Overblog
Edit post Follow this blog Administration + Create my blog
VudeJerusalem.over-blog.com

Dans la bibliothèque de mon père (IV) : Niels Bohr et l’intelligibilité du monde

October 13 2023, 07:54am

Bohr et Einstein

Bohr et Einstein

 

Pour Bohr un formalisme mathématique, si pertinent soit-il, ne produit par lui-même aucun effet d’intelligibilité. Tout son effort vise à rendre la mécanique quantique intelligible en la rattachant à ce que nos sens peuvent percevoir.

 

F. Lurçat, « Niels Bohr et la pluralité de l’être »[1]

 

Cet article, écrit pour le Yahrzeit de mon père, l’a été avant la guerre dans laquelle Israël est aujourd’hui plongé. J’ai décidé de le publier néanmoins à la date prévue, sachant que le sujet qu’il aborde est loin des préoccupations actuelles de mes lecteurs, mais qu’il demeure néanmoins pertinent pour comprendre notre monde actuel. P.L.

 

 

[1] In La science suicidaire, Athènes sans Jérusalem, F.-X. de Guibert 1999, p. 196.

Notre époque est peut-être celle qui a vu le divorce le plus total entre la capacité de savoir de l’homme et l’intelligibilité du monde. Le monde est ainsi devenu, à de nombreux égards, de plus en plus opaque, alors même que la quantité de connaissances humaines semblait s'accroître à un rythme exponentiel, celui de l’intelligence artificielle et des moteurs de recherche… Comment comprendre ce paradoxe apparent ? Pour tenter de l'élucider, il faut peut-être chercher la réponse chez un des physiciens les plus célèbres – et les plus mal compris – du vingtième siècle, Niels Bohr.  Quatrième volet de ma série d’articles en hommage à mon père, François Lurçat z.l.

Dans la bibliothèque de mon père : La poésie et l’éclat du monde - à propos de Philippe Jaccottet - VudeJerusalem.over-blog.com

David Shahar, le conteur qui nous parle de l’âme humaine - VudeJerusalem.over-blog.com

Dans la bibliothèque de mon père (III) : Emmanuel Lévinas et le bilan du vingtième siècle - VudeJerusalem.over-blog.com

La physique occupait évidemment une place de choix dans la bibliothèque de mon père – qui était devenu physicien par vocation, après avoir discuté enfant avec le physicien Pierre Auger à Moscou – , mais la philosophie avait presque fini par la supplanter. Or, les livres de Niels Bohr n’étaient pas seulement au confluent des deux disciplines. Bohr était en effet, comme je le comprendrais bien après que mon père soit parti dans le monde de Vérité, celui qui avait permis à mon père d’entamer sa seconde « carrière », celle de philosophe de la science. Le point de départ de cette seconde carrière fut le constat que la physique avait non seulement cessé d’être compréhensible du commun des mortels, mais qu’elle avait en fait largement renoncé à l’ambition même de le devenir.

 

Les physiciens qui travaillaient, comme lui, sur des sujets de physique théorique et de physique des particules en particulier, s’accommodaient parfaitement de l’aura de mystère et d’inaccessibilité qui entourait leur discipline, mettant en pratique, comme il l’écrivait, « la philosophie du “faut pas chercher à comprendre” ». Or, expliquait-il, « cette philosophie “marche” : l’étudiant passe ses examens ou ses concours, le chercheur publie ses articles, l’ingénieur réalise de nouveaux dispositifs qui remplissent la fonction à laquelle on les destine… Le seul petit malheur est que personne (ou presque) n’y comprend plus rien (ou presque »[2].

 

            Ce constat d’incompréhensibilité, mon père l’avait fait parfois en tant que professeur – et il était, de l’avis de ses étudiants, un excellent pédagogue – mais surtout en tant que chercheur, lorsqu’il tentait d’expliquer à ses collègues les sujets de ses recherches. Combien de fois l’avais-je entendu, étant adolescent, se plaindre du mur d’incompréhension auquel il se heurtait en parlant avec ses collègues… La critique qu’il devait développer bien des années plus tard de la « social-science » (c'est-à-dire de la science conçue comme une entreprise sociale et économique, bien plus que comme l’effort mené pour rechercher la vérité scientifique), était sans doute déjà en gestation, dans l’expérience souvent décevante qu’il avait des contacts quotidiens avec ses collègues physiciens, y compris ceux qui, comme lui, s'étaient intéressés à la philosophie de la science.

 

La cause profonde de cette incompréhension persistante n’était pourtant pas, comme j’avais pu le penser alors, un désaccord scientifique ou politique, mais un sujet bien plus essentiel, qui tenait à la notion même de ce que signifie « comprendre » une théorie scientifique. « Le projet qui a présidé à la naissance de la physique », écrirait-il bien plus tard dans son livre consacré à Niels Bohr, « comportait deux aspects étroitement liés ». « L'homme était appelé à comprendre les lois de la nature, et à devenir 'comme maître et possesseur de celle-ci [3]». Ce dernier aspect fait aujourd'hui l'objet d'une critique radicale, qui prend souvent pour cible la conception anthropocentrée de la Bible, accusée d'avoir entraîné l'homme à dominer la nature et, ce faisant, à surexploiter les ressources naturelles.

 

Cette critique, quel qu'en soit le bien-fondé, néglige le premier aspect, tout aussi essentiel, du projet scientifique : celui de la compréhension des lois naturelles et de l'intelligibilité du monde. Or, poursuivait-il, « aujourd'hui le second aspect dévore le premier : plus nous dominons et possédons, moins nous comprenons ». C'est précisément ce constat d'un oubli grandissant de la nécessité de comprendre, consubstantielle au projet scientifique, qui amena mon père à chercher les outils d'une analyse de la crise de la science moderne. Cette recherche le conduisit à lire, parmi d'autres auteurs, Emmanuel Levinas – déjà évoqué dans ces colonnes – mais aussi Edmund Husserl.

 

“Dire à d’autres hommes ce que nous avons appris”

 

Mais c'est chez Niels Bohr qu'il trouva à la fois le sujet d'un de ses livres les plus aboutis, et la source d'une réflexion féconde sur l'état de la physique en particulier et de la science en général. Pour résumer en quelques mots ce qu’il avait trouvé chez Bohr, je citerai un passage de la discussion entre ce dernier et Einstein. « Par le mot ‘d’expérience’ experiment, nous nous référons à une situation où nous pouvons dire à d’autres hommes ce que nous avons fait et ce que nous avons appris ; il en résulte que la description du dispositif expérimental et des résultats des observations doit être exprimée en un langage dénué d’ambiguïté, se servant convenablement de la terminologie de la physique classique »[4].

Ce passage appelle de nombreux commentaires, qui relèvent à la fois de la physique et de la philosophie. Pour nous en tenir à l’aspect proprement philosophique, il exprime la quintessence de la conception par Bohr de l’acte de comprendre… Pour comprendre un phénomène, nous dit-il, il ne suffit pas d’appliquer une formule (physique ou mathématique), mais encore d’être capable de l’expliquer à d’autres. Cette définition n’est pas seulement le fruit d’une réflexion théorique sur ce que signifie comprendre : Bohr a en effet lui-même été confronté à cette nécessité, lors de sa discussion avec Einstein. C’est en effet face à l’incompréhension de ce dernier qu’il a été amené à préciser et à enrichir ses propres idées.

 

Mais la définition par Bohr du phénomène et celle de l’acte de comprendre qui en découle n’ont pas simplement un intérêt pour l’histoire et la philosophie des sciences. Elles ont aussi, et c’est sans doute l’essentiel, un intérêt pour l’homme d’aujourd’hui et pour la vie de tous les jours. L’opacité du monde actuel ne tient pas seulement en effet à la complexité des événements, mais également et surtout, à notre incapacité grandissante de porter un jugement. Juger l’événement suppose en effet de disposer de critères qui ne sont pas seulement objectifs et scientifiques, mais avant tout moraux. J’en donnerai un seul exemple, tiré de l’actualité : quand la Russie a envahi l’Ukraine, certains de mes interlocuteurs ont prétendu qu’Israël devait soutenir Poutine, lequel était selon eux notre ami, bien plus que les Etats-Unis… Les récentes déclarations de Poutine affirmant qu’Israël avait « transformé Gaza en camp de concentration » et que l’attaque du Hamas constituait la « révolte du ghetto », leur feront-elles changer d’avis ? Je l’espère…

 

La seconde raison qui permet d’expliquer l’opacité grandissante de notre monde tient sans doute à l’incapacité d’échanger véritablement des opinions et d’instaurer un dialogue authentique, en se contentant de « partager » des points de vue et des « contenus », sans que chacun puisse comprendre véritablement – et éventuellement accepter – celui de son protagoniste. Lors de la fameuse discussion Bohr-Einstein, c’est ainsi « dans une large mesure, la discussion avec Einstein qui a suscité l’effort de Bohr pour préciser le sens du concept fondamental de phénomène… »

 

En effet, « Bohr savait très bien que sa pensée et son expression avaient tendance à l’obscurité ; il a toujours cherché des interlocuteurs capables de l’aider à être plus explicite. La discussion avec Einstein a été à cet égard d’une remarquable efficacité : le compte-rendu rédigé par Bohr est de loin le texte le plus clair qu’il ait écrit sur le sujet ».

 

     Dans les dernières pages de son livre L’autorité de la science, François Lurçat écrit ces lignes prémonitoires : « Une recherche authentique de la vérité peut certainement aboutir à des résultats qui pourront… enrichir la culture. Une recherche marquée par la concurrence sauvage et la quête du succès à n’importe quel prix risque de déformer la vérité, et peut contribuer à détruire le concept même de vérité [5]». C’est précisément ce à quoi nous assistons aujourd’hui, dans le monde des médias et des réseaux sociaux, ou la confrontation d’idées a été remplacée par une cacophonie généralisée et où l’idée même de vérité est en danger.

P. Lurçat

 

 

 

[1] In La science suicidaire, Athènes sans Jérusalem, F.-X. de Guibert 1999, p. 196.

[2] F. Lurçat, Niels Bohr, Critérion 1990, p. 106. (Réédition en Points Seuil).

[3] F. Lurçat, Niels Bohr, op. cit. p. 106.

[4] N. Bohr, Discussion avec Einstein, in Physique atomique et connaissance humaine, Folio Essais Gallimard 1991, p. 207.

[5] F. Lurçat ; « Le big-bang et sa critique », dans l’Autorité de la science, Cerf 2009 p. 236.

François Lurçat z.l. (1927-2012)

François Lurçat z.l. (1927-2012)

Comment on this post