“Celui qui lutte avec Dieu” : le Tikkoun Olam vu par Zeev Jabotinsky
À la mémoire de Jacques Kupfer,
Betari, militant sioniste infatigable,
orateur, dirigeant, combattant et
fidèle disciple de Jabotinsky.
יהיה זכרו ברוך
Dans l’article ci-dessous, inédit en français, le leader et penseur sioniste Zeev Jabotinsky livre sa conception originale du Tikkoun Olam et dévoile une facette méconnue de sa personnalité et de son oeuvre: celle du commentateur de la Bible. Jabotinsky, en effet, contrairement à l’image de Juif ultra-laïc (voire assimilé) qu’on lui attribue parfois, était un lecteur passionné de la Bible hébraïque. C’est là qu’il a puisé les idées originales, qui ont nourri sa réflexion et inspiré ses conceptions économiques et sociales, souvent méconnues, et qui restent encore à mettre en application en Israël. J’aurai l’occasion de développer ce sujet lors d’une conférence jeudi 21 janvier, organisée sous l’égide de l’Organisation sioniste mondiale. P. Lurçat
“Celui qui lutte avec Dieu
“On trouvera ici des choses connues, qui ont déjà été dites ; mais certaines ont tendance à être oubliées et méritent d’être rappelées de temps à autre. De manière générale, il convient d’étudier aussi souvent que possible la philosophie sociale de la Bible hébraïque. Son élément essentiel réside dans le nom d’Israël, dans cet épisode du chapitre 32 du livre de la Genèse, qui raconte comment le patriarche Jacob “a lutté avec Dieu”. Une nuit entière, un ange a combattu avec Jacob, et il n’a pas pu le vaincre. C’est pourquoi l’Ange lui a donné le nom d’Israël: “celui qui lutte avec Dieu”, et c’est alors que l’ange l’a béni : ainsi, ce nouveau nom n’était pas une marque de déshonneur, mais au contraire, de distinction. Le fait que la tradition en ait fait le nom de la nation tout entière en atteste également. Qu’est-ce que cela signifie? Quelle philosophie et quelle conception du monde est exprimée par ce nom et par cette tradition?
Le nom même d’Israël vient nous enseigner que selon la conception du monde biblique, il n’est pas du tout répréhensible de “lutter avec Dieu”. Dieu a certes créé le monde tel qu’il est, mais que l’homme se garde bien de se satisfaire que le monde reste toujours “tel qu’il est” - car il est tenu de s’efforcer à tout moment de le perfectionner, il est obligé de tenter à tout moment de corriger les lacunes affectant l’ordre du monde, car si Dieu y a laissé de si nombreuses lacunes - c’est précisément pour que l’homme lutte et aspire à la “réparation du monde”. (...)
Comme on le sait, c’est dans cette idée d’un homme qui a la capacité - et l’obligation - de réparer le monde, que réside la différence principale entre la tradition d’Israël et la conception européenne. Les Romains et les Grecs croyaient à l’Âge d’or, situé dans un passé lointain et révolu. La tradition d’Israël est liée à la notion du Messie - désignant une période de prospérité générale, de paix et de justice qui adviendra dans l’avenir, à la suite de générations innombrables, devant souffrir, apprendre et lutter; et le “Messie” lui-même sera un homme. C’est dans cette notion que se trouve la racine du concept de “progrès”, lequel était étranger à la pensée religieuse des Romains et des Grecs. Selon leurs conceptions, au contraire, l’humanité s’éloigne toujours plus au fil des générations de l’âge d’or, pour entrer dans l’âge d’argent, l’âge de bronze, et finalement, l’âge du fer…
“Adam et Eve”, tableau de Lucas Cranach
Nous aussi, nous considérons le paradis comme le point de départ, mais il n’est nullement semblable à l’âge d’or de la tradition européenne. Un poète latin a décrit la tradition européenne de manière précise : les membres de la première génération, celle de l’âge d’or, ont observé l’équité et la justice non pas sous la contrainte de la loi, par crainte d’une sanction, mais de leur plein gré (Ovide dans Les Métamorphoses). Dans la tradition d’Israël, tant que Adam et Eve se trouvent dans le paradis, ils ignorent le bien et le mal ; et dès lors qu’ils ont appris à faire la différence entre les deux, c’est-à-dire qu’ils se transforment d’animaux en êtres humains, ils sont obligés de quitter le paradis, et la première génération de la société humaine naît dans un monde sauvage, plein de dangers et de malheurs, monde qu’il sera nécessaire de “réparer”... Et voilà l’élément essentiel de la philosophie sociale de la Bible hébraïque : Dieu a créé le monde, mais l’homme est tenu de contribuer à sa réparation” (...)
Z. Jabotinsky
N.d.T. L’original a été publié en yiddish, en 1933 à Varsovie. La présente traduction est établie à partir de la version en hébreu publiée par Yossef Nedava, Z. Jabotinsky, l’homme et sa pensée, Misrad Habitahon 1980.
© Pierre Lurçat pour la traduction française. Cet article est le premier d’une série de traductions en français à venir, qui seront publiées sous forme de livrets.