Une page d'histoire - Israël et la Turquie... en 1914, le regard de Jabotinsky
Dans l'extrait qu'on lira ci-dessous de son Autobiographie, que j'ai eu le plaisir de traduire en français il y a quelques années (1), Jabotinsky raconte comment il changea d'avis sur l'attitude que le mouvement sioniste devait adopter envers la Turquie à une époque où les autres dirigeants sionistes - et Ben Gourion le premier - étaient encore tous favorables à une attitude de loyauté envers la "Sublime Porte". Jabotinsky fut le premier à comprendre que la libération d'Eretz Israël passait par le démembrement de l'empire ottoman.
Outre son intérêt historique, ce récit est riche de réflexions qui montrent la grande intelligence politique de Jabotinsky - intelligence politique qui faisait cruellement défaut à notre peuple à son époque (et encore aujourd'hui) - comme l'illustre la réflexion qu'il rapporte dans la bouche de Max Nordau : "Le Juif n'apprend pas par des raisonnements rationnels : il apprend par les catastrophes. Il n'achètera pas un parapluie « simplement » parce que des nuages s'amoncellent à l'horizon : il attendra d'être trempé et atteint de pneumonie.." P.L
Cette situation fut soudain modifiée en l'espace d'une nuit. Je me trouvai alors à Bordeaux – je m'y étais rendu pour voir ce que ferait le gouvernement en exil, et c'est là-bas que j'appris la nouvelle que la Turquie s'était alliée à l'Allemagne et à l'Autriche, pour combattre à leurs côtés l'Angleterre, la France et la Russie.
Je dois l'avouer : jusqu'à ce matin, à Bordeaux comme partout ailleurs, je m’étais considéré comme un simple observateur, sans la moindre raison particulière de souhaiter le triomphe d'un côté et la défaite de l'autre. Mon unique souhait, à cette époque, était que la paix revienne dès que possible. La décision turque fit de moi, en l'espace d'une courte matinée, un partisan fanatique de la guerre jusqu'à la victoire ; cette guerre était devenue « ma guerre ». En 1909, à Constantinople, j'avais été rédacteur en chef de quatre journaux sionistes en même temps (le genre de choses qui ne se produisent que lorsqu'on est jeune) ; les Jeunes Turcs régnaient sur la Sublime Porte, et c'est alors que j'acquis la ferme conviction que, là où les Turcs régnaient, le soleil ne pouvait pas briller ni l'herbe pousser, et que le seul espoir de reconquérir la Palestine résidait dans le démembrement de l'Empire ottoman. Ce matin-là, à Bordeaux, après avoir lu l'affiche encore humide sur le mur, j'en tirai la seule conclusion possible – et jusqu'à ce jour je ne comprends pas pourquoi tellement de mes amis ont mis autant d'années à parvenir à la même conclusion. Telles que je les voyais désormais, les choses étaient claires comme du cristal : le destin des Juifs de Russie, de Pologne et de Galicie était sans le moindre doute, pour important qu’il soit et envisagé dans une perspective historique, un facteur provisoire par rapport à la révolution dans la vie nationale juive que le démembrement de la Turquie allait entraîner.
Je n'ai jamais douté du fait qu'une fois la Turquie entrée en guerre, elle serait vaincue et taillée en pièces : là encore, je suis incapable de comprendre comment on pouvait éprouver le moindre doute à ce sujet. Il ne s'agissait pas de suppositions, mais d'une question de calculs objectifs. Je suis heureux de pouvoir en faire état ici, ayant été accusé d'avoir parié sur le vainqueur de la guerre à cette époque. J'ai longtemps été correspondant en Turquie. Je tiens le métier de journaliste en la plus haute estime : un correspondant consciencieux en sait bien plus sur le pays où il se trouve que n'importe quel ambassadeur – et selon ma propre expérience, souvent plus qu'un professeur autochtone. Mais dans ce cas particulier, non seulement les professeurs, mais aussi les ambassadeurs étaient avertis de cette vérité évidente concernant la Turquie. Aucun journaliste ne pouvait évidemment prédire, à cette époque, que l'Allemagne subirait la défaite et la reddition sans condition. Mais je n'ai jamais douté du fait que la Turquie, plus que tout autre pays, devrait payer le prix de cette guerre. La pierre et le fer peuvent supporter le feu ; une hutte en bois brûlera, et aucun miracle ne pourra la sauver...
PHOTO : MAX NORDAU
Je demandai à Nordau son avis sur le programme de bataillon hébraïque, et il me fit une réponse sceptique. Pourquoi nous allier à un camp avant même d'avoir obtenu la moindre promesse concernant l'avenir d'Eretz-Israël ? Et où trouverons-nous des soldats ? Dans la partie neutre de l'Europe, les communautés juives sont restreintes, l'Amérique est trop éloignée ; et le point principal est la relation sentimentale et absurde des sionistes envers « notre frère Ismaël ». Il n'existe pourtant aucun savant au monde pour expliquer comment et quand les Ottomans, de race touranienne, étaient devenus membres de la famille d'Ismaël le sémite ; et pourtant cette relation était telle, et Nordau lui-même en avait souffert après son discours au Congrès de Hambourg, en 5670 [1909], dirigé contre les intentions des Jeunes Turcs.
– Je me rappelle parfaitement votre discours, - lui dis-je – vous aviez déclaré : « On nous propose d'aller nous assimiler en Turquie ? Das haben wir näher, billiger und besser – nous pouvons trouver cela ici, plus près, moins onéreux et mieux ». Je venais alors de Constantinople et je vous applaudis, ivre de joie.
- Mais combien de disputes j'eus ensuite avec les idiots de mon entourage ! – me répondit-il.
- Doktor, - lui dis-je – on ne peut pas conduire notre barque selon les instructions de ces idiots. Non, le Turc n'est pas « notre frère », et même avec le véritable « Ismaël » lui-même, nous n'avons aucune proximité spirituelle. Nous sommes, grâce à Dieu, des Européens, et nous sommes mêmes les constructeurs de l'Europe depuis deux mille ans. Je me souviens d'un autre point de vos discours : « Nous allons en Eretz-Israël pour élargir les frontières de l'Europe jusqu'à l'Euphrate ». Et l'obstacle est la Turquie. A présent, sa dernière heure est venue : allons-nous rester les bras croisés ?
BEN GOURION EN HABIT TURC
Le vieux chercheur me fit une réponse riche de contenu et profonde : c'est seulement des années plus tard que je compris toute sa profondeur :
- Ce sont, mon jeune ami, des paroles logiques : or la logique est la sagesse des Grecs, que notre peuple abhorre. Le Juif n'apprend pas par des raisonnements rationnels : il apprend par les catastrophes. Il n'achètera pas un parapluie « simplement » parce que des nuages s'amoncellent à l'horizon : il attendra d'être trempé et atteint de pneumonie...
(1) éditions les Provinciales.