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Avi Gabaï et le parti travailliste : vers un retour de la gauche israélienne ?

October 18 2017, 11:56am

Posted by Pierre Lurçat

 

Les propos très commentés du nouveau dirigeant du parti travailliste, Avi Gabaï, selon lequel “une solution politique [au conflit] ne nécessite pas d’évacuer des localités” juives, ont suscité des réactions contradictoires. Comme le fait remarquer ce matin Haïm Shein dans les colonnes de Makor Rishon, la déclaration de Gabaï est comme un lointain écho des positions du “Mapaï historique” (acronyme signifiant “Parti des travailleurs d’Eretz Israël - מפלגת פועלי ארץ ישראל) créé en 1930. Beaucoup d’eau a coulé depuis sous les ponts du Jourdain et le parti travailliste actuel ne ressemble guère à son ancêtre d’autrefois.
 

 

Un des plus graves dommages causés par le processus d’Oslo - pendant le bref et dramatique intermède du retour de la gauche au pouvoir, entre 1992 et 1996 - aura été de porter un coup fatal à cette gauche d’antan, en l’entraînant dans une surenchère menée par des idéologues coupés des réalités du Moyen-Orient, qui ont réussi à imposer leurs conceptions radicales aux dirigeants du parti travailliste. Comme le relate Yigal Carmon, président de MEMRI et ancien conseiller de plusieurs Premiers ministres israéliens, dans un article passionnant sur l’histoire cachée des accords d’Oslo, Arafat, Yossi Beilin et Shimon Pérès ont amené Rabin à “transgresser tous les tabous et franchir toutes les lignes rouges”, en négociant avec l’OLP et en acceptant la création d’une entité arabe souveraine à l’ouest du Jourdain.

 


 

En imposant leurs vues au parti travailliste et à l’Etat d’Israël tout entier, les idéologues des accords d’Oslo n’ont pas seulement amené une catastrophe pour leur pays, dont le tribut sanglant versé sur l’autel de la “paix” n’est que l’aspect le plus visible. Ils ont aussi causé un préjudice quasiment irréversible au parti travailliste, phagocytée par son aile gauche, ce “camp de la paix” qui ressemble étonnamment aux “mouvements de la paix”, comme en connaissait l’ancien bloc soviétique. Une des nombreuses conséquences de ce bouleversement politique a été le désastreux épisode Kadima, qui s’est notamment traduit par la Deuxième Guerre du Liban.

 

L’élection d’Avi Gabaï - venu des rangs de la droite et apparemment soucieux de rapprocher son parti des couches populairs de l’électorat israélien - est peut-être le signe annonciateur d’un retour du parti travailliste vers les positions du Mapaï historique. A cet égard, Gabaï pourrait confirmer le mouvement de recentrage de la vie politique israélienne auquel on assiste ces dernières années. En abandonnant le discours convenu de la “solution à deux Etats”, les dirigeants des deux grands partis historiques d’Israël pourraient inaugurer un rééquilibrage de la vie politique israélienne, en ramenant au coeur du débat les questions cruciales - largement négligées depuis Oslo - qui touchent à la société et à l’économie israélienne.

 

Pierre Lurçat

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Bagats, la “Loi française” et la menace démographique - Trois observations sur la politique et l’actualité israélienne

October 16 2017, 14:20pm

Posted by Pierre Lurçat

La vie politique israélienne, qui ne s’est pas interrompue pendant la période des fêtes, a pris un coup d’accélérateur avec l’annonce très médiatisée de la police israélienne concernant les enquêtes en cours contre le Premier ministre Binyamin Nétanyahou. Cela fait certes des mois (des années?) que les médias israéliens annoncent régulièrement la chute prochaine du gouvernement en raison des enquêtes diligentées contre M. Nétanyahou… Plus intéressante que ces annonces répétées - qui relèvent largement de l’auto-persuasion - est l’information publiée aujourd’hui, selon laquelle la Knesset devrait examiner la semaine prochaine le projet d’introduire en Israël la “loi française” concernant l’immunité du Premier ministre en exercice. J’aurais l’occasion d’y revenir le moment venu.

 

Dans ce contexte, le récent jugement de la Cour suprême autorisant les manifestations hebdomadaires à proximité du domicile du procureur de l’Etat Mandelblit prouve une fois de plus - si besoin était - que la plus haute juridiction israélienne est tout sauf neutre et impartiale. Pendant des années en effet, la Cour suprême avait jugé que la liberté d’expression n’autorisait pas de manifester devant le domicile d’un fonctionnaire de l’Etat. De manière logique, elle estimait qu’on pouvait certes protester contre ses décisions en manifestant devant son bureau ou son ministère, mais que le domicile privé devait rester un sanctuaire hors d’atteinte.

 

Pour faire bonne figure, la juge Esther Hayot a prétendu que les manifestations kikar Goren à Petah-Tikva, où habite Avishai Mandelblit, étaient des “manifestations ordinaires”, car elles n’ont pas lieu exactement devant le domicile du procureur de l’Etat mais seulement à proximité… Au-delà de ce pilpoul peu convaincant, on retiendra surtout que la Cour suprême, et celle qui en sera la prochaine présidente, appliquent des critères sélectifs pour juger du bien fondé des manifestations politiques.

 

Tous ceux qui ont vécu la période des accords d’Oslo se souviennent en effet qu’il était souvent risqué de manifester sur la voie publique, où la police usait d’une force non mesurée pour disperser les manifestants, au prétexte qu’ils n’avaient pas obtenu d’autorisation ou que leurs manifestations constituaient un trouble à l’ordre public. A l’époque de la “Hitnatkout” (le retrait de Gaza), on a même vu la police arrêter préventivement (!) des autobus remplis de manifestants, au départ de Jérusalem et d’autres grandes villes, qui se rendaient à Sderot pour protester contre l’expulsion des Juifs du Goush Katif…

 

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*      *

 

Un risque de surpopulation juive en Israël ?

 

Boaz Haetsni rend compte dans les colonnes de Makor Rishon du livre d’Alon Tal, “La terre est pleine”. L’auteur est professeur à l’université Ben Gourion du Néguev et spécialiste de l’environnement. La thèse de son livre, iconoclaste, peut se résumer ainsi : si l’on ne prend pas conscience du danger de la surpopulation, Israël comptera d’ici 2050 15 millions d’habitants (dans les frontières de 1967, celles qu’Abba Eban qualifiait de “frontières d’Auschwitz”). Cette surpopulation entraînera de multiples conséquences négatives pour l’environnement, les infrastructures, l’économie, etc. Comme relève Haetsni, il est paradoxal de voir évoquer un danger démographique lié à la natalité juive, alors que pendant des décennies, la gauche israélienne a agité l’épouvantail de la démographie arabe, prétendant (à tort) que l’écart entre les taux de natalité juive et arabe obligeait à créer un Etat palestinien pour préserver la majorité juive de l’Etat d’Israël…

 

 

Le livre d’Alon Tal a au moins pour mérite d’enterrer une fois pour toutes l’argument démographique, dont des chercheurs comme Yoram Ettinger ont depuis longtemps montré le caractère fallacieux. Mais le problème que soulève ce livre est ailleurs. Si la natalité juive est effectivement en hausse (alors que celle des Arabes israéliens diminue), pourquoi vouloir limiter la population juive israélienne, comme le fait Tal, qui propose un “plafonds” de 10 millions d’habitants ? Ce malthusianisme juif est inquiétant et malvenu. En définitive, ce discours rejoint celui de tous ceux qui militent pour un Israël “Etat de tous ses citoyens” dans lequel les Juifs ne seront qu’un groupe ethnique parmi d’autres, et qui encouragent la dilution de l’identité juive.

 

Pierre Lurçat

 

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“Foxtrot” de Shmuel Maoz : le cinéma et la tendance autodestructrice au sein de la culture israélienne

October 13 2017, 14:37pm

Posted by Pierre Lurçat

“Foxtrot” de Shmuel Maoz : le cinéma et la tendance autodestructrice au sein de la culture israélienne

Du cinéma israélien, on peut dire qu’il est la “pire et la meilleure des choses”, comme la langue selon Esope. Le film Foxtrot de Shmuel Maoz en est la parfaite illustration. Du point de vue purement cinématographique, il ne manque pas de qualités, tant du point de vue de la réalisation que de l’interprétation, celle de Lior Ashkenazi atteignant un nouveau sommet dans sa carrière déjà riche et variée.  Mais on ne peut évidemment s’arrêter là, en faisant abstraction de tout ce qui est dérangeant, négatif et antipathique dans ce film. Foxtrot s’inscrit en effet dans une tendance autodestructrice, présente depuis longtemps dans le cinéma - et dans la culture israélienne en général.

 

Cette tendance se caractérise par l’auto-flagellation et par la remise en cause de tout ce qui est considéré comme sacré dans notre pays. A cet égard, Foxtrot est très différent du premier film de Maoz, Lebanon, ou d’autres films israéliens sur l’armée, comme Infiltration, adaptation du beau roman de Yehoshua Kenaz par Dover Kosashvili. C’est en effet une chose de dénoncer les travers de la vie militaire, ou de montrer l’horreur de la guerre, thèmes universels et omniprésents dans le septième art. Mais c’est tout autre chose de présenter une vision largement caricaturale et mensongère de Tsahal, comme s’y emploie le dernier film de Shmuel Maoz.

 

 

Le thème essentiel de Foxtrot n’est pas tant l’armée ou la guerre, que celui des parents endeuillés et du “She’hol” - terme hébraïque qui n’a pas d’équivalent en français et désigne la situation des parents perdant un enfant, à la guerre ou ailleurs. Le film s’ouvre par l’annonce faite aux parents d’un soldat que leur fils est “tombé dans l’exercice de ses fonctions”, situation terrible et hélas bien connue des Israéliens. Mais derrière la caméra de Maoz, cette situation tourne à l’absurde, lorsqu’on s’aperçoit qu’il y a eu une erreur sur l’identité du soldat mort. Le film s’emploie alors à dépeindre de manière négative l’armée dans son ensemble, et la rabbanout tsvayit (rabbinat militaire) en particulier.


Dans la deuxième partie du film, on voit ainsi quatre soldats ayant pour tâche ubuesque de contrôler un barrage situé au milieu de nulle part, et de tuer le temps par toutes sortes de jeux plus ou moins futiles, qui humilient les rares passagers de véhicules arabes passant par là et finissent par tuer - par erreur - quatre jeunes Arabes palestiniens dans une voiture. La fin du film, malgré un rebondissement et un tour plus optimiste, ne dément pas l’impression générale et le sentiment d’inutilité et de dérisoire qui empreint l’ensemble du film. Dans une scène révélatrice, un des jeunes soldats demande à son camarade “Quel est le sens de notre combat?” et cette question - cruciale - demeure sans réponse. Ce message politique est au coeur du film et en constitue la quintessence.

 

Quel est le sens de notre combat?

 

Contrairement à ce que prétend Shmuel Maoz, le but de Tsahal n’est pas de garder des barrage inutiles et d’humilier des civils palestiniens, voire de les tuer. Notre armée se bat pour défendre son pays, contre des ennemis voués à sa destruction. Le quotidien de Tsahal n’est pas le “Désert des tartares”, ni “Apocalypse Now”, comme le fait croire le film de Maoz. On comprend la réaction de la ministre de la Culture, Miri Regev, ancienne porte-parole de Tsahal, qui a dénoncé avec raison la manière dont Foxtrot calomnie l’armée israélienne. Il n’est pas étonnant que ce film ait été primé à la Mostra de Venise, pour des raisons qui ne tiennent que très partiellement aux qualités artistiques de ce film.  On comprend aussi pourquoi Foxtrot a été coproduit par la France, l’Allemagne et la Suisse.

 

Miri Regev

 

L’intervention des pays européens dans le financement, ou dans l’encouragement (par des prix souvent généreusement dotés) de la culture israélienne se fait toujours dans un seul sens : dénoncer tout ce qui fait la force d’Israël (son armée, son identité nationale…) et renforcer les tendances à l’autocritique et à l’auto-dénonciation *. De ce point de vue, le film de Maoz ne fait que confirmer cette règle. J’ajoute que si le public israélien était plus friand du cinéma local - dont Foxtrot ne reflète qu’un visage très spécial et peu représentatif - les réalisateurs comme Shmuel Maoz ne seraient sans doute moins tentés d’aller chercher leurs financements, et leur inspiration, en Europe ou ailleurs.

 

Un cinéma de guerre engagé

 

En 1942, les meilleurs cinéastes américains de l’époque (John Ford, Frank Capra, John Sturges et John Huston, entre autres) s’engagèrent dans le combat contre le nazisme en mettant leur talent au service de la guerre des Etats-Unis contre les puissances de l’Axe. Certains des films réalisés dans ce cadre ont été récemment réédités en France. Il ne s’agissait pas, comme une certaine doxa anti-américaine voudrait le faire croire aujourd’hui, de films de “propagande”, mais de l’expression artistique de la participation de ces grands cinéastes à l’effort de guerre contre le nazisme.

 


 

 

La comparaison avec le cinéma israélien est instructive. Au lieu de chercher leur inspiration dans les films américains sur la guerre du Vietnam, qui dépeignent une guerre cruelle et inutile, les réalisateurs israéliens pourraient revoir les films américains engagés des années 1940. Car la guerre d’Israël contre ses ennemis arabes est, contrairement à ce que voudraient faire croire Foxtrot et d’autres films du même acabit, une guerre juste. Le cinéma israélien - dont la qualité est bien supérieure à ce qu’en reflètent les oeuvres partisanes de Shmuel Maoz ou d’Amos Gitaï, attend toujours son Capra et son Ford.

 

Pierre Lurçat

 

* J’aborde ce thème dans mon livre La trahison des clercs d’Israël, à propos des écrivains israéliens pacifistes.

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Moscou, 1937 – l'enfance d'un physicien, par François Lurçat z.l.

October 11 2017, 07:25am


 urss,moscou,1937[N.B. Je publie ce récit inédit, à l’occasion du Yahrzeit de mon père, qui aurait eu aujourd'hui 90 ans. Il y relate son séjour à Moscou, en 1937, avec ses parents, alors qu’il était âgé de 10 ans. Son père, l’architecte André Lurçat, était venu à Moscou, centre d’attraction pour de nombreux architectes modernistes, sympathisants ou compagnons de route de l’Union soviétique 1Outre ses qualités littéraires, ce texte présente un intérêt historique en tant que témoignage sur l’URSS, en pleine période de terreur stalinienne, vue par un enfant.

"Les garçons de la classe sont formidables, ils n’ont peur de rien. Quand ils se battent dans les couloirs leurs nez pissent le sang par terre, le concierge vient éponger les petites flaques rouges en grommelant je ne sais quoi. Iraïda Fedotovna, l’institutrice, a dit à toute la classe : François est français, c’est un ami de l’Union Soviétique, vous devez l’aimer et le traiter en ami. C’est l’internationalisme : aujourd’hui, chez nous, c’est ainsi.

Quand on vient de Pologne et qu’on arrive à la frontière, à Niegoreloïe, on approche lentement d’un arc de triomphe en bois sur lequel on peut lire en vingt langues : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » Mes copains du Collège Sévigné, à Paris, ne comprendraient sûrement rien à cela. Mais il faut dire qu’ils étaient gentils. Les filles avaient la figure propre, je trouve cela plutôt mieux, pour des filles en tout cas. Les garçons étaient bien peignés et ne disaient pas de gros mots (j’en sais bien plus en russe qu’en français). Oui, mais ils ne savaient absolument rien. Mademoiselle Demalprade nous faisait chanter « Si tous les gars du monde », quand on connaît un peu la situation mondiale actuelle, il faut avouer que c’était plutôt niais. Même Jean Rosselli ne devait pas être très au courant, pourtant les types de l’OVRA2, les hommes de Mussolini ont tué son père 3 à Bagnoles-de-l’Orne, ils l’ont laissé mort sur le bord de la route. Ici j’ai appris que les ennemis de l’URSS ont tous partie liée avec les fascistes allemands et italiens.

urss,moscou,1937

Heureusement dans la classe tout le monde est pour le pouvoir soviétique, et la maîtresse aussi. En fait je ne connais qu’un ennemi, et encore je suis sûr qu’elle se tient tranquille, c’est Kouprianova, celle qui garde les gosses. Avec sa jupe et son paletot noirs tout râpés, un peu poussiéreux, elle a une drôle d’allure. Les ennemis, on les a liquidés comme classe, ça se dit comme ça. Elle aime parler toujours du vieux Moscou d’avant octobre. Il paraît que les traîneaux glissaient gaiement le soir sur la neige, et la misère du peuple elle s’en fout, elle ne comprend rien. De toute façon la chanson sur la jeunesse, une de mes préférées, dit qu’aujourd’hui chez nous chacun est jeune, dans notre jeune et magnifique pays.

 

Avant-hier pendant le cours de russe (pour la centième fois sur le o non accentué), Tolia est sorti par la fenêtre qui donne sur les toits. C’est sûrement le meilleur coureur de la classe, il a attrapé un pigeon et lui a tordu le cou. Iraïda Fedotova écrivait au tableau, en se retournant elle a vu que Nina et Vitia (mon copain Vitia Kaplan) regardaient par la fenêtre, elle a suivi leur regard… Elle n’était pas contente du tout.

urss,moscou,1937Valia, notre bonne (on dit « travailleuse domestique »), a les joues rondes et les yeux gais, je l’aime bien. Maman dit souvent qu’elle est aussi gamine que moi, mais en fait elle a vingt ans. Elle adore les couleurs, elle porte un béret vert pomme sans doublure et un paletot vermillon qui a l’air assorti à ses joues. Elle arrive triomphalement dans ma chambre : François, j’ai une nouvelle chanson pour toi. C’est elle qui me les apprend, sauf celle sur la Révolution qu’on chante en classe. Aujourd’hui elle avait celle des Enfants du capitaine Grant, le film d’après Jules Verne (elle dit Jioul’ Viern, c’est drôle !). Le refrain dit : « Souriez, capitaine, souriez : le sourire c’est le pavillon du navire ! » Et le capitaine sourit, même quand il fait naufrage au milieu des requins, ou encore quand il tombe amoureux comme un simple gamin. Tout cela me plaît formidablement. Comme a dit Staline : « La vie est devenue meilleure, camarade, la vie est devenue plus joyeuse ! »

Le type en chaussures de ville que j’ai vu se jeter dans la Moskova était peut-être un ennemi, lui aussi. J’ai vu quand on l’a repêché, il avait l’air mort. Ces histoires avec les ennemis sont assez compliquées : il y a un ami de Papa et Maman, un journaliste qui venait souvent à la maison, ils riaient tous et parlaient très fort en fumant. Il vient d’être arrêté, probablement pour espionnage ou sabotage, quelque chose comme ça. Papa et Maman faisaient une drôle de tête quand ils l’ont appris, j’ai voulu qu’ils m’expliquent mais ils m’ont carrément envoyé promener, comme si j’étais un de ces petits enfants bien polis qui ne comprennent rien. Ça m’a un peu vexé, mais c’est la vie. L’autre soir ils ont fait une grande fête en l’honneur d’un de leurs amis français qui vient de recevoir l’autorisation de sortir pour rentrer à Paris, c’était drôle mais un peu bruyant.

 

urss,moscou,193, architecture

André Lurçat à Moscou

Papa avait fait une grande Tour Eiffel ajourée en papier blanc, jamais je ne saurai faire de si beaux découpages. Il avait aussi affiché des mots d’ordre : « Gare au formalisme ! », c’est pour se moquer des discours officiels sur les arts, mais je trouve qu’ils ont le droit parce qu’ils sont des vrais amis de l’Union soviétique. Et aussi : « Tu le reverras Paname ! », on dirait presque que pour eux cela ne va pas de soi. Papa dit tout le temps : « Mais ce qu’ils sont cons ! », il a son air furieux, et pourtant je crois que Maman et lui sont contents, on dirait que pour eux c’est les grandes vacances, ou plutôt que c’est tous les jours dimanche (ici on a une semaine différente avec cinq jours numérotés, le sixième s’appelle le jour de repos), et qu’ils jouent à un grand jeu de piste, avec embuscades et prises de foulards, comme on faisait aux louveteaux à Paris…

urss,moscou,193, architecture

(ci-contre : portrait d'André Lurçat par Robert Doisneau)

Moi aussi je suis content. L’année dernière on était rentrés en France pour les vacances, c’était formidable, il y avait le Front populaire, Papa et Maman sont pour. Dans les autobus il y a la première et la deuxième classes, moleskine rembourrée contre bois jaune verni brillant. Ils disaient pour m’expliquer : tu sais bien qu’elle n’est pas encore faite ! – Qui, elle ? – La Révolution ! Dans les manifestations on criait : « Des avions, des canons pour l’Espagne ! » et on collectait du lait pour les enfants des combattants républicains, il y a eu un gala, et Lolita qui dansait en solo sur la scène, on aurait presque cru qu’elle était déjà une jeune fille, sauf qu’il lui manquait une dent de devant.

Ici les garçons et les filles croient qu’ils savent tout sur la France, que le peuple (français) est dans la misère, et tout le reste. Je ne veux pas leur dire que chez Tante Ise qui est couturière à Néris et qui n’a pas beaucoup d’argent, on mange une cuisine délicieuse et bien meilleure que ce qu’on mange ici au restaurant, parce qu’ils croiraient que je suis un ennemi, ils sont très chatouilleux là-dessus, alors va pour la misère… Ils sont très enthousiasmes, on se dit tout le temps les uns aux autres « rebiata », c’est un peu comme « les enfants » sauf qu’on est plus grands, ou « les gars », sauf qu’on le dit aussi aux filles. Ils disent à tout propos « c’est mondial ! » comme en français « c’est chouette ! ». Il y a une nouvelle usine de roulements à billes, ils ont tous des petites roues en acier bien brillant qui tournent doucement sur leur axe, comme sur mon vélo à Paris, Vitia m’en a donné une, c’est un vrai copain…

 

urss,moscou,193,architecture

Soviet utopia: Proposal for Krasnoiarsk, the “red city” (1931)

 

Les gars font tourner leur roue dans leur poche pendant la classe, encore une occasion pour Iraïda Fedotovna de se fâcher, ils disent : « La technique, c’est mondial ! ». Ceux qui sont plus vieux ont le droit d’adhérer à l’Ossoaviakhim, c’est une société pour se préparer en cas de guerre, il y a « aviation » et « chimie » dans le nom. Moi je suis trop jeune, mais je suis déjà pionnier, il y a eu une cérémonie formidable pour ma prestation de serment, j’ai juré d’être fidèle au prolétariat, ma voix s’étranglait un peu, j’ai toujours été sérieux avec les serments, j’en connais à Paris qui ne peuvent pas en dire autant, mais c’est une autre histoire.

 

En fait je trouve que pour l’atmosphère ici c’est un peu comme dans Les garçons de Tchékhov que je viens de lire, sauf que c’est juste le contraire. Dans Tchékhov les deux garçons veulent partir pour l’Amérique, ils font des préparatifs très sérieux, avec cartes géographiques, et finalement ils se font pincer à  la gare de leur petite ville. Maintenant, chez nous (je veux dire ici), il n’y a plus à rêver d’évasion, parce qu’elle est là, elle s’offre à nous tous les jours, dans la vie concrète comme dit Iraïda Fedotovna. La chanson des aviateurs, avec son refrain « Toujours plus haut, plus haut ! », le dit : « Nous sommes nés pour faire du conte une réalité ». Et la chanson sur la jeunesse, que Valia chante si bien, dit qu’on peut être un komsomol ardent et soupirer après la lune tout un printemps. Je lui ai demandé ce que ça voulait dire, ses joues sont devenues encore plus rouges et elle m’a dit : « Etre amoureux ». Comme le capitaine avec son sourire ! Moi, si je devais être amoureux, ça serait probablement de Valia, elle me plaît, mais je trouve qu’être amoureux c’est plutôt un jeu de cons.

 

moscou,francois lurcat,1937

Affiche du film "les marins de Cronstad"

Le plus beau film que j’ai vu ici, c’est « Les marins de Cronstadt » 4, les contre-révolutionnaires ont failli l’emporter, ils avaient trompé des braves gens sans malice, en fait il faut toujours être vigilants parce qu’ils inventent chaque fois de nouveaux complots. Quand le commissaire politique avec sa veste de cuir est mort, il est étendu et on entend une musique vraiment formidable, c’est terrible ce qu’on peut être ému, j’en aurais presque pleuré. Il faut bien comprendre que c’est grâce à des héros comme lui que la Russie est sortie de la misère. Aujourd’hui, le jour de repos des jeunes comme Valia vont aux bains-douches, il n’y a que les vieilles babouchkas ignorantes avec leur tête ronde sous leur foulard qui vont encore à l’église. Kouprianova y va, je le parierais. Nous on a une salle de bains, maintenant qu’on habite à Brioussovski, mais c’est parce que Papa est un spécialiste étranger, comme ils disent, en fait il est architecte.

Il fait très chaud, bientôt nous rions à Zagarianka pour les vacances, dans une datcha. C’est un village pas loin de Moscou.

moscou,francois lurcat,1937En chimie j’en sais au moins autant que les types de l’Ossoaviakhim qui font leurs malins : Papa m’a acheté une boîte « Le chimiste amateur », sur la couverture de la brochure il y a un garçon avec sa cravate de pionnier, il ressemble à des copains, sauf qu’il est bien peigné, il tient avec une pince en bois une éprouvette dans la flamme d’une lampe à alcool. Demain je serai tout seul à la maison l’après-midi, j’en profiterai pour fabriquer de l’hydrogène, Maman dit qu’il y a des risques d’explosion, c’est normal que même une femme comme elle soit quand même un peu peureuse. J’aime le vocabulaire chimique en russe, les mots qui disent « acide sulfurique », « silicium », « étain » sont comme dans une chanson, est-ce qu’on pourrait parler de silicium dans une chanson en français ? Je ne comprends pas pourquoi l’oxygène s’appelle en russe « celui qui produit l’acide », et il paraît qu’en français ça serait pareil, pourtant dans l’acide chlorhydrique il n’y a pas d’oxygène alors ?

En fait la physique a l’air encore plus formidable que la chimie. D’ailleurs Pierre Auger, c’est un ami d’enfance de Maman, un type gentil, il doit mesurer pas loin de deux mètres, il est venu à la maison et on a discuté, il m’a même dédicacé sa brochure sur les rayons cosmiques, je la montrerai à Jean Rosselli et à François Angliviel à Paris, ce sont mes copains là-bas, ils n’écrivent pas ; donc Pierre Auger est physicien, la dédicace est « Au chimiste François, le physicien Pierre ». Il dit qu’en physique en ce moment il se passe des choses extraordinaires et que sûrement quand j’aurai l’âge il y a aura encore plus à découvrir. Je pense qu’il doit avoir raison,  mais quand je lui ai demandé des exemples de ces choses formidables en physique qui se passent en ce moment, il a dit qu’il fallait qu’il parle avec Papa et Maman.

Je suis allé tout seul à la librairie pour enfants de la Gorkova, Maman m’avait donné troismoscou,francois lurcat,1937 roubles, c’est une librairie où justement les enfants ont le droit d’aller seuls. J’ai acheté un livre formidable, et encore il m’est resté un rouble cinquante, le seul malheur c’est que je ne sais pas à qui en parler, même Vitia préfère les histoires d’explorateurs, il faudrait que j’aille voir Pierrot Pfeiffer mais lui il est complètement fou des animaux, si Jean Rosselli était là, ça serait bien. C’est le livre de M. Bronstein, Les rayons X, on ne dit pas le prénom de ce camarade Bronstein sauf que ça commence par un M, peut-être Mikhaïl 5. En tout cas il écrit drôlement bien, il faudrait que je demande à Iraïda Fedotovna la permission de le lire en classe au moins pendant les cours de russe parce que le O non accentué j’en ai par-dessus la tête, il paraît que c’est normal ici de travailler si lentement, Papa et Maman racontent en rigolant que dans les délégations qui vont voir les usines où il y a des travailleurs de choc ou d’élite, des  oudarniks et des stakhanovistes, les ouvriers français se marrent bien et disent entre eux que sans se fatiguer ils bossent deux fois plus vite à la boîte, ils disent ça avec leur accent parigot, ils sont drôles, mais ils n’en parlent pas aux camarades soviétiques parce qu’ils risqueraient de comprendre de travers. (A suivre)

 

Notes

1. Sur l’architecture moderniste et l’URSS, voir l’article de Ross Wolfe, “The Graveyard of Utopia: Soviet Urbanism and the Fate of the International Avant-Garde”.

2. Organizzazione per la Vigilanza e la Repressione dell'Antifascismo (OVRA; "Organisation pour la Vigilance et la répression de l’Anti-Fascism"), police secrète de l’Italie fasciste, fondée en 1927.

3. L’homme politique italien Carlo Rosselli, assassiné avec son frère Nello, par des Cagoulards agissant sur l’ordre de Mussolini.

 

4. « Les marins de Cronstadt », (titre original russe : Мы из КронштадтаMy iz Kronshtadta, en français : Nous venons de Kronstadt) est un film soviétique réalisé par Efim Dzigan en 1936.

5. Matvei Bronstein (photo ci-dessus), physicien, mari de l’écrivain Lydia Tchoukovskaïa, arrêté en 1937 (l’année où se déroule le présent récit), fusillé en 1939 et réhabilité en 1957. Voir la 3e partie du récit (à paraître).

 

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1977-2017 : le faux-messianisme de la paix, hier et aujourd'hui, Pierre Lurçat

September 18 2017, 18:21pm

1977-2017 : le faux-messianisme de la paix, hier et aujourd'hui, Pierre Lurçat

Le 40e anniversaire des Accords de Camp David est l'occasion de réfléchir sur l'écart entre les motivations israéliennes et arabes qui ont présidé à la signature du traité de paix avec l'Egypte et au "processus de paix" subséquent avec les Palestiniens. Comment expliquer ce hiatus toujours présent, entre Israël épris de paix "à tout prix" et  ses voisins? Les raisons sont multiples et tiennent à la fois à la psychologie et  à l'histoire récente d'Israël, notamment depuis 1973.

En effet, le soldat des guerres d’Indépendance et des Six jours, animé par l’énergie du désespoir (celle des combattants de 1948, dont beaucoup sont tombés les armes à la main face à un ennemi supérieur en nombre mais beaucoup moins motivé ; et celle des soldats de 1967, conscients de protéger leur pays contre la menace d’extermination proférée par Nasser) s’est transformé en un soldat fatigué de se battre, qui doutait de la justesse de sa cause. Ces doutes sont apparus au grand jour dès le lendemain de la guerre de Kippour et ont culminé lors de la Première Guerre du Liban, en 1982. Sadate avait bien compris ce sentiment de lassitude animant la société israélienne lorsqu’il est venu à Jérusalem, non pas pour offrir une « paix des braves », selon l’image d’Epinal, mais pour exiger d’Israël qu’il accepte toutes ses conditions. Ce faisant, il a fixé le dangereux précédent de la « paix contre les territoires », paradigme trompeur accepté par Israël qui subsiste jusqu’à ce jour .

 

Le faux Messie de la paix, hier et aujourd’hui

 

Dans son beau livre Être Israël, publié en France quelques mois après les accords de Camp David , le journaliste Paul Giniewski raconte trente années de reportages et de voyages en Israël, de 1948 à 1978. Avec talent et justesse, il décrit l’euphorie qui a gagné la société israélienne lors de la visite de Sadate à Jérusalem. Dans un chapitre intitulé « 1977 : brève rencontre avec le Messie », il relate ses sentiments mitigés à l’écoute du discours de Sadate devant la Knesset :

 

« J’écoute. Ma déception augmente. Le mot paix revient de plus en plus souvent : [Sadate :] « Je prononce le mot paix, et que la miséricorde de Dieu tout-puissant soit sur vous, et que la paix vienne pour nous tous. Paix sur toutes les terres arabes, et paix sur Israël ! » Mais en même temps, l’accusation devient de plus en plus précise. Sadate est venu à la Knesset pour dénoncer Israël ! (…) Je viens d’entendre ce qui, chez les Arabes, fait l’unanimité des modérés et de ceux du camp du refus. Les uns réclament la destruction d’Israël. Les autres acceptent son existence, au prix de concessions qui conduiront à sa destruction : la restitution des territoires, un État palestinien. La différence est dans les mots, dans le style, mais pas dans le but final... »

 

Et Giniewski rapporte aussi les mots de Golda Meir, la dame de fer d’Israël, interrogée sur les accords de Camp David par un journaliste, qui lui déclare : « Sadate et Begin méritent le prix Nobel de la paix ». Elle sourit : - « Peut-être aussi l’oscar du cinéma ? ». A la buvette du Parlement, où les députés se congratulaient avant le discours [de Sadate], je l’entends dire de sa voix désabusée : - Vous attendez le Messie ? Quand nous sommes allés au kilomètre 101 , [le général] Aharon Yariv négociait avec un officier égyptien. Nous avons aussi cru que c’était le Messie. Mes enfants, quand le Messie viendra, il ne s’arrêtera pas au kilomètre 101 ».

 

Beaucoup d’eau a coulé sous les ponts du Jourdain depuis lors, après l’assassinat de Sadate et celui de Rabin. L’euphorie née de la visite de Sadate à Jérusalem s’est depuis longtemps dissipée, et même la gauche israélienne, qui avait voulu faire d’Arafat un partenaire de paix, a dû déchanter. Le Messie n’est pas venu à Camp David, ni à Oslo, et il n’a même pas appelé au téléphone, comme l’a chanté Chalom Hanoch. Mais le messianisme de la paix, lui, est bien vivant. Et toujours aussi dangereux, comme tous les faux Messies.

 

(Extrait de mon livre La trahison des clercs d'Israël, La maison d'édition 2016)

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Conférence le 14 septembre à Jérusalem - ” L'excès d'éthique s'oppose-t-il au projet sioniste ? “

September 12 2017, 05:18am

B’NAI  B’RITH

District 14 ¤ ISRAEL

LOGE FRANCOPHONE 3161 ROBERT GAMZON

3 rehov Keren Hayessod

94266  JERUSALEM

ISRAEL

e-mail : bb.rgamzon.jeru@hotmail.com

 

Jérusalem , le 21 août 2017,

Cher(e)s ami(e)s,

Pierre LURÇAT, Avocat et Ecrivain, ,

donnera une CONFERENCE

organisée par notre Commission Culture,

( sur  proposition de son Responsable Claude SALAMA ),

le jeudi  14 septembre 2017 , à 19 h,

à notre siège : 3 Rehov Keren Hayessod , à JERUSALEM ,

sur le thème :

” L'excès d'éthique s'oppose-t-il au projet sioniste ? “

 

Résumé d'un texte de présentation rédigé par Pierre LURÇAT :

Depuis les années 1920, des intellectuels juifs allemands de premier plan

- parmi lesquels Martin Buber, Hannah Arendt et d'autres -

ont développé un discours critique du sionisme,

opposant leur vision idéaliste d'un judaïsme éthique à la réalité du sionisme politique .

Comment ce discours, autrefois minoritaire, a-t-il gagné des pans toujours plus larges

au sein des élites israéliennes et quelles sont ses conséquences pour l’État d'Israël ?

L'éthique est-elle nécessairement un frein à la réalisation du projet sioniste? “

 

PAF : 20 Nis pour les membres du B'NAI  B'RITH , 30 Nis pour les non membres .

 

Le traditionnel “POT DE L'AMITIE “ clôturera cette Soirée .

 

Notre Loge a le plaisir de vous convier à y assister très nombreux avec vos ami(e)s .

 

Bien cordial Shalom,

Pour la Présidente Intérimaire, Jacqueline REBIBO,

le Vice-Président, Jean-Claude HENE

 

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L’affaire Elor Azaria au regard du droit israélien et du Tsedek hébraïque, par Pierre Lurçat

August 3 2017, 17:03pm

L’affaire Elor Azaria au regard du droit israélien et du Tsedek hébraïque, par Pierre Lurçat

 

צִיּוֹן בְּמִשְׁפָּט תִּפָּדֶה וְשָׁבֶיהָ בִּצְדָקָה

 

Le verdict rendu par la cour d’appel militaire dans l’affaire Elor Azaria est l’occasion de réfléchir sur un des sujets les plus importants pour l’avenir de l’Etat d’Israël : celui des normes juridiques auxquelles doivent obéir les soldats de Tsahal, et plus généralement de l’état actuel du système judiciaire israélien. Les réactions de nombreux hommes politiques, qui ont appelé à gracier Azaria, et le sentiment général exprimé par de vastes secteurs du public, au lendemain du rejet de l’appel formé par le jeune soldat contre sa condamnation en première instance, montrent que la population israélienne a largement conscience qu’il existe un problème, ou pour dire les choses plus crûment, qu’il y a “quelque chose de pourri” dans le système judiciaire israélien.

 

Ce sentiment général, qui s’était exprimé lors des manifestations violentes après la première condamnation d’Elor Azaria (manifestations que les médias avaient utilisées pour tenter de dépeindre ceux qui le soutiennent comme des “extrémistes”), traduit l’écart grandissant entre les normes existantes, telles qu’elles sont appliquées par les tribunaux israéliens, et le grand public, écart qui est en soi problématique. Dans une démocratie, en effet, la justice est censée exprimer la volonté générale (elle est “rendue au nom du peuple” selon l’expression française). Lorsque les décisions de justice ne sont même plus comprises par le peuple, c’est un des fondements de la démocratie qui est menacé. Or c’est bien de cela qu’il s’agit aujourd’hui ; nous avons affaire, dans le cas Azaria, à un verdict incompréhensible pour le commun des citoyens israéliens.

 

En effet, au-delà de la frange restreinte des représentants des “élites” judiciaire, médiatique ou académique, qui se sont félicités de cette “victoire de l’Etat de droit”, une grande partie - sinon la majorité - du peuple israélien a ressenti, de manière plus ou moins explicite, que ce jugement était une absurdité, voire une monstruosité, tant sur le plan moral que politique. La condamnation d’Elor Azaria représente en effet un danger pour la sécurité d’Israël et pour la capacité de dissuasion de son armée, dont les soldats sont aujourd’hui menacés par l’épée de Damoclès de procès reposant sur les images tronquées et les accusations fallacieuses de B’tselem et des autres organisations d’extrême-gauche financées par les ennemis d’Israël.

 

Comme l’a expliqué le Professeur Israël Aumann, qui a obtenu le Prix Nobel pour ses travaux en matière de théorie des jeux, au lendemain de la condamnation d’Elor Azaria, celle-ci risque de mettre en danger la sécurité la sécurité nationale. « Le point crucial de la théorie des Jeux, ce sont les incitations que vous générez par vos mouvements, et quand les juges prennent ce type de décisions, ils s’adressent aux soldats et aux civils de la nation, [mais] cela raconte aussi quelque chose à l’oreille de l’ennemi. Ce que vous dites au soldat c’est « Ne fonces pas droit dans les problèmes. Si tu te trouves à un endroit où il y a une attaque, tu ferais mieux de te mettre à courir. Pas à cause de l’attaque terroriste de l’ennemi,mais à cause [des juges] qui sont assis dans un tribunal ».

 

Aux yeux de nombreux Israéliens, Azaria a été la victime d’un procès-spectacle. Sa condamnation était courue d’avance, ayant été prononcée par l’ancien chef d’état-major Moshé “Boogy” Ayalon avant même le début du procès, et elle repose entièrement sur des arguments juridiques, qui n’ont pas pris en compte toutes les dimensions - politique, militaire et morale - de cette affaire pour Israël. Or, lorsqu’elle applique exclusivement le droit, l’institution judiciaire, censée rechercher la justice, se transforme rapidement en “machine judiciaire” qui applique des normes abstraites, coupées des réalités concrètes dans lesquelles vivent les citoyens de l’Etat d’Israël, et prononce des verdicts de condamnation reposant sur des considérations apparemment fondées sur le strict plan du droit, mais absurdes du point de vue de la morale et du sens commun.

 

Comme dit l’adage latin, “Summum jus, summa injuria” : l’application stricte du droit est souvent synonyme d’injustice. Pour reprendre les catégories de la pensée hébraïque, il s’agit d’un jugement qui relève de la “justice de Sodome” et pas du Tsedek véritable. Il est significatif à cet égard que l’avis minoritaire, au sein du panel élargi qui a condamné Azaria, était favorable à une peine encore plus lourde… Il ne s’est donc pas trouvé un seul juge pour réclamer que le soldat soit innocenté, ce qui pose problème du point de vue du droit hébraïque, où une condamnation ne saurait être prononcée à l’unanimité.

 

Ce procès et cette condamnation illustrent ainsi un phénomène lourd de conséquences pour l’avenir d’Israël : à savoir, un écart grandissant entre les normes du droit israélien et le Tsedek, la justice authentique telle qu’elle s’exprime dans les textes de la Tradition et dans leur interprétation. Il suffisait d’écouter l’auteur du “Code éthique de Tsahal”, le professeur Asa Kasher, déplorer le soutien du public envers Elor Azaria et affirmer que la peine prononcée à son encontre était trop clémente (!), pour réaliser à quel point les normes en cours dans l’Etat d’Israël contemporain sont éloignées de la justice et de la morale juive authentiques, celles de la Torah et des Prophètes, développées par le droit juif au cours des siècles.

 

Dans mon livre La trahison des clercs d’Israël, je montre comment une poignée d’intellectuels juifs pacifistes, réunis au sein de Brith Shalom dans les années 1920, ont réussi à influer de manière décisive sur le débat politique et intellectuel, en imposant leurs conceptions radicales au sein de l’université hébraïque de Jérusalem, puis d’une large partie des élites israéliennes. Ces intellectuels, qu’on pourrait qualifier de “post-sionistes” avant l’heure, ont notamment assis l’idée que la réussite du projet sioniste devait être mesurée exclusivement à l’aune de son attitude envers ses ennemis Arabes (qualifiés de “voisins” ou de “proches”, selon une terminologie fallacieuse qui évacue la notion même d’ennemi). En d’autres termes, ils ont fondé la conception devenue aujourd’hui dominante en Israël et en Occident, selon laquelle les droits de l’autre (l’ennemi) passeraient avant ceux du proche véritable (le concitoyen). Cette morale pseudo juive d’inspiration néo-kantienne et chrétienne est aujourd’hui tellement répandue en Israël qu’il paraît évident qu’un terroriste à terre ne doit pas être neutralisé et empêché de nuire définitivement, mais qu’il a le droit d’être soigné, détenu dans des conditions luxueuses et remis en liberté au bout de quelques années pour reprendre ses activités meurtrières...

(à suivre)

* Avocat et écrivain.

 

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Face à un ennemi inhumain : quelles normes pour Tsahal et pour Israël ? Réflexions après l’horrible attentat de Halamish

July 23 2017, 12:15pm

Posted by Pierre Lurçat

Face à un ennemi inhumain : quelles normes pour Tsahal et pour Israël ? Réflexions après l’horrible attentat de Halamish

לנעמי הלוחמת

 

Le terrible attentat de Halamish, qui s’inscrit dans la chaîne sans fin des meurtres de Juifs innocents perpétrés par nos ennemis en Eretz-Israël depuis presqu’un siècle, pose à nouveau la question cruciale de la réponse que doivent adopter l’Etat juif et son armée, face à des ennemis barbares et inhumains, qui n’ont pas la moindre notion du “Tselem” et ne partagent avec nous aucune des valeurs fondamentales sur lesquelles repose la notion même d’humanité. Les images terribles de la table de shabbat ensanglantée et des foules arabes en liesse, célébrant la mort d'enfants et de vieillards juifs, nous montrent en effet que le présupposé d’humanité, que nous attribuons à nos ennemis en pensant qu’ils nous ressemblent, est le plus souvent erroné.

 

Nous avons lu ce shabbat, alors que les victimes de Halamish n’étaient pas encore portées en terre, la parasha de Mattot, qui relate la guerre d’Israël contre Midian. Pour le lecteur contemporain, le récit des guerres menées contre les ennemis d’Israël à l’époque de la Bible semble parfois relever d’un autre temps et d’autres normes que celles qui ont cours aujourd’hui en Israël. Pourtant, face à des ennemis inhumains, Israël ferait bien de s’inspirer plus souvent de l’esprit de Moïse et de Josué, plus adapté pour vaincre la terreur arabe que le code éthique de Tsahal. Car en réalité, si nous avons changé depuis l’époque de la Bible, nos ennemis eux, n’ont pas changé.

 

Comme nous l’écrivions il y a quelques années, après un autre attentat horrible, nos ennemis ne changeront pas. C’est donc à nous de changer ! Cessons de nous comporter en modèles d’humanisme, en agneaux dans un monde de loups. Devenons une fois pour toutes, comme l’exigeait Jabotinsky, un ‘peuple fier et cruel’. Cessons de vouloir faire de Tsahal l’armée “la plus morale du monde” et contentons-nous d’en faire l’armée la plus efficace pour défendre notre pays contre ses ennemis. Retirons à la Cour suprême la compétence exorbitante (et illégale) que se sont arrogée les juges Aharon Barak (ami personnel de Richard Goldstone) et Dorit Beinich, de prétendre dire aux officiers de Tsahal ce qu’ils ont le droit de faire et de ne pas faire, dans leur mission sacrée de défense d’Israël.

 

Au lendemain de l’attentat perpétré ce shabbat à Halamish, la mère du valeureux soldat qui a neutralisé le terroriste a déclaré que son fils avait bien fait de ne pas tuer ce dernier, pour ne pas devenir “un autre Elor Azaria”. Cette réponse nous ramène au débat inachevé autour de l’affaire Azaria. Si notre Etat et notre armée fonctionnaient normalement et selon la morale juive authentique, le comportement de son fils et sa réponse auraient sans doute été différents. La mère de ce soldat courageux pourrait déclarer avec fierté au micro de Galei Tsahal : “Mon fils a suivi l’exemple d’Elor Azaria, il a tiré pour tuer et pour sauver les vies de Juifs innocents face à la barbarie arabe palestinienne !”.


Si notre justice et notre “code éthique” militaire étaient conformes à la loi juive et aux enseignements de notre Tradition, et au principe fondamental selon lequel “Celui qui vient pour te tuer, devance-le et tue-le”,  Elor Azaria n’aurait pas passé un seul jour en prison, et il aurait reçu une décoration des mains du chef d’état-major de Tsahal et une médaille du président de l’Etat. C’est d’ailleurs ce que ressentent et expriment beaucoup de nos jeunes soldats, garçons et filles, qui continuent de s’enrôler dans les unités combattantes, malgré l’esprit de soumission qui règne dans les rangs d’une partie des élites israéliennes. Car cet esprit défaitiste n’a pas, fort heureusement, porté atteinte à la volonté de se battre et de défendre son pays de la jeunesse israélienne. Souhaitons que l’esprit combatif qui anime notre jeunesse imprègne aussi les décisions de nos dirigeants!


 

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Mazal tov à Sarah et Tom, les Haloutsim du Har Habayit !

July 7 2017, 15:10pm

Posted by Pierre Lurçat

Mazal tov à Sarah et Tom, les Haloutsim du Har Habayit !

Mazal tov à Sarah et Tom, les Haloutsim du Har Habayit!

Mazal tov aux jeunes mariés qui ont placé le Har Habayit “en tête de nos réjouissances” et au coeur de l’actualité israélienne. Je republie à cette occasion ces lignes écrites l’an dernier, après une montée sur le Har Habayit pour le Yom Yeroushalayim. P.I.L

Yom Yeroushalayim sur le Mont du Temple : entre humiliation et espoir

לשרה ותום

Jamais la situation n’a été aussi humiliante pour les Juifs qui montent sur le Har Habayit, le Mont du Temple, et jamais la nécessité de protéger la liberté de culte des Juifs sur cet endroit, qui est le plus sacré du judaïsme, n’a été aussi évidente qu’aujourd’hui. Impressions ressenties le Yom Yeroushalayim, 5 juin 2016.

 

Israël ne peut pas devenir « l’Etat de tous ses citoyens », un Etat comme les autres qui serait mû uniquement par les ressorts de l’économie et de la politique, et coupé de la source de Sainteté qui est le Mont du Temple. Le débat véritable et urgent qui devrait se tenir sur ce sujet crucial n’est pas tant celui de savoir si nous avons le droit – ou plutôt le devoir – de reconstruire le Temple, que celui de savoir ce que pourra devenir le Temple, une fois reconstruit. Redeviendra-t-il le lieu de sacrifices, comme autrefois, selon les mots de la prière (חדש ימנו כקדם), ou bien devrons-nous y instaurer un culte différent, peut-être même entièrement nouveau, qui ne ressemblera ni aux sacrifices d’antan ni aux prières actuelles dans les synagogues, instaurées après la destruction du Second Temple ?

 

A cette question immense, nous ne pouvons évidemment pas répondre aujourd’hui, Une chose pourtant est certaine, à mes yeux comme aux tiens : le Temple est le cœur de notre identité nationale et religieuse et la clé de notre possibilité de vivre sur cette terre que le monde entier nous dispute, comme l’avaient bien compris les Pères fondateurs du mouvement sioniste et de l’Etat d’Israël. Ceux qui se bercent de l’illusion qu’on pourrait renoncer au Temple et brader son emplacement, pour calmer les appétits de nos ennemis, sont oublieux des leçons de notre histoire ancienne et récente ; ils sont prêts à sacrifier ce que nous avons de plus sacré contre des promesses illusoires et des traités de paix qui ne valent pas l’encre avec laquelle ils sont écrits.

 

Je ne t’ai pas dit, hier, quand vous êtes redescendus, Tom et toi, du Har Habayit et que nous nous sommes rencontrés devant la synagogue de la Hourva reconstruite, au milieu de la foule en liesse du Yom Yeroushalayim, combien j’étais fier de votre courage et de votre ténacité ! Car il faut bien du courage pour se rendre là-haut, malgré les imprécations hostiles de nos ennemis et les gestes non moins hostiles des policiers (notre police !), qui traitent sans ménagement les Juifs venus faire acte de présence sur ce lieu sacré. Ceux-ci ne viennent pourtant ni par goût de la provocation, ni pour satisfaire un vague sentiment mystique ou religieux, mais comme shli’him, comme représentants de tout notre peuple (même si beaucoup d’entre nous sont encore totalement inconscients de ce que le Temple signifie pour Israël).

 

Plus encore que la brutalité des policiers du Yassam, l’unité anti-émeutes, qui bousculent les fidèles juifs, même quand ils sont déjà sortis du périmètre de l’esplanade du Temple – c’est le sentiment d’être étranger sur sa propre terre qui est difficile à supporter. Si les dirigeants de notre Etat avaient une réelle conscience de ce que représente le Temple, alors ils auraient appelé, en ce jour de Yom Yeroushalayim, les Juifs à monter par milliers sur le Har Habayit, au lieu de les en dissuader par tous les moyens… L’amère vérité est que nos dirigeants se comportent eux-mêmes comme des étrangers dans notre capitale réunifiée il y a 49 ans, en laissant le Waqf musulman administrer  le lieu le plus sacré du judaïsme, comme l’avait fait avant eux Moshé Dayan, le vainqueur de la Guerre des Six jours, lorsqu’il avait confié les clés du Mont du Temple à nos ennemis, au lieu de proclamer avec force que nous étions revenus sur le Mont pour y rester et pour exercer notre souveraineté nationale.

 

Nos ennemis ne s’y sont pas trompés, car ils ne respectent pas la faiblesse de ceux qui ne sont pas sûrs de leur bon droit : nos hésitations et nos atermoiements les renforcent dans leur conviction que les Juifs ne sont pas chez eux à Jérusalem, ni dans le reste du pays. C’est d’ailleurs pour cette raison précisément que la Loi juive permet de fouler le sol sacré autour du Temple : pour y manifester notre présence en tant que conquérants et faire savoir à nos ennemis et au monde entier que le peuple Juif est revenu à Sion par la « force du droit » (selon les mots de M. Begin) et en vertu du droit politico-religieux conféré par notre histoire plurimillénaire.

 

Nous avons reconquis Jérusalem et y sommes retournés en tant qu’occupants légitimes, et non pas comme des usurpateurs. Car le כיבוש n’est pas une insulte, comme voudraient le faire croire les représentants d’une morale et de valeurs étrangères au sein de notre peuple (qui prétendent que « l’occupation corrompt »). Le כיבוש est la seule façon de reconquérir une terre dont nous avons été éloignés à notre corps défendant. Il y a 49 ans (le temps d’un Yovel, d’un jubilé) les soldats de Tsahal et les parachutistes de Motta Gur libéraient Jérusalem des mains de l’occupant jordanien, qui avait transformé en latrines les pierres du Kottel.

 

Aujourd’hui, le Kottel est en partie libéré (même si une partie demeure ensevelie sous terre) et les Juifs du monde entier viennent s’y recueillir et y épancher leur cœur, pensant parfois à tort que c’est l’endroit le plus saint de Jérusalem, alors que la sainteté véritable se trouve au-dessus, sur le Har Habayit… Le plus dur reste encore à faire : libérer le Mont du Temple, pour que Jérusalem soit véritablement libre et devienne enfin la « Maison de prière pour tous les peuples » annoncée par nos prophètes, lorsque la liberté de culte s’y exercera pleinement pour les Juifs, comme elle s’y exerce déjà pour les fidèles des autres religions.

 

C’est vous, les Etudiants pour le Mont du Temple (סטודנטים למען הר הבית) qui avez, avec Im Tirtsu et d’autres organisations, assumé la tâche noble et difficile d’entamer ce combat. Que Dieu vous bénisse et vous donne la force de réussir ! חזק ואמץ

 

Pierre Lurçat

 

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Brith Shalom et l'invention de la question palestinienne

July 5 2017, 16:07pm

Posted by Pierre Lurçat

Le Mufti al-Husseini, père du mouvement national palestinien, visite un camp d'extermination

Le Mufti al-Husseini, père du mouvement national palestinien, visite un camp d'extermination

La récente découverte par deux chercheurs israéliens, Isabella Ginor et Gideon Remez, de documents d’archive indiquant que Mahmoud Abbas était un agent du KGB, confirme ce que l’on savait depuis déjà longtemps : l’OLP est largement la créature de l’ex-URSS.

Sa création s’inscrit dans le contexte de la Guerre froide et du soutien apporté par l’Union soviétique aux “mouvements de libération nationale”, dans le cadre de l’affrontement avec les Etats-Unis et leurs alliés. Le mouvement national palestinien peut ainsi se flatter d’être sans doute le seul nationalisme contemporain qui a bénéficié du double soutien de l’Allemagne nazie (à l’époque du tristement célèbre Mufti de Jérusalem, Amin Al-Husseini) et de l’URSS.

Mais les nazis et les soviétiques ne sont pas les seuls qui ont encouragé dès l’origine les revendications arabes en Eretz-Israël. Dès les années 1920 en effet, celles-ci ont été largement soutenues par un petit groupe d’intellectuels juifs d’origine allemande, regroupés au sein du Brith Shalom (“l’Alliance pour la Paix”). Ce groupuscule pacifiste, dont les conceptions radicales étaient ultra-minoritaires au sein du Yishouv (la collectivité nationale pré-étatique en Eretz-Israël), a néanmoins joué un rôle important dans l’histoire politique israélienne avant et après 1948, et ses idées ont exercé une influence démesurée par rapport au poids numérique des partisans de Brith Shalom, puis du mouvement l’Ihoud (“Union judéo-arabe”) qui fut son successeur.

Pour comprendre à quel point les partisans de Brith Shalom étaient en marge de la communauté nationale juive en Eretz-Israël, il faut s’arrêter sur leur réaction au vote par l’Assemblée générale des Nations unies de la résolution décidant du partage de la Palestine mandataire en deux états, juif et arabe, le 29 novembre 1947.

Alors que la création imminente de l’Etat juif et la menace militaire arabe grandissante avaient renforcé le sentiment de cohésion nationale et suscité la création d’une large coalition de tous les partis politiques juifs, des communistes aux partis religieux orthodoxes, l’Ihoud refusa de son côté toute idée de coalition nationale. Il prit également position contre la création d’un Etat juif, revendiquant au lieu de cela un Etat binational judéo-arabe, comme l’expliqua Buber dans un article virulent publié le 1er avril 1948 dans le journal Beyaot (Problèmes) sous le titre “Une erreur fondamentale qu’il faudrait corriger”. Au lendemain de la proclamation de l’indépendance par David Ben Gurion, Buber renouvela son opposition à l’Etat juif, qualifiant le sionisme politique de “profanation du nom de Sion”.

Malgré le cinglant démenti que l’histoire d’Israël leur a opposé, les conceptions radicales défendues par Buber et ses collègues ont perduré jusqu’à nos jours. Situés en marge de l’échiquier politique israélien, ils n’en ont pas moins exercé une influence considérable, comme l’a reconnu Gershom Scholem, notamment à travers certaines institutions dont le rôle a été décisif dans le débat d’idées interne à Israël, comme l’Université hébraïque de Jérusalem ou le journal Haaretz.

A de nombreux égards, on peut dire aujourd’hui – avec le recul de l’histoire – que les intellectuels juifs allemands membres du Brith Shalom, puis de l’Ihoud, ont été les premiers à défendre avec efficacité l’idée d’une nation arabe palestinienne sur la scène politique intérieure à Israël et sur la scène internationale.

Bien avant la création de l’OLP (1964) et de son “plan par étapes” pour détruire Israël, avant même que la cause arabe palestinienne n’obtienne ses premiers succès diplomatiques, avec le soutien de l’Allemagne nazie, puis de l’URSS et de ses satellites, ces intellectuels juifs de renom ont mis toute leur intelligence et leurs capacités au service de l’idée d’un Etat binational, préférable à leurs yeux à un Etat national juif.

En faisant de la « question arabe » la pierre d’achoppement et le principal critère d’évaluation de la validité du projet sioniste, Buber et ses collègues ont engagé le débat public interne au monde juif sur une fausse route, dont il n’est pas sorti jusqu’à ce jour. Ce fourvoiement s’est en effet perpétué depuis lors, la gauche israélienne (et juive) demeurant obnubilée par le « problème palestinien », puis par le « problème des Territoires », qui ont phagocyté la vie politique israélienne et empêché toute réflexion approfondie et lucide, tant sur la réalité de l’affrontement entre Israël et le monde arabo-musulman que sur des questions tout aussi brûlantes, sinon plus, comme celle de la justice économique et des inégalités sociales, totalement absente des programmes de la gauche israélienne depuis plusieurs décennies.

Pierre Lurçat

Mon livre “La trahison des clercs d’Israël” paru chez La Maison d’Edition, est disponible dans les bonnes librairies et sur le site de l’éditeur :

http://lamaisondedition.com/trahison-clercs-disrael/

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