La Haggada de Jabotinsky : Les quatre fils
Il existe une coutume juive ancestrale, lorsque l’on raconte la Sortie d’Egypte pendant la “nuit du Seder”, de considérer quatre fils, tous différents : le sage, le méchant, le naïf et celui qui ne sait pas interroger. Et il convient de répondre à chacun dans cet ordre, selon son caractère et sa faculté de compréhension.
Le fils sage fronce avec curiosité son front saillant, interroge de ses grands yeux et s’efforce de comprendre. Pourquoi les Egyptiens aimaient-ils tout d’abord nos ancêtres, les accueillaient à bras ouverts, puis se sont mis à les opprimer et à les maltraiter?...
Le second fils, le méchant, est assis avec nonchalance, croisant les jambes, montrant les dents d’un air moqueur et demande : “Quels sont ces coutumes et ces souvenirs bizarres que vous évoquez? Il aurait mieux valu oublier ces bêtises!”
Le troisième fils est innocent. Ses yeux expriment la droiture. Il ne fait pas partie de ceux qui aiment interroger, cherchant des contradictions. Le monde est simple à ses yeux ; il aime croire avec une foi primitive. A cet égard, Samson aussi était un homme innocent… “Père ! demande-t-il, Père! Quand notre situation s’améliorera-t-elle?”
Parle lui de la jeunesse juive dans les collèges de Berlin et de Vienne, de ces fils de commerçants juifs assimilés, qui portent avec fierté sur la poitrine les couleurs nationales : blanc, comme la neige dans notre “vallée des pleurs” ; bleu, comme vous, horizons enchanteurs ! Jaune, comme notre disgrâce.
Raconte lui comment le dramaturge parisien à succès et l’aubergiste pauvre de Galicie, habitué à trembler de peur face au “Pan” polonais, proclament à la face du monde: “Je suis Juif !”. Parle lui de ces poètes extraordinaires qui écrivent désormais dans notre langue, et combien celle-ci est belle et riche, et combien est heureux le peuple qui possède une telle langue…
Jabotinsky avec sa femme et leur fils Eri.
Le quatrième fils ne sait pas interroger. Il assiste au “seder” avec politesse et fait ce qu’on attend de lui, et il ne lui vient pas à l’idée de demander pourquoi ni comment… Sur ce point, je suis en désaccord avec la Haggada. La curiosité est une chose précieuse, mais il existe parfois une sagesse encore plus grande, un sens suprême, par laquelle l’homme accepte les choses transmises du passé comme allant de soi, sans demander quelles en sont les raisons et les conséquences. Cette sagesse doit être préservée.
Cette sagesse est avant tout celle de l’homme des foules juives. Le Juif plein d’amertume, pauvre d’apparence, cordonnier, tailleur, marchand ambulant, drapier, scribe, petit épicier… Celui qui gémit et qui lutte pour sa subsistance, mais le soir du shabbat, ce sont lui et ses semblables qui remplissent les synagogues… Il agonise mais ne meurt pas, va à sa perte mais n’est pas perdu, et s’attache aux mitsvot comme l’ont fait ses ancêtres, presque sans y penser, avec indifférence, avec cette foi inconsciente qui est sans doute plus chère à Dieu que l’extase.
Selon la tradition, tu dois raconter à ce fils tout ce qu’il ne sait pas demander. Mais à mon avis, il vaut mieux que le père aussi se taise, se contente d’embrasser le front - sans dire un mot - de ce fils, qui fait partie des plus fidèles parmi les gardiens de notre foi sacrée.
Z. Jabotinsky
N.d.T. Publié en russe dans les Odeyskaïa Novosti, avril 1911. Les extraits traduits ci-dessus depuis l’hébreu, inédits en français, illustrent la relation riche et complexe que Jabotinsky entretenait à l’égard de la Tradition juive. Celle-ci, tout comme ses conceptions sociales et économiques originales exposées dans son livre La rédemption sociale, sont bien différentes de l'image qu'on présente généralement du père fondateur du sionisme de droite. Le prochain tome de la Bibliothèque sioniste abordera la question des rapports entre État et religion vus par Jabotinsky.
P.Lurçat
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