Démocratie ou oligarchie ? Pourquoi la réforme judiciaire doit se poursuivre, Pierre Lurçat
« Les différends publics doivent être réglés dans le cadre des institutions existantes… Aucun Etat démocratique ne peut accepter ceux qui utilisent la rhétorique de la démocratie et des droits de l’homme, tout en agissant pour semer l’anarchie ».
A. Barak, Bagatz S. Malka et A. Vangrover c. Etat d’Israël, 2005)[1]
Dans un éditorial surprenant, publié vendredi dans Makor Rishon, Haggai Segal dresse un réquisitoire cinglant contre la politique du gouvernement concernant la réforme judiciaire, qu’il conclut par un appel à licencier le ministre de la Justice Yariv Levin. L’argument principal de Segal est que la tentative de faire passer la réforme coûte que coûte équivaut à rentrer dans le mur et que le prix à payer ne justifie pas de poursuivre dans cette voie. Il faut donc reléguer au placard la réforme pour se consacrer à d’autres sujets plus importants… Cet avis est partagé par d’autres commentateurs, au sein du monde sioniste religieux et également au sein du Likoud.
Or, en réalité, la réforme judiciaire n’est pas seulement un dossier parmi d’autres. Elle conditionne l’exercice du pouvoir par le gouvernement actuel et par la coalition élue en novembre dernier. L’expérience amère des huit derniers mois montre en effet que le vote d’une majorité d’Israéliens – la plus stable depuis cinq élections – est vide de sens, s’il ne s’accompagne pas d’un retour du pouvoir au peuple et à la Knesset, qui en ont été dépossédés depuis plusieurs décennies par un gouvernement des juges, soutenu par les médias et par l’establishment, comme je l’ai montré dans un livre récent*.
Plus encore, la crise actuelle démontre – si besoin était – que la justice fonctionne actuellement en Israël selon le modèle de l’ex-URSS ou de l’Ancien Régime français d’avant 1789. Elle a un double visage et utilise des normes différentes, selon que les justiciables font partie des anciennes élites (celles qui manifestent chaque semaine à Kaplan et ailleurs), ou du « petit peuple » de droite, qui a porté Nétanyahou au pouvoir. Ce « deux poids deux mesures » est particulièrement flagrant dans la manière dont la justice israélienne considère les manifestations, le blocage de route et les appels à la sédition et au refus de servir dans Tsahal. La citation en exergue du juge Barak montre comment la justice israélienne considère les manifestants appartenant au « mauvais camp » idéologique…
Dix-huit ans après le désastreux retrait du Goush Katif et l‘expulsion de ses habitants, les témoignages de ceux qui se sont alors opposés à cette décision fatidique affluent ces dernières semaines. Des centaines de manifestants arrêtés et incarcérés pour avoir seulement « projeté » de bloquer des routes ou pour avoir effectivement bloqué la circulation d‘axes routiers secondaires… Des jeunes filles et garçons mineurs de 14 et 15 ans emprisonnés pendant plusieurs semaines, avec l’aval de la Cour suprême (qui sait par ailleurs faire preuve de clémence envers les terroristes arabes et leurs familles… vérifiant l’adage du Talmud, « celui qui a pitié du méchant est inique envers le Juste ») Des officiers de Tsahal démis de leurs fonctions pour avoir simplement exprimé des doutes sur la justesse de l’expulsion des habitants Juifs du Goush Katif et avoir refusé de participer à cette mission pour laquelle l’armée n’était pas qualifiée….
Cette injustice et ce « deux poids deux mesures » flagrants montrent que le système judiciaire – et au-delà de lui, l’ensemble des pouvoirs non élus et de l’establishment israélien – fonctionnent largement selon le modèle de la justice de Sodome, ou selon celui de l’Ancien régime en France : « Selon que vous serez puissant ou misérable… » C’est cette injustice flagrante et cette inégalité intolérable, lovées au cœur des institutions israéliennes (justice, armée, université, etc.) qu’il appartient aujourd’hui au gouvernement de réparer, pour faire d’Israël une démocratie authentique, et non une oligarchie judiciaire. Il est frappant de constater que tous les groupements qui prétendent aujourd’hui imposer leur point de vue à la Knesset et au gouvernement (médecins, pilotes, universitaires, etc.) le font au nom de leur statut de privilégiés, tout en scandant le mot « démocratie », qui a été vidé de son sens authentique.
Le chantage intolérable (et souvent illégal, dans le cas des médecins par exemple) qu’ils prétendent exercer est une raison supplémentaire pour refuser tout compromis avec eux. En définitive, Haggai Segal se trompe. De même qu’on ne négocie pas avec des terroristes, on ne cède pas au chantage de castes privilégiées anti-démocratiques, prêtes à mettre le pays à feu et à sang pour imposer leur point de vue. La réforme doit se poursuivre, pour mettre fin aux privilèges des castes oligarchiques et rétablir les droits de la majorité et ceux du peuple d’Israël, afin que notre pays devienne enfin une démocratie authentique et octroie des droits égaux à tous.
P. Lurçat
* Mon livre Quelle démocratie pour Israël ? est publié aux éditions l’éléphant, disponible sur B.o.D, Amazon, à la librairie française de Tel-Aviv et auprès de l’éditeur (editionslelephant@gmail.com)
[1] Ces propos du juge Barak concernaient des manifestants opposés au retrait du Goush Katif…