Le conflit identitaire israélien (IV) : Face au monde ‘harédi : peur, ignorance et haine gratuite
Invité à une seouda de Pourim chez une amie à Jérusalem, j’y ai fait la connaissance d’un professeur à la retraite de l’université hébraïque, Menahem M., qui est une sommité dans son domaine (la langue et la littérature arabe). Cet homme affable et cultivé est un sabra très représentatif de sa génération (né dans les années 1930). Ayant combattu dans l’armée en tant qu’officier des renseignements militaires, il a connu de près plusieurs dirigeants israéliens et assumé des responsabilités dans l’administration civile de la Judée-Samarie, outre ses accomplissements professionnels.
Notre conversation a commencé de manière très banale : apprenant qu’il vivait depuis quarante ans à Katamon, quartier que je connais bien, je lui demandai si le quartier avait beaucoup changé. En réponse, il m’expliqua d’emblée que son immeuble abritait deux familles de Juifs pratiquants, mais qu’ils étaient très « supportables » ! Il avait aussitôt interprété ma question anodine comme si je parlais de la « haredisation » de Jérusalem, sujet d’inquiétude pour beaucoup de ses habitants non pratiquants.
Le professeur M. n’est pourtant pas un universitaire israélien « hiloni » typique : il m’expliqua faire le kiddoush tous les vendredis et le Seder « selon la halakha ». Par ailleurs, il range parmi les trois plus grandes catastrophes de l’histoire d’Israël depuis 1948 la guerre de Kippour et les accords d’Oslo. Sur ce dernier point, il m’avoua s’être trouvé en minorité à l’université hébraïque. Quand nous évoquâmes la figure de Moshé Dayan, pour lequel il n’avait aucune affinité, il me le décrit comme un Israélien empli de préjugés envers les Juifs de diaspora, évoquant les « tailleurs juifs de New York » comme l’aurait fait un journal antisémite du début du siècle passé.
Mais lorsque nous arrivâmes inéluctablement à parler de l’actualité, malgré tous mes efforts pour cantonner la conversation à l’histoire d’Israël sur laquelle il avait beaucoup à dire, ce que je craignais arriva. Il s’exclama : « Nous sommes gouvernés par des fascistes juifs ! » Après le refrain sempiternel sur Smotrich et Ben Gvir, j’eus droit à un aveu plus intéressant à mon goût. Sa plus grande crainte était de voir Israël se transformer en théocratie juive, et il préférait « être enterré avant de voir cela arriver ».
En écoutant ces mots, je pensais à une phrase similaire du juge Aharon Barak, le « grand-prêtre » de la Révolution constitutionnelle, qui déclarait dans une récente interview à la chaîne Kan « préférer mourir » plutôt que de voir Israël se transformer en un Etat différent de celui qu’il dit aimer… Dans les deux cas, le refus de voir le pays se transformer conduit à préférer ne plus être de ce monde. Comme si l’évolution démographique était nécessairement synonyme de catastrophes à venir… En repensant à ma conversation, j’y ai décelé quelques éléments caractéristiques de l’attitude des médias mainstream et d’une large fraction de la population israélienne envers le monde harédi, que je voudrais exposer brièvement ici.
L’ignorance et la peur
La première caractéristique de cette attitude est une grande ignorance, nourrie pas les médias israéliens qui entretiennent une image stéréotypée et le plus souvent négative du monde ‘harédi. Les évolutions profondes de la société israélienne depuis trois décennies, y compris à l’intérieur de la société juive ‘harédi (travail des femmes, enrôlement grandissant des jeunes hommes dans l’armée, etc.) n’ont pas modifié ces stéréotypes, qui sont utilisés par certains partis et hommes politiques, qui en ont fait leur fonds de commerce. Il y a bien sûr quelques exceptions, et certaines personnalités du monde ‘harédi jouissent d’une grande popularité, comme le chanteur Shuli Rand ou l’acteur et chanteur devenu rabbin Uri Zohar.
Mais ces exceptions – qui appartiennent au monde du spectacle – ne remettent pas en cause les préjugés négatifs entretenus par les médias israéliens et partagés par une large partie de la population. Comme souvent, l’ignorance va de pair avec la peur. Le professeur Dan Schetman, Prix Nobel de chimie, déclarait récemment : “J’ai une peur mortelle des ‘Harédim… Ils nous prennent notre Etat”. On a peur de ce qu’on connaît peu ou mal, et la plupart des Israéliens ignorent le monde ‘harédi qui se trouve pourtant au cœur des grandes villes, et qui – contrairement à un stéréotype tenace – ne demande qu’à être connu et découvert. Le succès de la série « Shtisel » a pourtant montré que les ‘Harédim étaient des hommes comme les autres et qu’ils partageaient les mêmes préoccupations que l’ensemble des Israéliens.
L’épouvantail de la « coercition » religieuse
Cette peur est d’autant plus injustifiée que la notion même de coercition religieuse est étrangère au judaïsme. Comme me l’a expliqué le rabbin Ido Rakenitz, auteur d’un livre savant et passionnant sur l’Etat de la Torah démocratique, il est impossible de contraindre un Juif à faire une mitsva, celle-ci devant être accomplie de son plein gré pour être valable… [1] Selon lui, l’instauration d’un Etat de la Torah ne modifierait pas fondamentalement le régime politique israélien. D’autre part, la promulgation de lois inspirées par la Torah ne concernerait qu’une partie des lois en vigueur actuellement, car de nombreux domaines échappent à la halakha.
Pour illustrer cette réalité méconnue, Ido Rakenitz explique que la plupart des décisions quotidiennes échappent à la loi juive, car il existe un espace immense de liberté entre ce qui est obligatoire (commandements positifs) et ce qui est interdit (commandements négatifs). A titre de comparaison, dans la vision du monde du juge Aharon Barak, il n’existe aucun espace de liberté non soumis au droit, car « le monde entier est empli de droit » (dixit Barak)[2].
L’Etat de Torah démocratique ne serait ainsi, contrairement à l’idée reçue à cet égard, pas concerné par le respect du shabbat dans l’espace public! Pour comprendre ce paradoxe, le rabbin Rakenitz me renvoie à une responsa du Hazon Ish, célèbre rabbin et décisionnaire du siècle passé, qui explique que la coercition religieuse a pour objectif d’amener les Juifs à respecter les mitsvot. C’est pourquoi dans le monde actuel, elle est interdite, car elle entraînerait des réactions négatives au lieu d’avoir l’effet escompté. C’est pourquoi il s’oppose à toute initiative de coercition religieuse.
A cet égard, souligne Ido Rakenitz, c’est le camp « progressiste » qui est le moins démocratique, car il tente d’imposer au public sa vision du monde (à travers la Cour suprême ou les médias qui partagent ses conceptions). Le seul domaine où il existerait (et où il existe déjà) une « coercition religieuse » est celui du statut familial, à savoir le droit du divorce et de la filiation qui repose sur la halakha depuis 1948, en vertu du statu quo établi à l’époque par David Ben Gourion. (à suivre…)
Pierre Lurçat
[1] Voir notre article “Rencontres israéliennes : Ido Rechnitz Pour un État démocratique fondé sur la Torah”, Israël Magazine février 2023.
[2] Sur ce sujet je renvoie à mon livre à paraître, Comprendre la réforme judiciaire en Israël, gouvernement du peuple ou gouvernement des juges ? Editions l’éléphant 2023.