VICTOR SOSKICE - Le héros de mon adolescence, Pierre Lurçat
J’étais parti sur les traces de Victor, héros mort à l’âge de vingt-deux ans qui avait joué un rôle essentiel dans la vie de mon père, sans savoir ce que j’allais trouver en chemin. Tout avait commencé par une photo, mystérieuse et fascinante ; celle d’un jeune homme au beau visage d’un ovale parfait, les cheveux blonds tirés en arrière, le regard légèrement rêveur. J’avais longtemps vu cette photo exposée dans le bureau de mon père, sans vraiment la regarder. Elle faisait partie du paysage familier de mon adolescence, comme celles de mes grands-parents ou des cousines de ma mère, mortes en déportation.
Il y avait d’un côté la famille de ma mère : mon grand-père Joseph, que je n’avais pas connu, mais dont le portrait en ‘Halouts, vêtu de l’habit de bédouin comme les pionniers de son époque en Israël, avait hanté les rêves de mes dix-sept ans, au point que j’avais voulu mettre mes pas dans les siens. Ma grand-mère Chaya, que j’avais connue au crépuscule de sa vie, femme usée par le travail physique (elle vendait des ballots de vêtements sur les marchés de la région parisienne) et par le chagrin du décès de son mari, dont elle était restée à jamais inconsolable. Et les cousines Fanny et Florette, mortes à Auschwitz à la fleur de la jeunesse.
Du côté paternel, il y avait le cousin Victor, qui avait sauvé mon père de la noyade lorsqu’il était enfant. Mes grands-parents paternels, que je n’avais pratiquement pas connus – ils étaient morts l’un après l’autre à quelques mois d’intervalle, lorsque j’avais trois ou quatre ans – ne m’intéressaient guère. Pendant des années, presque des décennies, j’avais oblitéré la branche paternelle de ma famille, celle dont je portais le nom, pour me construire une identité dont mes ancêtres paternels étaient exclus. Sans doute était-ce la conséquence de ma double origine (mais n’est-ce pas le lot de tout un chacun ?) qui m’avait porté à préférer le côté maternel. A l’âge où l’on se construit une identité et une famille – en faisant le tri de ceux parmi ses ancêtres, réels ou imaginés, à qui l’on veut ressembler – j’avais opté délibérément et exclusivement pour le côté maternel, celui des sœurs Shatzky et de mon grand-père, Joseph Kurtz, en rejetant les Lurçat.
Seul Victor faisait exception (au point que j’avais longtemps pensé que, si j’avais un fils, il porterait son prénom). Pourquoi ? Parce qu’il avait sauvé mon père, et sans doute plus encore parce qu’il me rattachait lui aussi, par son destin tragique de soldat mort à vingt ans, à l’époque héroïque de la Deuxième Guerre mondiale, tellement plus passionnante à mes yeux d’adolescent que celle des années 1980 dans laquelle je vivais. Nous appartenions, ma sœur Irène et moi, à la génération née au cœur des années opulentes et tranquilles de la fin des années soixante – point d’orgue de ces Trente Glorieuses qui n’avaient rien de glorieux à mes yeux, car j’avais grandi dans le sentiment de confort et d’ennui inspiré par l’idée que l’Histoire, la vraie, avait pris fin dans les ruines de Berlin en 1945.
Aux yeux de l’enfant que j’étais, tout ce qui se rapportait à la guerre (la seule qui m’intéressait, car celle de 1914 était trop lointaine et beaucoup moins romantique) était teinté de couleurs riches et flamboyantes, comme les romans de Dumas que j’avais lus et relus ; je m’identifiais aux héros anonymes de la Résistance, aux soldats du débarquement sur les plages d’Utah et d’Omaha Beach, aux évadés des camps de prisonniers en Allemagne. Ils peuplaient mon panthéon personnel, bien avant que j’y fasse entrer les héros du ghetto de Varsovie et ceux de la renaissance de la nation juive.
Chaque mercredi, je feuilletais les pages de l’Officiel des spectacles, à la recherche d’un film de guerre qui me ferait palpiter le cœur, autant que La Grande évasion ou Le Jour le plus long – les deux films-culte de mon adolescence. Dans la librairie de la rue Racine où ma mère m’emmenait souvent, je n’avais d’yeux que pour le rayon consacré à la guerre et à la Résistance (c’était, je l’ignorais alors, une librairie proche du Parti communiste). Je rêvais de faire dérailler des trains allemands, de me battre dans les maquis de Provence et de m’évader aux côtés de Steve Mc Queen d’un camp de prisonniers, dans la scène inoubliable de La Grande évasion où il saute à moto par-dessus les barbelés.
Mais le héros véritable de mon adolescence était resté cette figure mythique et presque évanescente, que j’avais connue de manière très fragmentaire par les récits de mon père, et largement imaginé. Parti en Israël, sur les traces de mon grand-père maternel, j’avais fini par oublier Victor… Jusqu’au jour où, bien des années plus tard, le hasard (ou bien était-ce le destin?) me fit rencontrer un témoin de cette époque lointaine, qui l’avait bien connu.
(Extrait de Victor Soskice, Qui sauve un homme sauve l’humanité, Editions L’éléphant / Books on Demand 2022).
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