Jour de neige à Jérusalem, Pierre Lurçat
La neige avait commencé à tomber le mercredi soir et s’était arrêtée le jeudi dans la matinée, mais cela avait suffit à couvrir d’un manteau blanc toute la ville. Chaque fois qu’elle tombait à Jérusalem – cela arrivait une fois tous les trois ou quatre ans – c’était le même rituel. La vie s’arrêtait – les écoles fermaient et les employés étaient libérés de leur travail plusieurs heures à l’avance pour ne pas, à Dieu ne plaise, être coincés sur la route dans leur véhicule…
Julia, qui avait grandi en France, se moquait un peu de cette panique qui s’emparait de tous, comme si la neige était une catastrophe naturelle imprévisible. Mais aux yeux des enfants et des adolescents, c’était une vraie bénédiction. Non seulement les écoles fermaient, mais ils pouvaient jouer dans la neige et ériger des bonhommes aux formes grotesques, coiffés d’un bonnet ou d’un chapeau de paille, qui regardaient les passants d’un air gai ou triste.
Beaucoup de familles venaient de la côte pour voir la neige à Jérusalem, car elle ne tombait jamais dans la plaine côtière. Ainsi se réalisait la vieille injonction biblique de “monter à Jérusalem”, pensa-t-il avant de chasser cette idée saugrenue. Mais le lendemain matin, le spectacle qui s’offrit à lui dans les rues du quartier de la colonie allemande n’avait rien de réjouissant. Des arbres à moitié cassés, aux branches arrachées et aux troncs fendus, parsemaient le sol à chaque coin de rue, et le quartier tout entier était devenu comme un immense champ de bataille.
Pauvres arbres! Ils avaient l’air de soldats estropiés ou défigurés après un bombardement, et le cœur de Yaakov se serra, en pensant qu’ils n’avaient même pas pu s’enfuir sous le feu de l’ennemi. Oui, ils étaient comme des soldats enfoncés dans la terre, dans les tranchées de la guerre de 1914-1918, incapables de bouger, attendant les bombes comme une fatalité ou une antique malédiction. La dernière fois que la neige était tombée, pourtant, il ne se souvenait pas d’un tel spectacle de désolation.
Sans doute la mairie avait alors pris ses précautions à l’avance, en élaguant les branches et en taillant les arbustes au début de l’hiver. Il ressentait encore le sentiment de colère éprouvé en voyant, dans le quartier de Talpiot ha-Yeshana (“l’ancienne Talpiot”) où il vivait alors, les arbres de sa rue aux moignons élagués… Mais au moins, la neige ne les avait pas atteints. Tandis qu’aujourd’hui, leurs branches pleines de feuilles avaient ployé sous le poids et beaucoup n’avaient pas supporté ce fardeau.
Pendant plusieurs jours, ce spectacle se prolongea, avant que les services de la voirie ne finissent par venir ramasser les branches coupées, entassées au coin des rues ou au milieu des trottoirs par les habitants. Chaque rencontre avec un arbre tombé – sur le chemin matinal qu’il empruntait pour “s’aérer l’esprit”, avant d’entamer sa journée de travail – était comme un coup de poignard dans le cœur. Le souvenir ancien de la grande tempête qui avait dévasté les parcs et jardins en France, à la fin des années 1990, lui remonta en mémoire.
A l’époque, il vivait déjà à Jérusalem, mais son père lui avait décrit le spectacle de désolation en Ile-de-France, et son émotion – qui était palpable dans les longues lettres qu’ils échangeaient – lui semblait alors difficile à comprendre, avec l’éloignement géographique. Il avait toujours partagé avec son père l’amour des arbres, mais en avançant en âge, cet amour abstrait avait changé de nature, et il se prenait maintenant à regarder les arbres croisés sur son chemin avec affection, comme s’il s’agissait de véritables personnes. Leurs branches élancées étaient comme des mains tendues vers le ciel, et leurs formes tourmentées lui évoquaient souvent les prières de rabbins hassidiques, dont il avait jadis lu les prières et les aphorismes.
En contemplant la cime d’un chêne, dont les branches s’élevaient haut dans le ciel, il se remémora les paroles d’une chanson dont l’auteur était décédé quelques mois auparavant, paroles inspirées d'un verset de la Bible. “Car l’homme est comme l’arbre des champs : Comme l’arbre, il aspire aux cimes, - Comme l’homme, il flambe dans l’incendie – Et moi je ne sais pas – Où j’ai été et où je serai – Comme l’arbre des champs”. Lui aussi avait longtemps aspiré aux cimes, mais à présent il ne cherchait plus qu’à se poser quelque part et à y planter racine. Le temps des errances et des pérégrinations était passé, et il voulait désormais trouver un lopin de terre pour bâtir sa maison et jouir de la vie aux côtés de sa femme, en regardant grandir ses petits-enfants.
Pierre Lurçat