Réponse à Eva Illouz, Bruno Karsenti et Ilan Greilsammer : Dénonciation et diabolisation dans le discours de la gauche juive
Le 15 novembre dernier, alors qu’Israël pleurait les trois victimes de l’attentat d’Ariel, trois universitaires juifs publiaient des articles virulents contre le futur gouvernement de l’État juif, dénonçant le « nationalisme », le « populisme » et le « fascisme juif ». Au-delà du simple débat intellectuel et politique, la concomitance entre ces deux événements nous amène à interroger un phénomène ancien – et pour ainsi dire consubstantiel à l’histoire juive – celui de la dénonciation, de la diabolisation et des accusations fratricides, pour tenter d’en cerner les motivations profondes.
Dans les colonnes du journal Le Monde (dont la dérive anti-israélienne a souvent été analysée depuis des lustres), le politologue israélien Ilan Greilsammer dénonce les « 14 députés nauséabonds de l’extrême-droite »[1]. De son côté, la sociologue franco-israélienne Eva Illouz écrit : « Nétanyahou est un populiste de droite ‘’conventionnel’’, similaire à Modi, à Orban ou à Trump. Itamar Ben Gvir, le chef de Sionisme religieux, se situe, lui, au-delà du populisme. Il représente ce que l’on est bien obligé d’appeler, à contrecœur, un ‘’fascisme juif’’ » et elle affirme au passage, comme s’il s’agissait d’une évidence, que « les Palestiniens subissent le joug d’un régime cruel ». Quant à l’universitaire Bruno Karsenti, il explique dans les colonnes de la revue en ligne K pourquoi le résultat des élections signifie un tournant majeur et le dévoiement, ou carrément la « fin du sionisme… » et appelle à « comprendre à nouveau le sionisme depuis la diaspora »[2].
On peut bien entendu considérer que ces trois analyses relèvent d’un débat légitime. Mais cela ne nous dispense pas de nous interroger sur les motivations profondes qui amènent des intellectuels juifs à se désolidariser publiquement d’Israël, en expliquant à la face du monde qu’ils « ne font pas partie » de ces autres Juifs qui ont élu le « gouvernement le plus à droite de l’histoire d’Israël »...(L’expression, déjà employée lors de précédentes élections, est notamment reprise par Bruno Karsenti dans l’article précité). On peut aisément critiquer leur analyse sur le plan strictement factuel, en montrant par exemple que le concept de « fascisme juif » est largement erroné et procède d’une simplification abusive, celle que Léo Strauss avait il y a déjà longtemps analysée sous le vocable de « reductio ad hitlerum »[3].
Leo Strauss
Mais notre propos est ici différent : il vise à déceler chez ces trois intellectuels, par-delà la différence possible des parcours individuels, une même attitude profonde, qui remonte très loin dans l’histoire juive. Pour la comprendre, nous citerons un quatrième exemple ; celui du professeur Asa Kasher. Le spécialiste d’éthique, auteur du « Code éthique de Tsahal », a expliqué au lendemain des dernières élections, dans un post très remarqué sur Twitter, que le peuple qui a porté B. Nétanyahou au pouvoir n’était « pas le sien », en dénonçant au passage les « mutations » que représentaient à ses yeux le sionisme religieux et le monde ‘harédi (juif orthodoxe). Ce dernier terme a fait scandale en Israël, au point que Kasher a vainement tenté de se justifier, sans modifier fondamentalement son discours.
Si le propos de Kasher est révélateur, c’est parce qu’il résume de manière lapidaire et limpide la posture commune à ces intellectuels juifs. Ceux-ci prétendent en effet faire sécession, au à tout le moins se « distancier » ou se « désolidariser » d’une partie importante de leur peuple, au nom d’une conception bien particulière de l’éthique, de la politique ou de la place d’Israël parmi les Nations. Ils affirment ainsi – conformément au modèle bien connu du Juif assimilé – avoir plus en commun avec les « valeurs universelles » qu’avec le « particularisme juif », tel qu’il s’est exprimé dans le vote des Israéliens, qu’ils assimilent à un phénomène entièrement négatif (« réaction », « illibéralisme », « nationalisme identitaire » pour Karsenti, « nationalisme religieux » pour Eva Illouz).
« Nous ne sommes pas comme ces Juifs-là ».
Mais cette posture commune ne se contente pas d’exprimer un désaccord, ou un dissentiment. Elle le fait en prenant à parti le reste du monde, comme si l’enjeu était de dire au monde entier : « Nous ne sommes pas comme ces Juifs-là ». Il s’agit donc de dénoncer publiquement le reste des Juifs (qu’il s’agisse d’un parti politique, d’un gouvernement, voire de l’Etat d’Israël tout entier[4]) en faisant allégeance à des « valeurs universelles » dont ces autres Juifs seraient exclus… Cette argumentation n’est pas seulement intellectuelle. Elle procède, comme l’avait bien vu Shmuel Trigano, d’une tentation permanente de la gauche juive, dans l’histoire récente d’Israël, de se positionner contre un « mauvais Israël » (celui des harédim, des sionistes-religieux, des sépharades, etc.[5])
Paradoxalement, ces représentants de la gauche juive retournent très souvent l’accusation de séparatisme contre ceux qu’ils critiquent, en se posant eux-mêmes en victimes d’une exclusion hypothétique, comme le fait Bruno Karsenti, en critiquant la Loi Israël Etat-nation du peuple Juif de 2018, qu’il accuse de « replier l’État juif sur le peuple juif entendu comme le peuple des vrais juifs qui se rassemblent sur cette terre expressément et exclusivement juive ». Ce faisant, il reprend à son compte la vieille accusation (portée notamment par Hannah Arendt au moment du procès Eichmann) d’utiliser la « loi religieuse » juive pour définir l’identité israélienne : « Majoritaires sur leur terre, les juifs y sont hégémoniques ; et hégémoniques, ils sont fondés à l’être exclusivement, au détriment de minorités, qui, en tant que minoritaires, n’ont pas voix au chapitre. Cela vaut au premier chef, évidemment, pour les Palestiniens. Mais cela vaut aussi pour quiconque s’écarte du critère d’identité dont on détient la définition, avec une assurance que seule confère la loi religieuse ».
Plus profondément encore, cette posture intellectuelle procède de l’attitude de mise à distance de celui qui doit porter la faute, pour permettre aux autres (les « bons Juifs ») de rester persona grata dans la société environnante… On aura reconnu dans ce mécanisme celui du bouc émissaire. Le regretté Rafael Draï avait analysé de manière magistrale ce phénomène, précisément au lendemain de l’assassinat du rabbin Meir Kahana aux Etats-Unis, en se demandant publiquement si le rabbin Kahana n’avait pas été transformé en « bouc émissaire » par l’ensemble de l’establishment juif… La dénonciation actuelle du « fascisme juif » confirme son diagnostic. Il n’y a en réalité dans cette attitude rien de nouveau sous le soleil de Sion… C’est en définitive l’histoire de Joseph et de ses frères qui se rejoue indéfiniment, à toutes les époques.
Pierre Lurçat
[1] Sur la métaphore “olfactive” dans l’analyse politique et la diabolisation en général, je renvoie à l’ouvrage éclairant de Pierre-André Taguieff, Du diable en politique, CNRS éditions 2014
[2] Notons que cette revue qui se présente comme un lieu de débat interne au judaïsme bénéfice du soutien de nombreuses fondations, notamment la Fondation Heinrich Böll, celle pour la mémoire de la Shoah, et le Ministère français de la Culture
[3] L’expression est employée par Strauss dans son livre Droit naturel et histoire, Paris, Plon, 1954. Sur le concept de “reductio ad hitlerum” et ses usages contemporains, voir notamment le livre de P. A. Taguieff cité ci-dessus. Taguieff est un des premiers à avoir repris ce concept et à l’avoir utilisé pour analyser le phénomène de la diabolisation, dès les années 1980.
[4] Observons que dans le discours antisioniste, le discours passe très rapidement de la dénonciation d’un parti ou d’un gouvernement israélien “fasciste”, à celle du “fascisme juif”, du “suprémacisme juif” ou du “judaïsme raciste”. Sur ce phénomène d’élargissement de la cible, je renvoie à mon livre Les mythes fondateurs de l’antisionisme contemporain, éditions L’éléphant 2021.
[5] Cf. S. Trigano, L’ébranlement d’Israël, Seuil 2002.