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technologie

Le règne de l’intempestif : Nos vies confisquées par les médias sociaux

November 22 2021, 09:30am

Posted by Pierre Lurçat

 

Troisième volet d’un nouveau “feuilleton philosophique”, dans lequel je poursuis la réflexion entamée dans mon livre Seuls dans l’Arche, en analysant les conséquences de la révolution technologique et numérique sur la vie et sur la pensée humaine. P.L

 

A-t-on déjà réfléchi à la signification de ces “avertissements” placés dans de nombreux journaux en ligne, minutant le temps exact que prendra la lecture de chaque article? Ils veulent nous dire que notre temps est “compté”... Non pas, certes, au sens où l’entendent les philosophes et les poètes (“Ô temps, suspend ton vol!’) mais plutôt au sens d’une information concrète et objective, comme les fiches signalétiques qu’on trouve au dos des paquets de céréales et d’autres aliments fabriqués industriellement. “Ce gâteau contient 150 calories” et “cet article consommera 5 minutes de votre vie”. Ces avertissements placés en tête des articles semblent nous inciter à épargner notre temps et à l’utiliser à bon escient, mais il s’agit d’un leurre, car le temps n’a jamais été autant gaspillé qu’aujourd’hui. 

 

Dans la vie moderne, où l’homme dispose de plus de loisirs et de “temps libre” - c’est-à-dire non occupé par le travail et par les tâches domestiques - qu’il n’en a jamais eu, il semble pourtant que le temps libre soit devenu une denrée plus rare que jadis. Dans les pages qui suivent, nous voudrions interroger le rapport au temps de l’homme actuel et la manière dont les innovations technologiques, souvent supposées lui faire “gagner du temps”, lui en font non seulement perdre, mais lui font plus encore perdre la notion même du temps et de sa valeur authentique.

 



 

L’histoire des avancées techniques, depuis l’invention des moyens de transport mécanisés, est celle d’une conquête toujours plus poussée de l’espace, marquée par la rapidité grandissante des véhicules terrestres, aquatiques et aériens. Chaque avancée s’est traduite par la possibilité de se déplacer plus rapidement, et donc de gagner du temps. Pourtant, la notion du temps sous-jacente à ce progrès technique est demeurée fondamentalement la même… A quel moment a-t-elle véritablement changé? Pour tenter de le comprendre, il faut interroger les notions de “loisir” et de “temps libre”, qui tendent à s’estomper dans la civilisation technologique contemporaine, en apparence si soucieuse de mesurer et de décompter notre temps. 

 

Un “temps décousu”

 

Le paradoxe apparent d’un monde globalisé, dans lequel le temps libre est de plus en plus important (allongement de la vie, diminution du temps de travail et avancement de l’âge de la retraite) et où il devient pourtant de plus en plus rare, s’explique par le glissement de sens qui s’est opéré de manière insensible, concernant l’idée même que nous nous faisons du temps et de la manière de l’employer. Dans son livre Amusing Ourselves to Death, paru en 1985, Neil Postman fait remonter à l’invention du télégraphe la transformation radicale de la notion du temps introduite par la technologie et par les médias de masse. “La contribution du télégraphe au discours public a consisté à valoriser ce qui était sans rapport avec la vie des gens et à développer l’impuissance”, écrivait-il alors, expliquant que celui-ci “nous a amené un monde de temps décousu et d’attention décousue”. Cette dernière remarque s’avère aujourd’hui prémonitoire. C’est précisément cette expérience d’un temps décousu qui s’est imposée avec une force décuplée depuis lors, avec l’avènement des téléphones portables et des réseaux sociaux. 



 

 

“L’attention décousue” dénoncée par Postman il y a plus de trente ans est ainsi devenue un phénomène majeur du monde actuel, observé avec impuissance par les professeurs - pour lesquels il constitue un problème majeur - et par plusieurs analystes critiques de la civilisation contemporaine. L’analyse que fait Postman de la société américaine dans les années 1970 et 1980 décrit en effet de manière prémonitoire ce qui est devenu aujourd’hui le lot de l’humanité tout entière. Citant Daniel Boorstin, qui considère que “la principale création de la civilisation graphique” est le “pseudo-événement”, Postman en tire l’idée d’une “civilisation submergée par l’intempestif”. On ne saurait mieux décrire la civilisation des écrans actuelle, dans laquelle l’image est encore plus envahissante et intempestive qu’à l’époque où écrivait l’auteur de Se distraire à en mourir.

 

Mais l’attention “décousue” n’est pas  le seul fait des élèves et des étudiants, dont la concentration est gravement atteinte et qui éprouvent le plus grand mal à rester assis une heure d’affilée en écoutant un professeur, en salle de classe ou devant leur écran. En réalité, l’atteinte à la concentration concerne tout un chacun. Personne n’échappe à cette “distraction” généralisée et à cette difficulté grandissante d’être focalisé sur l’activité présente, sans être à tout moment perturbé par l’appel intempestif ou la notification d’un “nouveau message”, comme si nous étions devenus nous-mêmes des machines, recevant à tout moment des informations nouvelles qu’il importerait de traiter et d’intégrer dans notre propre vécu.

 

Une métaphore devenue réalité

 

C’est là sans doute un des effets les plus nocifs et les plus durables des nouveaux médias, qui ont effectivement réussi à transformer dans une large mesure notre cerveau en machine, traitant des flux permanents d’informations. Cette  pauvre métaphore - celle qui décrit l’esprit humain comme une simple machine de “traitement de l’information” - s’est ainsi transformée en sinistre réalité! Le constat selon lequel le problème avec les théories concernant l’être humain n’est pas le fait qu’elles soient fausses, mais bien celui qu’elles ont tendance à devenir vraies, s’est avéré une fois de plus vérifié.

 

Mais ce n’est pas seulement notre capacité d’écoute et de concentration qui est remise en cause par l’omniprésence des écrans. C’est, plus fondamentalement, notre capacité de diriger notre pensée, notre attention et notre vie tout entière…  A la différence des publicités d’autrefois, qui captaient notre attention de manière ponctuelle, les écrans et les nouveaux médias captent celle-ci avec une fréquence et une intensité grandissantes, au point que nous sommes devenus des cibles permanentes de leurs messages intempestifs.

 

Intempestifs, ils le sont à un tel point, que nous avons fini par oublier ce que ce mot veut dire… Autrefois, était considéré comme intempestif l’appel téléphonique qui survenait à un moment inopportun. Mais dans le monde actuel, l’homme bombardé de messages et d’incitations permanentes n’a plus guère la faculté de trier ce qui est intempestif de ce qui ne l’est pas : il se doit de répondre, de réagir, ou simplement de lire et d’ingérer le flux constant des informations qui le visent et le transforment en cible passive et volontaire. L’esclavage volontaire que nous avons évoqué dans ces colonnes (1) ne transforme pas seulement notre vie sociale et nos relations avec les autres. Il modifie notre perception du monde et notre vie intérieure : sentiments, capacité de réflexion et d’introspection, imagination…

 

L’intempestif devient la norme

 

L’aspect le plus visible et le plus souvent décrit de cette nouvelle réalité, celui qui concerne les facultés cognitives, est loin d’être le plus marquant ou le plus radical (2). Ce qui est en jeu, de manière plus essentielle encore, c’est notre capacité même à penser, activité fondamentale qui consiste selon Platon dans le “dialogue silencieux qu’on a avec soi-même” (3). C’est précisément ce dialogue silencieux qui est aboli par le bruit incessant des appareils qui nous entourent, qu’on ne peut supprimer simplement en les mettant “sur silencieux”, car leur silence continue de nous interpeller et de nous solliciter à chaque instant. (Pour nous en convaincre, il suffit de placer un téléphone portable sur silencieux à quelques mètres de nous et de mesurer au bout de combien de temps nous irons le consulter, pour voir tout ce qui “s’est passé” pendant que nous avons fait l’effort de ne pas le consulter…)

 

 

  Le phénomène de dépendance décrit et analysé chez les enfants par la psychologue Liliane Lurçat à propos de la télévision s’est désormais élargi et généralisé, au point de concerner tout un chacun, enfants et adultes. “L’enfant vit une situation où il est immobilisé et dominé en permanence, une situation qui entrave sa conquête de l’autonomie et de la liberté" écrivait-elle en 2008 (4). Or cette description pourrait tout aussi bien s’appliquer aujourd’hui aux adultes, captivés par leur écran de téléphone à tout moment et en tout lieu. Il n’est en effet aucun endroit qui échappe à l’emprise du téléphone : salles de concert, lieux de prière et de recueillement, cérémonies funéraires ou nuptiales.... Aucun sacré n’est désormais inviolable, face à l’intrusion constante des téléphones qui nous assaillent et nous sonnent à chaque instant.

 

S’il n’est plus d’intempestif, c’est donc que la notion même du temps a changé. Ce qui est désormais aboli, c’est la notion d’un temps propice à chaque chose, ou la séparation entre plusieurs moments de la journée, de la semaine et de la vie. À travers l’appel constant que le téléphone portable nous adresse, à travers l’injonction permanente d’y répondre ou d’y prêter attention, c’est notre maîtrise du temps qui est menacée et souvent irrémédiablement atteinte. La civilisation technologique nous contraint à ingérer des flux d’information ininterrompus, en nous soumettant à un bombardement d’images et d’émotions permanent. C’est là que réside sans doute son piège le plus dangereux ; elle nous prive de la distinction essentielle entre un temps du travail et un temps du repos, un temps consacré au labeur et un temps où l’être humain laisserait son esprit divaguer au fil de son imagination, sans être guidé par aucune contrainte extérieure…

 

La plus grande illusion de la “libération” de l’homme moderne par le rétrécissement du temps de travail tient précisément au caractère envahissant de ces instruments d'asservissement que constituent les outils de la civilisation de l’image… En réalité, la civilisation des écrans - forme moderne de la civilisation de l’image dont Postman avait analysé l’émergence avec la télévision - abolit la distinction essentielle entre le travail et le loisir, que l’humanité a mis des millénaires à conquérir. Paradoxalement, c’est ainsi au moment où l’homme paraissait être délivré de la “malédiction” du travail (selon l’expression de la Bible, “Tu gagneras ton travail à la sueur de ton front”) qu’il se trouve en réalité privé du loisir véritable, au sens d’un temps dont il disposerait véritablement. Le temps nous a été confisqué. (à suivre…)

Pierre Lurçat

 

1. Voir notre article “La fin de la réminiscence”.

2. Une description assez terrifiante des effets des écrans sur les facultés cognitives est donnée par le psychiâte allemand Manfred Spitzer dans son livre Le ravages des écrans, Les pathologies à l’ère numérique, L’échappée 2019. Il faut saluer le travail de cette petite maison d’édition qui a donné accès au lecteur francophone à de nombreux ouvrages importants.

3. Cité par H. Arendt, La vie de l’esprit, Introduction p. 21 P.U.F. 1981.

4. La manipulation des enfants par la télévision et par l’ordinateur, p. 75. Éditions François-Xavier de Guibert 2008.

NOUVEAU : en vente à la librairie Au fil d'Ariane, située dans les locaux de Qualita à Jérusalem

 

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La fin de la réminiscence Cybermédias, souvenirs numériques et liberté de l’esprit

July 22 2021, 11:53am

Posted by Pierre Lurçat

 

Cet article est le premier volet d’un nouveau “feuilleton philosophique”, dans lequel je poursuis la réflexion entamée dans mon livre Seuls dans l’Arche, en analysant les conséquences de la révolution technologique et numérique sur la vie et sur la pensée humaine. P.L

 

La joie des réveils en cet été où nous vînmes habiter la maison de M. Gabriel Louria et dans laquelle je vis son père, le vieux bey et sa mère aux yeux rêveurs - cette joie m'a abandonné depuis de longues années. Elle n'existe plus que dans la nostalgie du souvenir…

 

David Shahar, Un été rue des Prophètes



 

“Réminiscence” : ce joli mot qui désigne un souvenir confus et vague, ou encore le “retour à la conscience d’une image”, sera-t-il bientôt devenu complètement désuet? Le monde actuel, celui des cybermédias,  de “l’intelligence artificielle” et de la Technopoly, laisse peu de place au souvenir, à la rêverie et à la méditation, conditions nécessaires de l’activité poétique.  En vérité, il les rend tellement incongrus et obsolètes qu’il a trouvé les moyens de les remplacer par des succédanés de souvenirs, qui sont à la réminiscence ce que l’ordinateur est à l’âme humaine : une caricature. Comment qualifier en effet ces “souvenirs numériques” artificiels que sont les photos stockées sur nos appareils portables, que des robots nous envoient régulièrement en les assortissant d’un message disant : “C’était il y a cinq ans”, “De nouveaux souvenirs sont disponibles!”, en les agrémentant parfois d’une couleur sépia ou de quelques fleurs? 

 

Facebook :  l’injonction du souvenir



 

Bien plus qu’un simple gadget technologique, il y a là un signe indéniable d’une transformation radicale de l’esprit humain et des activités les plus caractéristiques de la liberté de l’homme. Qu’est-ce en effet que le souvenir, sinon la libre divagation de l’esprit, sans direction imposée ni contrainte? Et quoi de plus contraire à la réminiscence que ces “souvenirs sur commande”, que nous recevons sur nos téléphones portables et qui nous invitent à nous rappeler sous l’emprise de la suggestion technologique des événements passés, dont la date enregistrée par la mémoire automatique des réseaux sociaux et des logiciels sert de prétexte à leur “remontée à la surface” de nos appareils informatiques?

 

En réalité, cette injonction du souvenir est caractéristique de tous les outils et instruments dont nous sommes aujourd’hui entourés et dont la présence est devenue tellement familière, qu’elle nous empêche de réfléchir à leur signification profonde. Derrière l’illusion du progrès technique et de son caractère innocent, ludique et facultatif, se cache en effet un asservissement volontaire toujours plus grand de l’homme actuel. Celui-ci laisse envahir les recoins les plus intimes de son existence par toutes sortes de robots, qui le privent petit à petit de la capacité de laisser sa propre volonté diriger son esprit, que ce soit dans l’activité conscience de la pensée ou dans celle, plus ou moins consciente, du rêve et du souvenir.

 

Les penseurs qui ont analysé au siècle dernier les effets des premiers médias de masse sur la condition humaine (1) avaient déjà noté combien le temps médiatique marquait de son empreinte la vie quotidienne et imposait son rythme aux hommes d’aujourd’hui, dont la vie n’est plus rythmée par les cycles naturels ou par ceux de la vie agricole ou de la religion, mais par les bulletins d’information et par la vision du monde qui en découle. Mais même les plus lucides de ces observateurs du rôle de la télévision et des autres mass-médias - et de la transformation radicale qu’ils ont amenée dans nos vies - n’ont pu imaginer combien celle-ci allait être encore amplifiée et démultipliée par les nouveaux médias. 

 

Désormais, les bulletins d’information au rythme quotidien ou horaire ont laissé la place à un flux permanent d’information, auquel il devient presque impossible d’échapper, tant il nous poursuit et vient nous solliciter à chaque moment, avec une insistance presque diabolique. Que l’on se rappelle pour s’en convaincre de l’époque lointaine de l’invention du téléphone, où certaines personnes récalcitrantes refusaient de répondre aux appels, en affirmant qu’elles “n’aimaient pas qu’on les sonne”... Aujourd’hui, nos appareils portables nous “sonnent” à chaque instant, et il faut faire un effort considérable pour refuser d’obtempérer. Oui, nous sommes bien devenus, à l’instar des domestiques d’avant la Première Guerre mondiale, les “valets” de nos instruments technologiques, et la maîtrise de la technique a laissé place à l'esclavage technologique.

 



 

Mais ces instruments n’ont pas seulement transformé radicalement notre manière de vivre, de communiquer avec nos semblables et d’appréhender le monde qui nous entoure. En réalité, ils ont bouleversé l’intimité de nos vies, en prétendant régir non seulement les moyens d’échanger et de partager des idées et des sentiments, mais aussi - et surtout - le contenu de nos émotions et de nos pensées ; en un mot, notre vie intérieure. Bercés de l’illusion sur laquelle repose la notion même de “progrès technique” - celle d’un outil extérieur qui viendrait accroître nos facultés humaines tout en nous rendant plus libres - nous avons renoncé insensiblement à ce qui fait le coeur même de notre liberté la plus chère : la liberté de l’esprit.

 

On peut certes se protéger de l’invasion technologique, des modes et des phénomènes de masse, mais on ne peut y échapper entièrement. Croire que l’on peut éviter les effets de la publicité et de la technologie est tout aussi illusoire que de penser que la propagande ne toucherait que des esprits faibles ou malléables. La propagande et la publicité (car il s’agit bien de la même chose, même si le contenu de leurs messages diffère) sont efficaces sur tout un chacun, y compris sur ceux qui se croient protégés par leur conscience du danger (et l’auteur de ces lignes ne s’exclut nullement de cette généralisation). 

 

Certains en sont des consommateurs actifs et d’autres des consommateurs passifs. Mais tous pâtissent de leurs effets nocifs, de même que le fumeur passif est lui aussi atteint par la fumée de ceux qui l’entourent. La technologie de la communication, comme la fumée des cigarettes, s’infiltre partout où sa présence n’est pas entièrement interdite. Les rares endroits où elle n’a pas droit de cité en sont protégés pour des raisons de convenance (les salles de concert ou les cérémonies funéraires) et pour des raisons techniques : ne pas déranger ceux qui nous entourent, ne pas perturber les communications entre le pilote de l’avion et la tour de contrôle… Mais nulle part il n’est interdit d’allumer son téléphone pour ne pas perturber le libre exercice de la pensée de celui qui en est le propriétaire.

 

David Shahar, le “Proust oriental” (photo Yehoshua Glotman)

 

C’est précisément cet asservissement volontaire qui est la marque la plus infaillible de l’atteinte à notre liberté que représente la technologie de la communication actuelle. En quoi celle-ci a-t-elle modifié le contenu de notre vie intérieure? Pour le comprendre, revenons à l’exemple de la réminiscence. Jadis, un parfum, un paysage ou une saveur pouvaient évoquer en nous l’image d’un être aimé. Cette réminiscence nous conduisait à faire revivre, par la magie du souvenir, les traits d’un visage ou l’éclat d’une voix. Aujourd’hui, nul besoin de faire travailler notre mémoire : le souvenir artificiel fait remonter régulièrement des images du passé sur nos appareils technologiques, et d’innombrables outils et réseaux sociaux nous permettent de conserver (ou de retrouver) la trace d’anciens amis, camarades de classe ou amours de jeunesse. 

 

Dans ce monde du souvenir artificiel, le plus difficile n’est plus, comme autrefois, de renouer avec une personne que nous avons perdue de vue, mais bien au contraire, d’échapper à la présence virtuelle de personnes avec lesquelles nous avons rompu tout lien. Car il est devenu quasiment impossible de rompre les “liens virtuels” qui nous attachent à tous ceux qui ont croisé notre vie. Tel réseau social fera ainsi remonter l’image d’une personne que nous avons aimée jadis, tandis que tel autre prétendra nous informer des “nouvelles relations” d’une autre personne avec qui nous avions, justement, coupé toute relation… A l’ère des cybermédias et des réseaux "sociaux", il est devenu plus difficile de "tourner la page" que de retrouver la trace d'une personne appartenant à une période révolue de notre vie.

 

Mais ce n’est qu’un aspect secondaire. L’effet le plus grave - et peut-être irrémédiable - de cette invasion par le “souvenir artificiel” réside dans l’atrophie de notre capacité à nous souvenir volontairement, à faire fonctionner le mécanisme subtil et entièrement libre de la remémoration, à laisser notre esprit divaguer librement ou au contraire, à l’orienter volontairement dans la direction que nous avons choisie. Dans les deux cas - rêverie ou réflexion - la technologie numérique nous entrave et nous prive de notre liberté. (à suivre…)

Pierre Lurçat

(1) Parmi lesquels on peut citer les noms de Hannah Arendt, de Liliane Lurçat ou de Neil Postman.

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”Un formidable parcours philosophique… Une méditation sur le sens de nos vies”.

 

Marc Brzustowski, Menorah.info

 

“Une réfexion profonde sur des questions essentielles, comme celle du rapport de l'homme au monde et la place de la parole d'Israël”.

Emmanuelle Adda, KAN / RCJ

 

“Une analyse claire et percutante  de la définition de l’humain dans le monde actuel”

Maryline Médioni, Lemondejuif.info

 

 

En vente dans les librairies françaises d’Israël et sur Amazon.


 

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A propos de Technopoly : Neil Postman, un penseur pour le monde actuel

October 30 2019, 16:15pm

Posted by Pierre Lurçat

 

לזכר אבי ומורי

François Lurçat (11-10-1927 - 14-10-2012)
 

La technique accroît la quantité d’information disponible. Plus celle-ci augmente, plus les mécanismes de contrôle sont mis à rude épreuve, et plus il faut en créer de nouveaux pour y faire face. Cette perte de contrôle entraîne alors un déséquilibre sur le plan psychique et moral. Sans système de défense, les individus ne parviennent plus à donner du sens à leur existence, perdent la capacité à se souvenir et ont des difficultés à imaginer l’avenir de façon rationnelle”.

 

Cette citation, saisissante de vérité, décrit précisément les effets des nouveaux médias et téléphones portables sur les utilisateurs, jeunes et moins jeunes, qui leur sont de plus en plus asservis. Pourtant, elle est bien antérieure à l’apparition des téléphones portables et même d’Internet, sous la forme où nous le connaissons aujourd’hui : elle  date en effet de 1992. Cette description de la “société de l’information” actuelle est extraite du livre pionnier de Neil Postman, Technopoly, publié aux États-Unis il y a presque 20 ans, et qui vient seulement d’être traduit en français.


 

 

Neil Postman est un auteur capital pour la compréhension de notre monde actuel, dont les livres sont encore largement ignorés du public francophone. (Un autre de ses livres a été publié en français en 2011, sous le titre Se distraire à en mourir). Né en 1931 et décédé en 2003, il est souvent présenté comme un théoricien (et un critique) des médias, ce qui ne recouvre en réalité qu’un aspect - important mais partiel - de son oeuvre. Éducateur de formation, il a d’abord enseigné l’anglais, avant de fonder un programme d’écologie des médias à l’université de New York. 

 

La critique déployée par Postman, dans une quinzaine d’ouvrages publiés entre le début des années 1960 et la fin des années 1990 - ainsi que dans ses cours, interventions et articles de journaux - concerne en réalité non seulement les médias et la technologie (thème de son livre Technopoly) mais plus largement, la culture dans sa totalité et la manière dont elle est affectée par les changements technologiques, idéologiques et sociaux. Comme ses travaux antérieurs, la réflexion menée dans Technopoly repose en effet sur un constat fondamental, qu’il exprime ainsi dans son livre La disparition de l’enfance (1) : “nous créons des machines pour un but particulier et limité. Mais une fois la machine construite, nous nous apercevons qu’elle est capable de changer nos habitudes de pensée”. 

 

Ce constat - auquel il a donné le nom de “syndrome de Frankenstein” - est illustré par Postman à travers de nombreux exemples, comme le télescope, le téléphone, le télégraphe et le développement des mass média et de la télévision. Mais il est tout aussi pertinent à l’égard des nouvelles technologies développées après son décès : Internet, les nouveaux médias et les téléphones portables. C’est ainsi que Postman définit le concept de Technopoly : une société qui croit que “l’objectif principal, voire unique du travail et de la pensée humaine est l’efficacité, que le calcul technique est à tous égards supérieur au jugement humain… et que les affaires des hommes sont guidées de la meilleure façon par des experts”.

 

L'effet le plus radical - et le moins souvent discuté - de la technologie, est en effet de modifier notre conception et notre définition de la pensée et des autres activités humaines. Ainsi, il est aujourd'hui très largement admis que l'homme serait seulement un animal un peu plus évolué que les autres, ou que l'esprit humain serait un simple système de traitement de l'information…(2) Ces conceptions très récentes, contraires à toute la tradition philosophique occidentale - découlant de la notion hébraïque du Tselem (l'homme créé à l'image de Dieu) - sont étroitement liées, comme le montre Postman, aux développements technologiques et scientifiques et à l'idée que ceux-ci pourraient nous dire quelque chose de la nature humaine...


 

Neil Postman


 

La science, nouvelle source de crédulité

 

La réflexion de Postman ne se cantonne pas à la seule technologie, mais aborde des thèmes aussi divers et importants que la médecine ou les statistiques (3). A travers la technologie, c’est aussi l’idéologie scientiste qu’il dénonce. Publié en anglais sous le titre “Technopoly, The Surrender of Culture to Technology”, Technopoly relate ainsi comment l’humanité a quitté la “civilisation de l’outil” pour embrasser la technocratie, que Postman caractérise notamment comme l’époque de “séparation de la morale et des valeurs intellectuelles”, consécutive aux bouleversements apportés par plusieurs des fondateurs de la science - et notamment de la physique - moderne, comme Kepler, Galilée et Newton. C’est à cette époque que le “grand récit de la science a pris le pas sur le grand récit de la Genèse pour définir la vérité”. 

 

Mais, contrairement à une idée reçue, que Postman bat en brèche, l’avènement de la science comme nouveau “grand récit”, se substituant à celui de la Genèse sur lequel a largement reposé l’Occident judéo-chrétien depuis presque 2000 ans, n’a pas coïncidé avec l’avènement d’un règne universel de la Raison, mettant fin aux croyances et aux superstitions. Bien au contraire : la science est devenue -  à travers son sous-produit qu’est la technologie - la nouvelle source d’autorité et de crédulité. Comme le faisait déjà remarquer Bernard Shaw il y a près de 80 ans, “un individu lambda de la première moitié du XXe siècle est à peu près aussi crédule qu’un individu lambda du Moyen-Age. Pour ce dernier, la source d’autorité était la religion. De nos jours, c’est la science”. Ou comme le disait François Lurçat, “la science ne nous éclaire plus, elle nous éblouit” (4).

 

Face à l’emprise croissante de la technologie et des nouveaux médias, que peut-on faire? Peut-on “revenir en arrière”? En réalité, l’énoncé même de cette question repose sur le présupposé d’un progrès nécessaire et inéluctable de l’humanité, identifié au progrès technologique, qu’on s’interdit de juger et de critiquer. Il est bien entendu possible de vivre sans les réseaux sociaux, voire même sans téléphone portable ou sans Internet (qui est, comme la langue selon Esope, la “pire et la meilleure des choses”, selon l’usage qu’on en fait). Mais l’essentiel n’est sans doute pas là. L’essentiel, comme le montre bien Neil Postman, est de conserver notre faculté de jugement critique, face à une technologie et à une science qui sont largement devenues les idoles du monde actuel.


 

Jacques Barzun Liliane et François Lurçat


 

La réflexion de Postman rejoint celle de plusieurs autres penseurs contemporains, parmi lesquels on peut citer son compatriote Jacques Barzun, philosophe et historien des idées (né en France et installé aux États-Unis) ou encore Liliane Lurçat, psychologue et François Lurçat, physicien et philosophe, dont les travaux respectifs sur la télévision et sur la science actuelle convergent à de nombreux égards avec l’analyse développée dans ce livre. Il faut rendre hommage aux éditions L’échappée qui ont publié ce livre passionnant, et à l’association Technologos, qui l’a traduit. J’ajoute que la présentation est très soignée et agréable. Un livre à lire et à faire lire.

Pierre Lurçat

 

(1) The disappearance of Childhood, 1982. Non traduit.

(2) Voir à ce sujet la série d’articles que j’ai consacrés à Yuval Noah Harari : http://vudejerusalem.over-blog.com/2019/08/yuval-noah-harari-et-le-judaisme-i-un-penseur-edulcore-pour-un-monde-sans-gloire.html 

http://vudejerusalem.over-blog.com/2019/08/yuval-noah-harari-et-le-judaisme-ii-homo-sapiens-ou-creature-a-l-image-de-dieu.html

http://vudejerusalem.over-blog.com/2019/08/yuval-harari-et-israel-iii-le-faux-prophete-de-jerusalem.html

(3) Voir notamment L’autorité de la science, Cerf 1995, et La science suicidaire : Athènes sans Jérusalem, éditions François-Xavier de Guibert, Paris, 1999. Voir mon article : http://vudejerusalem.over-blog.com/2018/10/athenes-sans-jerusalem-le-rejet-des-racines-hebraiques-au-coeur-du-suicide-de-l-occident.html

(4) Sur ce sujet, Postman confirme l’observation faite par le rav Léon Ashkénazi: “Ce n’est donc pas par hasard que la Tora condamne précisément la statistique (Exode, 21-12) et ordonne que tout « dénombrement », où la personne humaine est réduite à un numéro d’ordre, soit « racheté » par le shekel”. In “Attitude scientifique et attitude religieuse”, repris dans L’éclaireur, https://www.leclaireur.org/magazine/view?id=6&articleID=179

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