Le « Brith Shalom » et la création de l’université hébraïque de Jérusalem
La cérémonie d'inauguration au Mont Scopus
Il y a aujourd’hui 91 ans jour pour jour, l’université hébraïque de Jérusalem ouvrait ses portes sur le mont Scopus 1. Il est difficile d’apprécier à sa juste valeur le rôle que cette institution, devenue un pôle d’excellence reconnu dans le monde entier, a rempli dans la vie universitaire, intellectuelle, économique et politique du Yishouv, puis de l’État juif, de 1925 jusqu’à nos jours. La liste des anciens élèves passés par le campus de l’universita ha-ivrit contient un véritable « Who’s Who » de l’establishment politique, juridique, médiatique et littéraire de l’Israël contemporain. Mais c’est un aspect différent que le présent article entend aborder : celui des orientations politiques prises dès l’origine par certains des enseignants de l’université, qui ont fait de cette institution un cheval de bataille contre le sionisme politique, puis contre plusieurs dirigeants de l’État d’Israël, de David Ben Gourion à Benjamin Nétanyahou.
Dans la première partie de ce chapitre2, nous avions vu comment Martin Buber, jeune protégé de Theodor Herzl (qui le nomma rédacteur en chef de l’organe du mouvement sioniste, Die Welt) et figure prometteuse de la jeunesse sioniste étudiante, devint rapidement un opposant farouche de son mentor, reprochant au « Visionnaire de l’État » de n’être « pas suffisamment juif ». Dans le même temps, Buber abandonna définitivement l’idée sioniste pour devenir le chantre de l’État binational, posant les fondements théoriques du programme défendu par une frange non négligeable de la gauche israélienne jusqu’à nos jours.
Dans ce combat politique contre le sionisme politique, il fut soutenu par plusieurs intellectuels juifs d’origine allemande, qui furent à ses côtés les animateurs du mouvement Brith Shalom (« Alliance pour la paix »), première organisation juive pacifiste en Eretz-Israël et lointain ancêtre de Chalom Archav. Parmi ces derniers, citons les noms de l’économiste et sociologue Arthur Ruppin, des philosophes Hans Kohn, Hugo Bergmann et du spécialiste de la Kabbale, Gershom Scholem. Albert Einstein associa également son nom aux prises de position de Brith Shalom, sans en être officiellement membre. Comment ces grands esprits juifs de l’époque, en principe favorables à l’idée sioniste, furent-ils amenés à soutenir des conceptions qui allaient finir par heurter les fondements mêmes du sionisme politique ? Cette question dépasse le cadre restreint de notre article. Disons simplement que les facteurs culturels allemands jouèrent un rôle important à cet égard, et notamment la propension à l’idéalisme et l’influence des concepts inspirés de la philosophie kantienne.
L’impératif catégorique de la coexistence judéo-arabe
Quel était le credo politique de l’Alliance pour la Paix ? Il peut se résumer en une phrase : favoriser à tout prix la coexistence judéo-arabe en Palestine, érigée en principe essentiel (une sorte d’impératif catégorique kantien), quitte à renoncer pour cela à l’objectif fondamental du sionisme, celui d’un État juif, à la place duquel il fallait se contenter d’un simple « foyer culturel juif ». Comme l’a montré, de manière fort convaincante, Yoram Hazony dans son livre essentiel, L’État juif, Sionisme, postsionisme et destins d’Israël (3), l’influence des idées de Brith Shalom s’exerça bien au-delà du petit cercle d’intellectuels juifs allemands qui partageaient ces conceptions utopistes. Gershom Scholem, qui enseigna à l’université hébraïque de 1925 à 1965, était parfaitement conscient de l’influence considérable exercée par le cercle restreint dont il faisait partie, comme en témoigne sa lettre à Walter Benjamin, datée du 1er août 1931 :
« Le petit cercle de Jérusalem, auquel j’appartiens, avait formulé et appuyé l’exigence d’une orientation nette du sionisme, dont la pierre de touche devait être la question arabe… D’autre part, depuis 1929, une campagne extrêmement violente a été lancée contre nous… A la suite de tout ceci, le congrès a voté une résolution, ouvertement dirigée contre nous, sur ‘l’objectif final’ du sionisme (4). Si l’on prenait à la lettre cette résolution, il en résulterait automatiquement que nous ne serions plus des ‘sionistes’ au sens de l’organisation… Il est vrai que, bon gré mal gré, on se décidera à faire la politique extérieure défendue par nous (ce nous représente moins de vingt personnes, des ‘intellectuels déracinés’ comme on dit ici, et qui néanmoins ont exercé une influence considérable) » (5). La « campagne extrêmement violente » dénoncée par Scholem fut en réalité une réponse aux coups de boutoir portés par le Brith Shalom contre l’Organisation sioniste et contre le sionisme politique lui-même, à la suite des pogromes arabes de 1929.
Loin de modérer leur vision utopiste d’une « coexistence judéo-arabe » au lendemain des sanglants événements de l’été 1929 qui firent 67 morts à Hébron, les principaux porte-parole de l’Alliance pour la paix saisirent en effet l’occasion pour renouveler leurs attaques contre les dirigeants sionistes, coupables à leurs yeux de s’entêter à réclamer un État juif malgré l’opposition violente (et justifiée à leurs yeux) des Arabes… Le plus virulent et le premier à réagir en ce sens fut Martin Buber, qui déclara ainsi, lors d’une réunion de Brith Shalom à Berlin, en octobre 1929 : « Si nous nous étions préparés à vivre en véritable harmonie avec les Arabes, les derniers événements n’auraient pas pu se produire ». Pour parvenir à cette harmonie, Buber appelait les Juifs à « se familiariser avec l’islam » et à « trouver une entente culturelle avec l’arabisme », préalables à la création d’un Etat binational judéo-arabe 6. Ce faisant, Buber et les autres intellectuels pacifistes imputaient aux dirigeants du Yishouv la responsabilité des pogromes qui les avaient frappés, selon un mode de raisonnement qui a depuis lors été repris ad nauseam par la gauche pacifiste juive.
D’après Hazony, les conceptions radicales et minoritaires de Brith Shalom ont réussi à s’imposer dans l’État d’Israël, au point qu’elles ont finalement triomphé, à titre posthume, en assénant au sionisme politique une défaite presque fatale. Sans partager le pessimisme de Hazony, on ne peut que le suivre dans son raisonnement, lorsqu’il écrit : « le coup de force institutionnel le plus spectaculaire réalisé par l’Alliance pour la Paix fut son influence sur l’université hébraïque de Jérusalem, qui exerça une hégémonie culturelle incontestée dans la Palestine juive ». L’université hébraïque avait en effet été conçue et imaginée par les fondateurs du sionisme politique, dont elle devait exprimer la quintessence dans le monde académique. Herzl lui-même avait demandé au représentant de la Sublime Porte, alors maître en Palestine, de créer une université juive. Zvi Hermann Shapira, rabbin et mathématicien, avait défendu l’idée d’une université hébraïque lors du Premier Congrès sioniste, à Bâle en 1897. Avant cela, les Hovevei Tsion (« Amants de Sion ») avaient émis l’idée d’une telle université lors de la Conférence de Katowicz, en 1884.
Le rabbin Avraham Itshak Hacohen Kook, grand-rabbin de la Palestine sous mandat britannique, avait parfaitement saisi l’enjeu et les risques que renfermait la création de l’université hébraïque. Dans son discours prononcé lors de la cérémonie d’inauguration, le 1er avril 1925, il exprima ce double sentiment d’espoir et de crainte. Son propos, souvent déformé à des fins polémiques par des milieux juifs orthodoxes antisionistes, qui considéraient sa participation à la cérémonie de Jérusalem comme une trahison, était en effet marqué par l’appréhension de voir l’université hébraïque participer de la tendance assimilationniste présente au sein du peuple juif depuis les débuts de son histoire. Sur ce point comme sur d’autres, la vision du rav Kook s’avéra prémonitoire. Portée sur les fonts baptismaux par tous les dirigeants du Yishouv et saluée par l’ensemble du peuple juif comme un véritable avènement messianique, l’université hébraïque allait très vite échapper, tel un Golem, aux mains de ses fondateurs, pour devenir un ferment de l’idéologie antisioniste et ultra-pacifiste.
Pierre I. Lurçat
(Extrait de mon livre La trahison des clercs d'Israël, La maison d'édition 2016)
Notes
1 Lire la belle description de la cérémonie d’inauguration faite par Dan Almagor, « Une répétition générale de la cérémonie de déclaration de l'Indépendance ».
2 P.I. Lurçat, « Le péché originel de la gauche israélienne (I) Martin Buber et le sionisme : histoire d’une trahison ».
3 Yoram Hazony, L’État juif, Sionisme, postsionisme et destins d’Israël, traduction de Claire Darmon, éditions de l’éclat 2007.
4 Cette résolution fut exigée par le leader de l’aile droite du mouvement sioniste, Zeev Jabotinsky, qui entendait ainsi protester contre les atermoiements de Weizmann et de l’exécutif sioniste, lesquels refusaient de déclarer ouvertement que le but du sionisme était la création d’un Etat juif. Lorsque le congrès refusa (contrairement à l’affirmation de G. Scholem) de voter cette résolution, Jabotinsky déchira sa carte de délégué, dans un geste théâtral, déclarant : « Ceci n’est pas un congrès sioniste ! ». Voir ma postface à son autobiographie, que j’ai eu le plaisir et l’honneur de traduire en français, Histoire de ma vie, éd. Les Provinciales, p. 221.
5 Cité dans G. Scholem, Walter Benjamin, histoire d’une amitié, page 195, c’est moi qui souligne P.I.L.).
6 Cité par Y. Hazony, op. cit. page 259.