dit rien d'une autre crise, cette fois-ci politique, qui frappe le régime démocratique lui-même et dans laquelle le peuple, le demos, se voit ravalé au "populisme" et la majorité parlementaire au "fascisme".

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Ruth Bader Ginsburg, Israël et le “Tikkun Olam” : La falsification d’un concept juif

September 23 2020, 14:16pm

Posted by Pierre Lurçat

 

Une femme d’exception, captivant biopic consacré à Ruth Bader Ginsburg, juge à la Cour suprême des Etats-Unis décédée la semaine dernière, relate le parcours exceptionnel de cette fille d’immigrants juifs de Russie, devenue professeur de droit puis juge de la plus haute juridiction, au sein de la plus grande démocratie au monde. Au-delà de la success-story, caractéristique de la grande nation américaine et des chances qu’elle sait offrir aux meilleurs de ses enfants, le film montre surtout comment la juge Bader Ginsburg a fait évoluer le droit américain, en tant que membre de l’American Civil Liberties Union, en prenant pour cibles des lois discriminatoires contre les femmes et en transformant la Cour suprême en instrument d’empowerment et d’amélioration de la condition féminine.

 

 

La Cour suprême américaine est effectivement devenue, depuis le début des années 1970 notamment, un formidable instrument de transformation politique et sociétale. Non contente de “dire le droit” et d’interpréter les textes votés par les deux chambres du Congrès, elle est devenue créatrice de droit, et son pouvoir excède - sur de nombreux sujets, souvent essentiels - celui des élus du peuple siégeant au Capitole. Et c’est là que, comme le proclame l’affiche du film, “son histoire a changé l’histoire” et que l’itinéraire de la petite Ruth Ginsburg quitte la petite histoire, pour entrer dans la grande. Le récit de cette évolution et de la montée en puissance de la Cour suprême est sans doute une des pages les plus intéressantes de l’histoire américaine récente, et aussi de l’histoire des démocraties occidentales en général (1).

 

Bader Ginsburg et Israël : une relation ambivalente

 

Interrogé sur les ondes de la radio de Tsahal, au lendemain de Rosh Hashana, l’ancien président de la Cour suprême d’Israël Aharon Barak a refusé de se prononcer pour ou contre la politique du président Trump, au grand dépit du journaliste qui l’interrogeait. Mais il lui a confié deux remarques, bien plus intéressantes qu’un énième témoignage de Trump-bashing : il a révélé que la juge Bader Ginsburg “admirait beaucoup la Cour suprême israélienne” et qu’elle “partageait avec lui (Barak) la même conception du rôle du juge pour interpréter la loi”. En réalité, la relation qu’entretenait Ruth Bader-Ginsburg avec Israël était - de l’aveu même du journal Ha’aretz - une relation marquée par une proximité ambivalente, comme celle de l’ensemble de la gauche juive américaine. 



 

Bader Ginsburg recevant le Prix Genesis des mains du juge 

Aharon Barak à Jérusalem (à gauche, Esther Hayot)



 

Evoquant ses origines juives, lors d’une soirée donnée en son honneur à la cinémathèque de Jérusalem, Bader Ginsburg expliquait ainsi comment “le concept de tikkun olam” avait marqué son héritage juif. Pour comprendre tout ce que cette petite phrase signifie, il faut s’arrêter sur le concept de Tikkun Olam. Il s’agit en effet d’un véritable mot-codé, dont le signifiant - pour un large pan du judaïsme américain - va bien au-delà de sa traduction littérale : “réparation du monde”. En réalité, comme l’explique Jonathan Neumann dans un essai passionnant paru en 2018 (2), il s’agit d’un concept-clé pour comprendre les engagements politiques de la gauche juive américaine et sa participation au mouvement en faveur de la “justice sociale” : en somme, tout ce que représentait Bader Ginsburg.

 

Tikkun Olam : falsification et politisation d’un concept juif

 

Historiquement, ce concept est étroitement lié au mouvement de la Réforme juive, né en Allemagne et implanté aux Etats-Unis au début du XIXe siècle. Mais le Tikkun Olam a progressivement conquis des cercles toujours plus larges du judaïsme américain, du mouvement reconstructionniste au judaïsme conservative, et jusqu’à certaines franges de l’orthodoxie. Or, selon Neumann, l’histoire de cette réussite conceptuelle est avant tout celle d’une falsification : en effet, explique-t-il, la notion hébraïque authentique du Tikkun Olam n’a rien à voir avec le combat pour la justice sociale de la gauche juive américaine. L’expression, qui apparaît dans le texte originel de la prière Aleynou, récitée trois fois par jour, signifie en effet “établir le monde sous le Royaume de Dieu” (לתכן עולם) et non pas “réparer le monde (לתקן עולם) en tant que Royaume de Dieu” (3). Selon Neumann, plusieurs anciens livres de prières, yéménites notamment, comporteraient encore la version originale, לתכן עולם.

 

Mais plus encore que cette transformation linguistique, c’est l’utilisation politique qui a été faite du Tikkun Olam qui est lourde de conséquences. Aux yeux des militants juifs de la gauche américaine, la notion de Tikkun Olam a permis de donner un tampon de légitimité (ou de cacherout) à leurs engagements les plus éloignés du judaïsme traditionnel, contre la guerre au Vietnam ou pour un Etat palestinien. Ainsi, un activiste juif radical, Michaël Lerner, (qui s’était marié devant une pièce montée ornée du slogan “Détruisons la monogamie”, en échangeant des anneaux fabriqués à partir du fuselage d’un avion abattu par les Vietcongs) (3), a donné le nom de Tikkun à son magazine, visant à “réparer et transformer le monde” selon l’agenda de la gauche juive la plus radicale. 


 

 

Comme l’avait fait remarquer il ya déjà longtemps le rédacteur en chef de la revue juive américaine Commentary, Norman Podhoretz, le judaïsme liberal américain est devenu à de nombreux égards une nouvelle religion (ce qui n’est pas étonnant si l’on considère sa filiation avec la Réforme juive allemande, visant à faire du judaïsme une “copie” du protestantisme de l’époque). En faisant du Tikkun Olam l’aleph et le tav de leur conception du judaïsme, ces militants juifs américains ont effectivement donné naissance à une nouvelle religion politique, qui n’a pas grand chose à voir avec la tradition juive. Quel rapport avec la juge Bader Ginsburg? 

 

Au-delà de son combat méritoire pour l’empowerment des femmes américaines, celle-ci est devenue un symbole et une icône de la gauche juive et de l’ensemble du camp “liberal” aux États-Unis. Or les Juifs “liberal”, à l’encontre des militants juifs révolutionnaires du début du 20e siècle - qui avaient renoncé à leur judaïsme pour embrasser la Révolution - prétendent jouer sur les deux tableaux ou “danser dans deux mariages à la fois” : ils voudraient faire passer leur engagement politique pour l’expression la plus authentique du “message juif” bien compris (5). Au nom du “tikkun Olam”, la gauche juive aux Etats-Unis (et ailleurs) s’est ainsi livrée à une véritable captation d’héritage du judaïsme, ou pour reprendre l’expression de Jonathan Neumann, à un “rebranding du marxisme en judaïsme”.

 

Le judaïsme, est-il besoin de le préciser, n’est ni de gauche ni de droite, concepts politiques réducteurs dans lesquels on ne peut enfermer la tradition vivante d’Israël. Mais la récupération politique de la notion de Tikkun Olam et de “justice sociale” par la gauche juive américaine ne saurait effacer l’appel à la justice de la Bible hébraïque et des Prophètes, qui va bien au-delà d’un quelconque engagement politique partisan. Car l’idéal d’une société juste, en Israël,et ailleurs, reste encore à accomplir, et aucun parti ou mouvement ne peuvent s’en arroger l’exclusivité, de même qu’ils ne peuvent s’en affranchir. לשנה טובה תכתבו ותחתמו

Pierre Lurçat

 

(1) Sur cette évolution dans le cas israélien, je renvoie à mes articles sur le sujet, et notamment http://vudejerusalem.over-blog.com/2020/03/comment-la-cour-supreme-a-pris-le-pouvoir-en-israel-1-le-fondamentalisme-juridique-au-coeur-du-debat-politique-israelien-actuel-pier

(2) J. Neumann, To heal the World? All point book 2018, sous-titré : “Comment la gauche juive corrompt le judaïsme et met en danger Israël”.

(3) Voir aussi sur ce sujet, Mitchell First, “Aleinu: Obligation to Fix the World or the Text?”, http://www.hakirah.org/Vol%2011%20First.pdf 

(4) Anecdote rapportée par Jonathan Neuman dans son livre To Heal the World?.

(5) On trouve un exemple quelque peu similaire en France avec la femme-rabbin Delphine Horvilleur, représentante très médiatisée d’un judaïsme-soft et politiquement correct, qui donne un “parfum” de judaïsme aux idées progressistes les plus en vogue.

 

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Conférence Dialogia à Tel-Aviv : Où va la démocratie ?

February 26 2020, 13:59pm

Posted by Pierre Lurçat

Je participerai à la conférence organisée par Dialogia le 15 mars prochain à Tel Aviv :

Dialogia a le plaisir de vous inviter
à sa prochaine conférence
à Tel Aviv le 15 mars 2020

 

De 18.00 à 22.00 à Zoa House, Beit Tzionei America, Ibn Gvirol 26, Tel Aviv

La démocratie est couramment invoquée dans le débat public, souvent en vertu d'arguments contradictoires. Il n'est pas sûr que ceux qui la convoquent pour légitimer leur parti-pris en aient la même définition mais ce qui est sûr c'est que la démocratie telle qu'elle est vécue n'est plus ce qu'elle était il y a 50 ans. Si l'équilibre des pouvoirs lui-même est ébranlé par les nouvelles technologies, c'est surtout la société qui s'est éloignée du régime démocratique, censé la porter. Le domaine sociétal, le domaine des fondements, sont concernés, comme celui de la redéfinition de la famille, du sexe, de l'identité, du citoyen, du vivant, de la Terre, de la légitimité... Les droits du citoyen ont été relégués dans les marges au nom des droits de l'homme. Mais quel homme ? Est-on toujours en « démocratie » ? En son nom, ne nous dirigeons-nous pas vers sa fin, ou à tout le moins sa mutation inquiétante ? Et cette dérive ne nous dit rien d'une autre crise, cette fois-ci politique, qui frappe le régime démocratique lui-même et dans laquelle le peuple, le demos, se voit ravalé au "populisme" et la majorité parlementaire au "fascisme".

https://dialogia.co.il/wp-content/uploads/2020/02/Programme-confe%CC%81rence-FR-Ou-va-la-d%C3%A9mocratie-Dialogia.pdf

PROGRAMME DE LA CONFERENCE

17h45-18h00 : Accueil - 18h00-18h15 : Shmuel Trigano, Une crise mondiale, une introduction - 18h15-18h45 : Shmuel Trigano, L’éclipse du citoyen - 18h45-19h15 : Haïm Navon : Pourquoi la politique des identités estelle un danger pour l’identité * - 19h15-19h45 : Rachel Israël, « Malaise dans la Culture » : de l’essai de Freud à l’actualité sociétale 19h45-20h15 : COCKTAIL -

20h15-20h45 : Gadi Taub, Politique d’immigration et montée du libéralisme anti-démocrate * - 20h45-21h15 : Mordekhai Nisan, La démocratie israélienne – idéologie, citoyenneté et guerre * - 21h15-21h45 : Pierre Lurçat, Le pouvoir judiciaire contre le peuple : Comment la Cour suprême est devenue le premier pouvoir en Israël 21h45-22h00 : Débat et Conclusion

 

Conférence Dialogia à Tel-Aviv : Où va la démocratie ?

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Vers un gouvernement des juges en Israël?

December 31 2019, 09:25am

Posted by Pierre Lurçat, Richard Darmon

A la veille de la décision dramatique de la Cour suprême, censée décider si le Premier ministre B. Nétanyahou "a le droit" de former une coalition après les prochaines élections, je reviens au micro de Richard Darmon sur le processus par lequel la Cour suprême d'Israël est devenue le "premier pouvoir" et s'est arrogée des compétences exhorbitantes, y compris celle d'annuler toute loi de la Knesset et toute décision du gouvernement ou d'un autre organe élu. Histoire d'un véritable putsh judiciaire.

Ecouter l'émission ici

https://www.youtube.com/watch?v=aMm1YHk0ZRc

https://www.youtube.com/watch?v=aMm1YHk0ZRc

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« L’arrogance élitiste de la Cour suprême »

December 27 2019, 13:15pm

Posted by Pierre Lurçat

Au micro de Daniel Haïk, j'évoque les derniers développements du bras de fer entre les pouvoirs exécutif et législatif israéliens et la Cour suprême, le Procureur général et les médias et les racines de l'affrontement actuel. 

Résultat de recherche d'images pour ""cour supreme" "pierre lurçat""

https://www.youtube.com/watch?v=Y7ZOONTT6zY

 

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La puéricultrice, le professeur de droit et le “peuple stupide” : Une fable politique israélienne

November 27 2019, 12:47pm

Posted by Pierre Lurçat

Deux informations figuraient lundi dernier en pages intérieures des journaux israéliens. La première faisait état d’une “puéricultrice” - une auxiliaire puéricultrice plus exactement - qui avait décidé de décrocher la photo du Premier ministre, Binyamin Nétanyahou, du mur du jardin d’enfants, et avait filmé cet acte “militant” pour le poster sur les réseaux sociaux. La seconde information faisait état des déclarations d’un professeur de droit, Mordehaï Kremnitzer, souvent présenté comme un “constitutionnaliste de premier rang”, qui a dit : “Seul un peuple stupide peut encore croire que M. Netanyahou doit demeurer à son poste”. Ces deux informations sont en réalité les deux revers d’un même phénomène, qu’on pourrait désigner comme le rejet de la démocratie au nom du "droit". 


 

Le Premier ministre israélien B. Nétanyahou

 

Quand la puéricultrice prétend retirer la photo de Nétanyahou “jusqu’à ce qu’il établisse son innocence”, elle montre son ignorance de la présomption d’innocence, laquelle est - il est vrai - bafouée depuis des années par les médias, avec la complicité de la police ou du ministère public qui les abreuvent incessamment de "fuites", dans le cas de Nétanyahou et dans de nombreux autres. Le sentiment de la puéricultrice est largement compréhensible, au vu du “blitz” médiatique auquel ont été soumis les citoyens israéliens, depuis l’annonce dramatique de l’acte d’accusation contre leur Premier ministre, faite par le procureur de l’Etat il y a quelques jours. En réalité, ce “blitz” dure depuis bien plus longtemps : des mois, et même des années. Le plus étonnant, dans ce contexte, c’est qu’une large partie du peuple d’Israël continue d’exprimer sa confiance à Nétanyahou, en dépit de ce lavage de cerveau quotidien auquel il est soumis jour après jour de la part des grands médias. (Ceux-là mêmes dont Nétanyahou est accusé d’avoir voulu “acheter” la complaisance…)

 

L’attitude du Pr Kremnitzer est plus préoccupante que celle de la puéricultrice. Car son affirmation, “seul un peuple stupide peut encore croire que Nétanyahou doit rester en fonction”, ne relève pas de l’ignorance, mais bien d’un aplomb et d’une ‘houtzpa caractéristiques de l’attitude de nombreux membres des élites médiatiques et judiciaires israéliennes. Le problème de Kremnitzer, pour dire les choses autrement, n’est pas qu’il ignore le droit, mais bien plutôt qu’il le connaît très bien et qu’il est prêt à déformer sciemment le sens obvie des lois de l’Etat d’Israël, pour les adapter à ses opinions politiques. La loi est en effet claire et limpide : d’après l’article 18 de la Loi fondamentale sur le gouvernement, seule la Knesset est habilitée à destituer un Premier ministre, et seulement une fois qu'il a été condamné pour une infraction déshonorante. Aucune disposition de loi n’oblige un Premier ministre à démissionner, pour la seule raison qu’il est inculpé ou qu’il fait l’objet d’un acte d’accusation. 

 

Et c’est là que réside le coeur du problème : si la loi est aussi claire, comment le Pr Kremnitzer peut-il qualifier de “stupide” le peuple, dont les attentes sont conformes à la loi? La réponse à cette question se trouve dans un livre écrit il y a déjà plusieurs décennies par un autre juriste distingué, le juge Aharon Barak, The judge in a democracy. Celui-ci se considère en effet  comme « créateur du droit » et donc comme au-dessus des lois – même fondamentales – comme il l’affirme explicitement dans ses nombreux écrits (1). On comprend dès lors l’affirmation du Pr Kremnitzer : le peuple est “stupide”, parce qu’il croit encore que les lois sont votées par la Knesset et inscrites dans le Sefer Hahoukim - le livre des lois de l’Etat d’Israël. Car ce qui compte, en définitive, n’est pas le texte de loi voté par la Knesset, mais l’interprétation qu’en donnent les juges à la Cour suprême et le Procureur de l’Etat (lesquels n’ont été élus par personne) !
 

Aharon Barak

 

Le Pr Kremnitzer est ainsi tout à fait représentatif de ces élites judiciaires - qui ressemblent de plus en plus à un Etat dans l’Etat (Deep State en anglais) - et qui ont franchi récemment toutes les lignes rouges de la démocratie et de l’Etat de droit, aveuglées par leur volonté d’en finir avec le pouvoir de Nétanyahou. Au premier rang d’entre elles, se trouve le Procureur de l’Etat, dont le cabinet s'est transformé en officine politique. Derrière le Procureur, il y  a la Cour suprême, qui est devenue le premier pouvoir en Israël depuis plusieurs décennies, depuis le jour où le juge Aharon Barak a décrété que “tout était justiciable” et où il s’est arrogé le pouvoir anticonstitutionnel d'interpréter comme bon lui semble ou d’abroger purement et simplement toute loi de la Knesset (2).

 

Et derrière le Procureur et la Cour suprême, il y a les grands médias israéliens (avec des exceptions, heureusement) qui se sont largement rangés derrière cette offensive politico-judiciaire, au nom du slogan “Tout sauf Bibi!”, qu’ils répètent comme un mantra depuis de nombreuses années. Comment sortir de cette situation ? La réponse n'est pas simple. Mais l'objectif, lui, est clair. Il faut défendre l’Etat de droit, et rétablir la souveraineté du peuple et de la Knesset et les prérogatives du pouvoir exécutif et législatif, largement entamées ces dernières années par un “pouvoir judiciaire” arrogant,  qui n’a pas sa place dans un régime démocratique (3). 

Dernière remarque : le professeur de droit a en commun avec la puéricultrice de prendre les citoyens israéliens pour des enfants. Mais le “peuple stupide”, méprisé par ces élites arrogantes, saura faire la différence entre les lois votées par la Knesset et les diktats que celles-ci veulent lui imposer au nom du “droit”. Car le peuple, quoi qu’en pensent M. Kremnitzer et consorts, n’est pas stupide.

Pierre Lurçat

 

(1) A. Barak, The Judge in a Democracy, Princeton University Press 2001.

(2) Sur les conceptions de A. Barak, voir “Aharon Barak et la religion du droit, le fondamentalisme juridique au coeur du débat politique israélien’”.

http://vudejerusalem.over-blog.com/2019/03/aharon-barak-et-la-religion-du-droit-i-le-fondamentalisme-juridique-au-coeur-du-debat-politique-israelien-actuel-pierre-lurcat.html

(3) Voir notre article, “Mettre fin au gouvernement des juges et rendre le pouvoir au peuple d’Israël”.http://vudejerusalem.over-blog.com/2017/09/mettre-fin-au-gouvernement-des-juges-et-rendre-le-pouvoir-au-peuple-israelien-pierre-lurcat.html

 

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Aharon Barak et la religion du droit (II) : Le fondamentalisme juridique au cœur du débat politique israélien actuel, Pierre Lurçat

March 25 2019, 07:55am

Posted by Pierre Lurçat

Suite de mon article sur le fondamentalisme juridique en Israël. (Lire la première partie ici).

 

Dans ses écrits sur le rôle du juge (8), Barak insiste ainsi sur le rôle créateur de droit du juge, tout en affirmant ne pas avoir “d’agenda politique”. “Lorsque je fais référence au rôle du juge, je n’entends nullement suggérer qu’il aurait un agenda politique. En tant que juge, je n’ai aucun agenda politique. Je ne m’engage pas dans la politique des partis, ni dans aucune autre forme de politique…” (On peut évidemment contester la sincérité de cette affirmation, et la rapprocher de la fameuse déclaration de Barak, pour justifier l’éviction de la candidate à la Cour suprême Ruth Gabison, une de ses plus farouches opposantes : “Elle a un agenda politique !”).

 

Barak a tenu des propos similaires dans le cadre de l’arrêt Zarzevski, qui abordait la légalité d’un accord de coalition conclu en 1990 entre le Premier ministre Itshak Shamir et le ministre des Finances, Itshak Modaï. “De par notre éducation juridique, notre expérience judiciaire et notre foi dans le droit, nous nous tenons comme un rocher solide, même lorsque les vents se déchaînent autour de nous, car nous autres juges, notre monde est fait de principes et de valeurs fondamentales et non de courants passagers et changeants”. Ces propos au ton imagé et quelque peu hautain lui valurent la réponse ironique du juge Menahem Elon : “J’envie mon confrère, qui a ce privilège, comme il en témoigne lui-même. Mais que faire-je, moi qui suis le plus humble des myriades de citoyens israéliens, je ne suis pas taillé dans la pierre et je suis quelque peu exposé, malgré moi, aux sentiments et aux courants passagers de la politique (9)”.

 

Le juge Menahem Elon, aux côtés d’Aharon Barak


 

L’opposition entre le juge Menahem Elon et le juge Aharon Barak

 

Au-delà de la controverse personnelle entre deux hommes que tout sépare, il y a là deux conceptions radicalement opposées de la fonction judiciaire et du rôle du droit dans la société israélienne. Il n’est pas inutile de dresser un rapide portrait des deux hommes, avant de nous arrêter sur leurs différends théoriques. Le premier, Aharon Barak, est né à Kovno, en Lituanie, en 1940, et a survécu à l’occupation allemande en se cachant dans le ghetto. Monté en Israël juste après la guerre, il étudie à l’université hébraïque de Jérusalem, puis à Harvard, avant de revenir à Jérusalem où il est nommé doyen de la faculté de droit en 1974.

 

Il devient ensuite procureur de l’Etat, inculpant plusieurs personnalités publiques haut-placées, dont le ministre Avraham Ofer (qui se suicide) et le Premier ministre Itshak Rabin (qui démissionne). Il est nommé juge à la Cour suprême en 1975 et devient son président en 1995, fonction qu’il occupera jusqu’à son départ en retraite en 2006. Il est l’inspirateur et le principal artisan de la “Révolution constitutionnelle”, expression désignant le rôle accru et considérable confié à la Cour suprême et son intervention grandissante dans la vie publique et politique en Israël depuis le début des années 1990 et le vote des Lois fondamentales sur la Dignité et la liberté de l’homme et sur la Liberté professionnelle.

 

Menahem Elon appartient à la génération précédente de juristes israéliens. Né en 1923 à Düsseldorf, dans une famille juive hassidique, il émigre en Israël avec ses parents en 1935. A l’âge de 16 ans, il est admis à la yeshiva Hébron, à Jérusalem, où il étudie pendant 6 années qu’il décrira bien plus tard comme les “plus belles années de sa vie”. Il est ordonné rabbin par les deux grands rabbins de l’époque, Itshak Herzog et Meir Uziel. C’est seulement à l’issue de ses études rabbiniques qu’il entreprend des études de droit, qu’il achève brillamment en 1948, année de la proclamation de l’Etat. Nommé procureur-adjoint de l’Etat, il est ensuite conseiller en droit hébraïque au ministère de la Justice. En 1973, il publie son oeuvre monumentale, Le droit hébraïque, son histoire, ses sources et ses principes (10). Il entre à la Cour suprême en 1977, et y reste jusqu’à son départ en retraite en 1993.


 

Menahem Elon à la yeshivat Hebron (premier en haut à gauche)


Ces biographies très succinctes mettent en évidence la différence considérable entre les deux hommes : Barak a été formé à l’école du droit laïc, nourri par les professeurs israéliens et américains et ses conceptions juridiques ont été influencées par son bref séjour à Harvard. Elon, de son côté, est un spécialiste reconnu du droit hébraïque millénaire, et la yéshiva a été, de son propre aveu, une expérience plus marquante que l’université. Ce n’est pas un hasard, par conséquent, si le différend fondamental qui opposera les deux hommes tout au long de leur carrière judiciaire portera sur la place du droit hébraïque dans le système judiciaire et juridique israélien. (A suivre).

P. Lurçat




 

Notes

8. Voir notamment A. Barak, The Judge in a Democracy, Princeton University Press 2001.

9. Cité par N. Levitsky, op. cit. p. 236.

10. Menahem Elon, Jewish Law: History, Sources, Principles, The Jewish Publication Society, 1994.

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Mettre fin au gouvernement des juges et rendre le pouvoir au peuple israélien, Pierre Lurçat

March 19 2019, 18:47pm

Posted by Pierre Lurçat

Je remets en ligne cette analyse, à l’occasion de la récente décision de la Cour suprême d’invalider la candidature de l’ancien député Michael Ben Ari (tout en validant celle du parti arabe radical Balad) et de la réaction de la ministre de la Justice Ayelet Shaked, qui a annoncé le plan de son parti La Nouvelle Droite pour juguler le pouvoir exorbitant que s’est arrogée la Cour suprême depuis l’époque du juge Aharon Barak. Sujet essentiel qui n’a pas fini d’occuper le débat politique israélien. P.L.

 

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Lors d’une récente conférence à Jérusalem, j’expliquai comment la Cour suprême était devenue le “premier pouvoir” en Israël, depuis la Révolution constitutionnelle inaugurée par le juge Aharon Barak au début des années 1990. Mon intervention donna lieu à deux réactions opposées : la première, celle d’un avocat français à la retraite, mit en question mes critiques de l’interventionnisme de la Cour suprême, faisant valoir que la Cour suprême était la garante de l’Etat de droit. La seconde, celle d’un membre de l’auditoire non-juriste, abonda dans mon sens en faisant remarquer que les juges n’étaient pas élus.

 

La réflexion de cet auditeur était en l’occurrence plus pertinente que celle du juriste : elle concerne en effet un aspect essentiel, et rarement évoqué, de la polémique liée à l’interventionnisme grandissant de la Cour suprême israélienne dans la vie publique de notre pays : le fait que le “pouvoir judiciaire” (notion en elle-même problématique) jouit d’une légitimité moindre que celle des pouvoirs législatif et exécutif, ce qui ne l’empêche pas de se comporter actuellement comme s’il était le premier - voire le seul - pouvoir.

 

 

Au cours des six derniers mois, nous avons ainsi vu la Cour suprême israélienne intervenir de façon régulière et massive dans le débat et la vie politiques, en annulant plusieurs lois de la Knesset, qui portaient sur des questions politiques et économiques de premier plan (loi sur l’expulsion des clandestins, loi sur la taxation du troisième appartement, loi sur la conscription des Juifs orthodoxes, etc.) Ce faisant, la Cour suprême s’est instaurée en premier pouvoir, c’est-à-dire en véritable “gouvernement des juges”, ce qui représente la négation des fondements de toute démocratie authentique.

 

Comme le rappelle Pierre Manent, spécialiste de philosophie politique, dans des pages très éclairantes d’un ouvrage paru il y a une quinzaine d’années *, la notion d’Etat de droit et celle de séparation des pouvoirs qui en découle, donnent lieu à de fréquentes fausses interprétations. En particulier, écrit-il, “On se trompe souvent sur la thèse de Montesquieu, ou on s’en fait une idée confuse. Il n’y a pas pour lui le pouvoir judiciaire. La forme et la fonction de celui-ci dépendent du régime politique. Dans le régime monarchique, dans la France du temps de Montesquieu, il importe que le judiciaire soit véritablement un pouvoir distinct et consistant, faute de quoi le régime serait despotique… Dans le régime républicain moderne, la fonction et la nature du judiciaire sont toutes différentes. La liberté y est produite et garantie par le jeu des deux autres pouvoirs (législatif et exécutif, P.L.) et par les effets que ce jeu induit. Le judiciaire n’y est donc pas le gardien de la liberté, comme il l’était dans la monarchie. Et même, pour aider à la liberté, il doit en quelque sorte disparaître comme pouvoir”.

 

 

La réflexion de P. Manent prend tout son sens lorsqu’on observe la situation israélienne et le déséquilibre des pouvoirs, qui existe depuis la “Révolution constitutionnelle” du juge Aharon Barak. Loin de "disparaître comme pouvoir", la Cour suprême y occupe aujourd'hui tout l'espace politique, s'imposant comme le premier pouvoir avec un mépris souverain pour tous ses adversaires. Cette situation a atteint actuellement son paroxysme, avec l’annulation de lois de la Knesset par la Cour suprême, qui est presque devenue l’activité quotidienne des juges siégeant à Jérusalem. Il n’est pas inutile de rappeler à ce sujet comment les Pères fondateurs et auteurs de la Constitution américaine définissaient les conditions de l’annulation d’une loi par un tribunal : “le pouvoir donné à une cour de déclarer nuls les actes législatifs ne peut se fonder que sur la supériorité de la Constitution, c’est-à-dire sur la souveraineté populaire, déclarée dans la Constitution” (Le Fédéraliste no. 78 cité par P. Manent, op. cit.)

 


 

Or dans le cas israélien, non seulement nous n’avons pas de Constitution fondant un tel pouvoir d’annulation des lois de la Knesset par les tribunaux, mais le recours aux Lois fondamentales (Loi fondamentale sur la Liberté et la Dignité de l’homme, entre autres) par la Cour suprême, depuis Aharon Barak, pour justifier l’annulation de lois votées par la Knesset ne repose pas sur la souveraineté populaire, exprimée dans l’adoption d’une Constitution formelle (comme celle des Etats-Unis), mais uniquement sur l’interprétation entièrement novatrice que le juge Barak a donnée aux lois fondamentales de 1992, en inférant de ces lois un pouvoir de “contrôle judiciaire” élargi, qui n’a jamais existé auparavant et n’a jamais été soumis au vote du peuple israélien.

 

En d’autres termes : le pouvoir d’annulation des lois est une invention des juges, soutenue par une partie de la “doctrine” (c’est-à-dire de l’université, mais également contestée par d’éminents juristes) et de certains médias, qui n’a jamais obtenu la sanction du vote populaire. La situation actuelle peut ainsi se définir comme un véritable “putsch judiciaire”, par lequel la Cour suprême s’est placée au-dessus des pouvoirs exécutif et législatif, au mépris de toutes les règles de la démocratie, réduisant quasiment à néant la souveraineté populaire pour instaurer un gouvernement des juges. Nous avons atteint le point de non-retour : il est impératif et urgent de mettre fin à cette situation pour redonner le pouvoir au peuple et à ses élus.

 

 

Aharon Barak

 

L’incroyable hybris de la nouvelle présidente de la Cour suprême, Esther Hayot est apparue, comme l’a rapporté Caroline Glick, dans un récent discours devant l’Ordre des avocats, au cours duquel Hayot a comparé le pouvoir des juges en Israël… et le pouvoir du Créateur de l’univers! Il ne s’agissait pas d’une simple métaphore. Aharon Barak lui-même avait déclaré que “tout est justiciable” (מלוא כל הארץ משפט) pour justifier son interventionnisme judiciaire, en reprenant délibérément une expression tirée de la prière juive. Comme l’avait bien remarqué le juge Menahem Elon, adversaire résolu d’Aharon Barak, la conception du droit de ce dernier est quasiment “religieuse”...** En réalité, seul le Juge suprême (שופט כל הארץ) peut se prévaloir de juger toute chose. Puisse-t-il éclairer nos dirigeants pour mettre fin à cette situation et “rétablir nos juges comme autrefois”! שנה טובה וגמר חתימה טובה


Pierre Lurçat

 

*  P. Manent, Cours familier de philosophie politique, Fayard 2002, p. 289-290.

** C’est une religion laïque, à l’instar du communisme, dont Barak partage le caractère totalitaire.

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