“Apocalypse cognitive” (II) Le complotisme est-il l’apanage d’un seul camp politique?
Dans la première partie de cet article, nous avons exposé l’analyse faite par Gérald Bronner dans son dernier livre, Apocalypse cognitive. Il y montre pourquoi les gens intelligents peuvent croire à des idées folles, par l’effet de divers biais cognitifs, dont certains sont encore renforcés par les médias sociaux (biais de confirmation, “insularité cognitive”, notamment). Ce phénomène de grande ampleur a des conséquences politiques notables, car il aboutit à détruire progressivement le “common ground”, c’est-à-dire le socle sur lequel reposent toute société, et tout régime démocratique. Dans la seconde partie de cet article, nous voudrions montrer les faiblesses de l’analyse de G. Bronner, tenant d’une part à sa méthode (celle des sciences cognitives) et d’autre part à son parti-pris politique.
Ce parti-pris apparaît lorsque Bronner écrit, dans les dernières pages de son livre, que l’apocalypse cognitive est une des causes de la montée en puissance du “populisme”, dont il donne pour exemple l’élection de Donald Trump aux Etats-Unis. Selon Bronner, “la démocratie des crédules paraît avoir tissé sa toile et même parfois mis à la tête de puissants Etats certains de ses représentants les plus exotiques” (page 224). Cette affirmation est étonnante dans la bouche de l’auteur, qui prétend combattre les rumeurs complotistes, tout en utilisant lui-même le langage du complot (de quelle toile s’agit-il et qui a “mis à la tête” des Etats-Unis Donald Trump, sinon les électeurs américains?) Au-delà même de sa résonance complotiste, cette réflexion appelle plusieurs commentaires.
Donald Trump : la “démocratie des crédules”?
Tout d’abord, la démonstration pêche par son raccourci flagrant. Que l’ancien président des Etats-Unis ait utilisé son compte Twitter pour poster des commentaires parfois outranciers ne suffit pas à démontrer qu’il n’a pas été un bon président, sauf à croire qu’un dirigeant politique doit être jugé uniquement à l’aune de son discours. Comme je l’écrivais il y a quelques mois, à l’ère des médias sociaux, les hommes politiques sont jugés bien plus pour leur apparence et pour leur manière de s’exprimer que pour leur politique. Mais les qualités requises d’un dirigeant politique ne sont pas seulement des facultés cognitives, mais aussi et surtout des qualités morales. Ou, pour dire les choses autrement, l’intelligence seule n’est rien sans le courage.
Penser que le “camp populiste” - pour autant qu’il existe (1) - serait le seul (ou le principal) concerné par la diffusion d’infox et de rumeurs “complotistes” est une erreur d’analyse lourde de conséquences. On trouvera aisément des exemples d’infox répandues dans le camp anti-Trump, notamment concernant Israël, accusé de planifier un “génocide” contre les Palestiniens ou autres amabilités de ce genre. Gérald Bronner ne peut pas ignorer que les rumeurs qui sont légion dans le discours antisioniste sont diffusées principalement par des partisans du “camp progressiste” et par des électeurs de Joe Biden. En conclusion, on ne saurait attribuer le phénomène inquiétant auquel Bronner donne le nom d’apocalypse cognitive aux seuls “populistes” (lesquels sont d’ailleurs également répartis sur l’échiquier politique). En tant que phénomène cognitif, il concerne l’humanité tout entière. Mais ce n’est qu’une des faiblesses de l’analyse de Bronner.
La faiblesse de l’approche cognitiviste
L’autre faiblesse, bien plus grave à mes yeux, tient à sa démarche intellectuelle, à savoir l’approche cognitiviste. Toute son analyse repose sur le présupposé que l’homme serait un simple animal doué de raison, selon la vulgate cognitiviste, en faisant abstraction de tout jugement moral. Ainsi, quand il écrit que ”nous sommes des animaux cognitifs qui jugent en partie en consultant l’avis de nos pairs” (page 228), cette affirmation est doublement fausse: sur le plan grammatical, mais surtout sur le plan ontologique. Non, l’homme n’est pas un ”animal cognitif”, car il est porteur du Tselem, créature à l’image de Dieu. L’apocalypse cognitive ne se résume pas, en définitive, à un problème touchant la cognition ou le cerveau, contrairement à ce que pense Bronner. Derrière chaque crise épistémologique se cache une crise morale. C’est le fondement moral de la crise actuelle qui échappe totalement à l’auteur, et qui rend la lecture de son livre à la fois édifiante et décevante.
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On ne saurait comprendre l’immense régression civilisationnelle (2) que les médias sociaux sont en train d’engendrer sous le seul angle, réducteur, du cognitivisme et des sciences sociales. Car cette régression ne concerne pas seulement le cerveau : elle touche la spécificité de l’être humain. “Il est impossible, écrivait Léo Strauss, d’étudier les phénomènes sociaux sans porter des jugements de valeur” (3). C’est ce caractère irréductible qui sépare l’homme de l’animal, que les croyants désignent comme le Tselem et les incroyants comme l’âme ou la psyché, qui échappe à toute réduction cognitiviste, et que le livre de Gérald Bronner passe entièrement sous silence.
Pierre Lurçat
1.Sur le concept de populisme et ses limites, voir le livre de Ilvo Diamanti et Marc Lazar, Peuplecratie, La métamorphose de nos démocraties, Gallimard 2019, qui observe que le « populisme est un des mots les plus confus du vocabulaire de la science politique ».
2. Régression que j’aborde dans mon nouveau livre, Seuls dans l’Arche, éd. de l’éléphant 2021 (voir annonce ci-dessous).
3. Qu’est-ce que la philosophie politique, cité par François Lurçat, La science suicidaire, Athènes sans Jérusalem, éd. F.X de Guibert 1999, p. 12.
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