Après Rafah: comment défendre Israël à l’ère de la post-vérité?* Pierre Lurçat
Il faut regarder la minutieuse enquête consacrée par l’émission de David Pujadas sur LCI aux événements de Rafah et au soi-disant “massacre de civils” perpétré par Israël. Pujadas, journaliste chevronné, fait figure d’exception dans le paysage médiatique français. Pourquoi ? Parce qu’il croit encore aux faits… La plupart de ses confrères ne se soucient guère des “faits” (si tant est qu’ils y aient jamais cru), préférant “faire le buzz” en s’attachant aux “événements”. Rappelons la différence essentielle entre “fait” et “événement”, telle que l’expliquait Eric Marty[1] à propos de Sabra et Chatila : l’événement est le contraire d’un fait, car il comporte une dimension métaphysique.
Ainsi, à Sabra et Chatila, comme l’avait alors dit Arik Sharon, des chrétiens ont tué des musulmans (fait), mais le monde a accusé les Juifs (événement). (Notons au passage la pusillanimité d’un Denis Charbit qui, sur France Inter, n’a pas hésité à établir une comparaison entre Rafah et Sabra et Chatila! Avec de tels défenseurs, Israël n’a pas besoin d’ennemis…) De la même manière aujourd’hui, dans les faits, Israël s’efforce de protéger les civils. Mais l’événement créé par les médias, s’appuyant sur la propagande du Hamas, consiste à accuser Israël de tuer des civils.
A l’ère de l’information-spectacle instantanée sur les réseaux, alors que l’émotion règne sans partage et que le mot d’ordre universel est “indignez-vous!” (vous vous souvenez de ce vieillard indigne, précurseur de la haine anti-israélienne actuelle, qui avait acquis son heure de gloire en lançant ce slogan?), il est encore possible, démontre Pujadas, de faire du journalisme autrement. Pour comprendre les raisons de cet engouement universel et de ce triomphe de l’émotion, il faut laisser de côté un instant le conflit à Gaza et prendre un peu de recul.
2.
L’époque que nous vivons est celle de la post-vérité. Tout le monde le sait, chacun de nous a entendu parler de cette notion, mais que désigne-t-elle exactement ? Je citerai deux définitions de la post-vérité. La première, celle du dictionnaire d’Oxford en 2016, “Qui fait référence à des circonstances dans lesquelles les faits objectifs ont moins d’influence pour modeler l’opinion publique que les appels à l’émotion et aux opinions personnelles”
La seconde, celle donnée par nos sages dans une discussion citée par le rabbin Léon Ashkénazi : Rabbi Yéhouda a enseigné : dans la génération où viendra le fils de David, la vérité aura disparu (ne’ederet). On a enseigné au nom de l’école de Rav : cela signifie qu’elle sera divisée en “troupeaux” (adarim) et disparaîtra”. On constate que le Talmud avait ainsi annoncé, il y a deux mille ans, l’avènement de l’ère de la post-vérité.
Alors comment défendre Israël à l’ère de la post-vérité? Je n’ai pas de réponse miraculeuse à proposer. Ma suggestion est de tenter modestement de mener un combat simultané sur deux fronts, comme Israël le fait actuellement sur le terrain militaire ; celui de la Vérité et celui des émotions.
3
Contrairement à ce qu’on entend souvent dire, Israël n’est pas “nul en hasbara”. Au contraire! Le défaut d’Israël (comme de ceux qui répandent cette idée) est la tendance juive à s’auto-accuser, au lieu d’accuser systématiquement l’ennemi comme le fait le Hamas. Dans l’affaire de Rafah, on aurait pu dire d’emblée: “Nous ne sommes pas coupables”, c’est le Hamas qui est coupable, au lieu de déplorer l’incident, ce qui n’a nullement rendu service à Israël.
Deuxième idée en matière de “hasbara”: ne pas s’en tenir aux faits (c’est-à-dire à la réalité), dans un monde qui sacralise l’événement (c’est-à-dire la vérité - et le mensonge - métaphysique). Face au mensonge palestinien, mensonge de nature ontologique, métaphysique ou religieuse, Israël doit assumer sa vérité métaphysique. Ou pour dire les choses autrement, le peuple qui sanctifie la vie et la morale, en lutte contre ceux qui sanctifient la mort et le mensonge, doit revendiquer son identité collective !
Comme l’écrit Richard Prasquier dans Causeur, à qui je laisserai le mot de la fin: “N’oublions pas que cette guerre des mots ne vise pas seulement Benjamin Netanyahu, Israël ni même les Juifs. Elle met en cause l’aptitude à utiliser le langage pour exprimer la vérité du monde dans ses nuances et sa complexité. Il s’agit d’un vrai combat de civilisation et ce combat n’est pas gagné…”
P. Lurçat
* Je renvoie également à la conférence sur le même sujet donnée dans le cadre de l’O.S.M. Comment défendre Israël à l’ère de la post vérité ? Pierre Lurçat (youtube.com)
[1] Voir Eric Marty, Bref séjour à Jérusalem, Gallimard 2003.