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prague

Le dernier Hannoukah de ma mère

December 19 2019, 11:12am

Posted by Pierre Lurçat

 

Dans les dernières années de sa vie, usée par le temps et diminuée par la dépression consécutive à la mort de mon père, dont elle ne s’était jamais  vraiment remise, ma mère passait la plus grande partie de ses journées dans sa chambre, alitée, ou parfois assise sur une chaise, dans la salle à manger ou derrière le bureau où elle avait travaillé de si longues années et écrit tous ses livres. Parfois aussi, dans ses dernières semaines, allongée sur son lit qu’elle ne quittait plus guère, elle parvenait encore à lever la main en l’air et faisait le geste d’écrire, traçant d’invisibles phrases au-dessus de sa tête. Lorsque Marie, la dame qui l’accompagnait avec dévouement depuis le décès de mon père, lui demandait ce qu’elle faisait, ma mère lui répondait avec le plus grand sérieux : “J’écris un article!”.

 

 

Dans cet ultime combat contre la maladie et contre la mort, ma mère déploya des trésors de vitalité, qui étonnèrent à de nombreuses reprises les médecins et infirmières qui s’occupaient d’elle. A l’hôpital Saint-Joseph, où mon père était décédé plusieurs années auparavant et où ma mère avait été admise pour une infection pulmonaire, le personnel soignant - dévoué et attentionné - manifestait régulièrement le sentiment que tout était joué et qu’elle n’avait plus que quelques jours à vivre… “L’essentiel, c’est qu’elle ne souffre pas, qu’elle soit confortable” répétaient à l’envi les médecins et les infirmières, comme un mantra, idée bien conforme aux conceptions de l’époque, qui craint la souffrance bien plus que la mort. Lorsque je leur expliquai que l’essentiel, à mes yeux, était qu’elle vive encore - certes sans trop souffrir, mais sans trop hâter l’inéluctable non plus, on me regardait avec un regard de condescendance amusée, comme si j’étais fou ou naïf. “Ce pauvre monsieur ne sait-il donc pas que la vieillesse n’est que le prélude à la mort?”


 

En mon for intérieur, pourtant, je savais bien que c’était moi qui avais raison, contre les médecins et leurs certitudes d’airain. Car la force de vie de ma mère était capable de surmonter toutes les affections et les maladies, et sa flamme (à laquelle la tradition juive compare l’âme humaine, la neshama) tremblait, vacillait et faisait à chaque instant mine de s’éteindre, mais elle brûlait encore. Cette flamme de vie, qui avait résisté aux multiples épreuves de sa longue existence, à l’internement à Drancy, à la guerre et aux privations, elle était comme ces petites fioles d’huile qu’on allume à Jérusalem pendant Hannoukah, la fête des Lumières, et dont une coutume aujourd’hui très répandue veut qu’on les dispose à l’extérieur de la maison, pour faire la “publicité du miracle” de la victoire des Hasmonéens contre les Grecs. En décembre, à Jérusalem, le climat est parfois froid et venteux, et il est étonnant de voir les petites fioles, dans le soir tombant, trembloter au vent, paraissant sur le point de s’éteindre et continuant envers et contre tout de brûler et de diffuser leur lumière tout autour d’elles…

 

 

Ma mère était entrée à l’hôpital le lundi, et elle y resta jusqu’au mercredi de la semaine suivante. Me trouvant à Jérusalem lors de son hospitalisation, je pris le premier avion le lendemain. Les médecins que je rencontrai étaient très pessimistes et ne lui donnaient que quelques heures à vivre. Mais leurs pronostics furent démentis par l’opiniâtreté et la force de vie de ma mère. Sa flamme continuait de brûler, envers et contre tout. Comme dans le récit du miracle de Hannoukah - dont les lumières se consumèrent pendant huit jours alors que l’huile ne suffisait qu’à une seule journée - la flamme de ma mère brûla et éclaira encore pendant plus d’une semaine. Jusqu’à son dernier souffle, elle se montrât telle qu’elle avait été sa vie durant : forte, obstinée et indomptable. 


 

Une petite lumière chasse beaucoup d’obscurité”. Cet adage des hassidim de Habad me semblait alors, pendant les longues journées que je passai au chevet de ma mère, résumer parfaitement le secret de sa vie et de ses multiples combats, personnels, professionnels et intellectuels. Elle était née à Jérusalem, avait grandi et vécu à Paris, où elle avait passé toute son existence adulte. Elle s’était battue pour ses idées, pour son statut de chercheur indépendant au CNRS et pour le droit de mener ses recherches en solitaire, loin des foules, des modes, des idéologies et des crédits de recherche : “hors des sentiers battus”, selon l’expression qu’elle affectionnait particulièrement. Elle avait lutté, farouche et ombrageuse, contre ses patrons de labo - ces “mandarins” de la psychologie contre lesquels elle avait défendu becs et ongles,  aux côtés de son mari, lui aussi chercheur, une autre idée de la recherche scientifique, plus exigeante et plus austère. 

 

Drancy

 

Elle avait lutté contre les gardiens de Drancy, contre les dirigeants du Parti, qui n’appréciaient guère son esprit rebelle et la soupçonnaient d’accointances “sionistes” ; son frère n’était-il pas lieutenant-colonel de l’armée israélienne, comme elle l’avait déclaré sur un questionnaire officiel du Mouvement de la Paix, à Prague , en pleine période des procès antijuifs, avec une témérité qui frôlait l’inconscience? Elle s’était toute sa vie battue contre les partis, les institutions et les idéologies, restant jusqu’à son dernier jour un esprit libre et rebelle. Oui, ma mère avait gardé, toute sa vie durant, quelque chose d’étranger et d’insaisissable qui faisait d’elle une personne inclassable, fière et rétive.

 

Prague

 

Je suis née étrangère et je le suis demeurée”, écrivait-elle, désabusée, dans un de ses derniers textes. S’étant considérée, toute sa vie d’adulte, comme Française à part entière, elle redécouvrait, au soir de son existence, qu’elle ne l’était pas tout à fait. Car son identité française - celle de la femme publique (qui avait toujours fui les mondanités et les exigences de la vie sociale) - élève de l’école publique qu’elle avait aimée et défendue contre ses destructeurs, incarnant un modèle de réussite de “l’école de la République”, fille d’émigrés qui ne parlaient pas français, devenue maître de recherches au CNRS, ne définissait pas son identité la plus intime, celle qu’elle ne dévoilait qu’à ses proches. Française de coeur et d’adoption, elle était aussi restée étrangère.

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Prague 1951 : dans l'ombre du procès Slansky, Par Liliane Lurçat

May 14 2019, 16:31pm

Posted by Liliane Lurçat

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J'ai eu la chance, ou la malchance, de me trouver souvent au mauvais endroit et au pire des moments : on appelle cela les hasards de la  vie. Cela m'a permis de voir des choses qui ont déterminé ma vie, sans comprendre, sur le moment, la signification de ce que je vivais, dont la portée m'échappait totalement et pour longtemps encore.

J'étais jeune, étudiante en psychologie, mère d'un petit Olivier âgé de 17 mois, épouse d'un étudiant en philosophie. Sans un sous, nous étions en quête de travail. On nous proposa alors d'aller à Prague.

On devait déménager le siège du Conseil Mondial de la Paix dans cette ville. Ce mouvement d'obédience communiste, se trouvait jusque-là à Paris.

A l'époque, comme beaucoup d'étudiants un peu paumés dans la Sorbonne, je m'étais inscrite au parti communiste qui recrutait parmi les étudiants. Le parti communiste se glorifiait d'être le « parti des fusillés » pendant la résistance.

 

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J'étais candide, sans méfiance, fâcheux défaut bien connu de ma mère qui me disait : « reste assise sur ton c... il ne t'arrivera rien » (ça sonne mieux en Yiddish).

Si j'avais obéi, ma vie aurait été sûrement différente et je ne raconterais pas mes mésaventures tchèques.

La fédération de Paris du Parti communiste Français nous demanda de remplir une biographie. Parmi les questions : « Avez-vous voyagé ? » j'ai répondu : « mon dernier voyage date de mes quatre ans, nous sommes retournés en Palestine en 1932, mais mon père s’est retrouvé au chômage et nous avons dû rentrer en France »

« Bête et disciplinée » selon la formule de mon amie Rachel, j'ai rempli ma « bio » en rajoutant ce qui n'était pas demandé et qui constituait une bombe à retardement, le nom de mon frère Ménahem officier de l'armée d'Israël.

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La Tchécoslovaquie était alors en pleine ébullition. Une ambiance de terreur règnait à Prague. Dans l'hôtel où nous logions, le personnel était effrayé et mutique.

On nous emmenait en groupe participer à la vie politique : discours en coréen pendant une heure et demie, traduction en tchèque d’une durée identique. Après ça, on se sentait informés, mais de quoi ?

Le jour de notre arrivée tous les magasins d'alimentation étaient fermés pour deux jours. Le prétexte invoqué était celui d'un inventaire national pour connaitre l'état dans lequel se trouvait le pays.

 

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Nourrir un enfant de 17 mois qui pesait 11 kg était un problème insoluble, d'autant que le salaire de mon mari suffisait tout juste à payer la chambre et deux repas un pour lui, un demi pour Olivier, un demi pour moi.

Quand Olivier ne pesa plus que dix kilos, je l'ai renvoyé à sa grand-mère à Paris. Il risquait de laisser sa peau à Prague. Il vaut mieux vivre de l'autre côté du rideau de fer que de mourir en République démocratique.

J'ai alors demandé à travailler. A quoi pouvait-on m'occuper ? C'était un autre problème insoluble... J'étais considérée comme quelqu'un de dangereux qui n'aurait jamais du venir.

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A l'époque le procès Slansky était à l'ordre du jour. C'était le dirigeant juif du pays coupable d'avoir aidé Israël. Je n'en savais rien.

On m'a d'abord mise à l'ascenseur comme fille d'ascenseur, en compagnie d'un vieux juif terrorisé.

Et puis j'ai tourné la ronéo. J'avais les adresses de tous les correspondants clandestins de par le monde. Tâche mécanique certes, mais hautement responsable.

Ce qui me rendit philosophe : « et en plus ils sont cons… ». Je faisais des progrès.

Un grand responsable arriva de Paris. Laurent Casanova, membre du Bureau politique du PC, auteur de la classification des sciences en « sciences bourgeoises » et «sciences prolétariennes ».

C'est lui qui me convoqua : il me demanda ce que je faisais à Paris. Je lui répondis : « J'étais étudiante en psychologie et on m'a dit que c'était une science bourgeoise ».

Sa réponse : « Retournez à Paris et faites de la psychologie ». J'ai encore obéi.

Par hasard il y avait un poste de technicienne à mi-temps à pourvoir auprès du professeur Henri Wallon. On m’a choisie parmi plusieurs candidats. Mon avenir était écrit. Mais je n'en savais rien.

Slansky, lui, a été pendu.

                                                                       Liliane Lurçat

 

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Le vieux cimetière juif de Prague

N.d.R. Le procès Slansky, qui aboutira aux "aveux" du dirigeant communiste tchèque Rudolf Slansky et à sa condamnation à mort, est le pendant de l'affaire du "complot des Blouses blanches" qui se déroule à la même époque en URSS. Au-delà de l'aspect politique intérieur et de la rivalité au sein du parti communiste, c'est l'antisémitisme qui en est le mobile principal. Cette affaire inspirera le fameux livre d'Artur London, L'aveu, adapté au cinéma par Costa Gavras.

 

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