Une psychologue hors des sentiers battus : Liliane Lurçat (1928-2019)
En exergue au dernier livre qu’elle a publié de son vivant, La manipulation des enfants par la télévision et par l’ordinateur, Liliane Lurçat, ma mère, avait inscrit ces mots : “Je dédie ce livre à la mémoire d’Henri Wallon. Ma formation de psychologue a deux sources, l’école de la vie pendant l’Occupation allemande, et plus tard l’attention affectueuse d’un maître. J’avais 23 ans quand Henri Wallon m’a engagée comme collaboratrice technique, lui-même en avait 72. Je me sentais très proche de lui, en dépit du grand écart d’âge et de culture… Il s’entourait volontiers de psychologues juifs, à qui il reconnaissait volontiers une sensibilité particulière. Il m’a initiée à une psychologie aujourd’hui disparue, héritière d’une grande tradition de psychologie pathologique et de psychologie sociale, aujourd’hui disparue”.
Je voudrais tenter d’expliquer ici brièvement en quoi sa conception de la psychologie était différente des deux grandes écoles qui dominaient la discipline à son époque et qui continuent de la dominer aujourd’hui – le cognitivisme et la psychologie comportementaliste américaine d’une part, et la psychanalyse d’autre part. Concernant cette dernière, les lignes qui suivent, tirées du même livre, éclairent l’attitude de L. Lurçat envers le fondateur de la psychanalyse:
“J’avais eu l’occasion de discuter des idées de Freud avec Henri Wallon, quand je travaillais avec lui. Il adhérait à certains aspects de la conception de Freud, notamment en ce qui concerne le rôle et l’importance des conflits dans la vie psychologique, mais il récusait l’existence d’une sexualité infantile. Il n’y a pas de sexualité infantile, disait-il, bien qu’il existe chez l’enfant une sensibilité diffuse au plaisir, qui n’est pas de nature sexuelle. Le plaisir de nature sexuelle apparaît lors de la puberté… Freud observe le même phénomène de sensibilité diffuse au plaisir. Dans sa conception, la libido sous-tend les pulsions sexuelles, c’est un principe indifférencié au départ, qui existe chez l’enfant et qui se manifeste par une sensibilité diffuse. Il en déduit l’existence d’une sexualité infantile”.
Ce débat théorique a des conséquences très concrètes, car c’est l’existence d’une sexualité infantile qui est parfois invoquée par certains pédophiles pour justifier leurs pratiques. Au contraire de Freud, Wallon ne considère pas l’enfant comme un adulte en réduction. Mais ce désaccord sur un aspect ponctuel – la sexualité infantile – n’est qu’un aspect d’un désaccord plus vaste et plus fondamental, qui porte sur l’être humain tout entier. A travers ce qu’elle appelle la “déshumanisation de la sexualité” et de l’amour, Liliane Lurçat voit ainsi l’émergence d’une dévalorisation de l’être humain tout entier, qui est commune à la psychanalyse et à la psychologie cognitiviste, laquelle considère l’être humain comme un objet d’étude scientifique dénué de toute particularité (idée tellement vulgarisée aujourd’hui qu’on a du mal à faire entendre une voix contraire…).
Dans un entretien publié dans la revue Enfance en 1968, Wallon expliquait encore : « La psychanalyse réduit tout à un même processus, à un même complexe : tout se ramène au passé de l’individu et aux préludes de la civilisation. Pour Freud, tout se fait par un retour à l’état primitif. La vie va vers la mort ». Cette citation permet de saisir un des aspects essentiels par lesquels la psychanalyse se sépare du judaïsme, auquel on prétend souvent la rattacher. Ce dernier sanctifie la vie et tente à chaque instant d’élever l’homme, au lieu de le rabaisser.
En filigrane de ce débat d’idées au sein de la discipline psychologique se fait ainsi jour un débat plus vaste, dont l’enjeu n’est rien moins que la définition de l’être humain. Ainsi, en menant ses recherches sur l’enfant, sur l’acquisition des connaissances ou sur l’influence de la télévision (sujet demeuré très actuel, à travers le phénomène plus vaste des écrans devenus encore plus omniprésents depuis lors), c’est en effet toute une conception de l’homme que défend L. Lurçat. Dans le débat qui l’oppose à une conception mécaniste et réductrice de l’humain, elle redécouvre une notion essentielle de la pensée hébraïque, celle du Tselem, l’homme à l’image de Dieu.
Outre Henri Wallon – son maître auquel elle voua toute sa vie une vive reconnaissance et dont elle me donna le prénom – sa conception de la psychologie subit d’autres influences, dont l’une fut celle du grand psychiatre Henri Baruk. Une autre influence marquante fut celle de mon père, avec lequel elle partagea bien des sujets de débat intellectuel, et dont je retrouve en la lisant certaines des références littéraires ou philosophiques dont sont nourris ses écrits. Leur dialogue intellectuel fécond transparaît ainsi dans de nombreuses pages de ses livres.
Ma mère qui, au soir de sa vie, écrivait avoir “cessé progressivement d’être française”, avait aussi découvert, dans ses toutes dernières années, le plaisir de célébrer ensemble le shabbat. Il me plaît à penser que la notion du Tselem et de l’irréductibilité de la personne humaine, qui traverse son œuvre de chercheur et de psychologue, était un héritage reçu de ses ancêtres juifs d’Europe centrale. Née à Jérusalem, elle est décédée à Paris, quelques jours après le Yom Ha’atsmaout, le 10 Iyar 5779 (15 mai 2019). יהיה זכרה ברוך .
P. Lurçat