Les intellectuels juifs face à la guerre en Israël (III) : entre mobilisation et “business as usual”
Histoire juive de la France : le titre peut intriguer, à l’heure où les Juifs se sentent de moins en moins chez eux en France. Il s’agit d’une somme de plus de mille pages, réalisée par cent cinquante auteurs provenant de six pays différents, sous la direction de Sylvie Anne Goldberg, qui vient de paraître aux éditions Albin Michel. La date de parution fait frémir : le 6 octobre, veille du massacre commis par le Hamas à la frontière de Gaza. La coïncidence incite à la réflexion. Elle m’a personnellement fait penser à la floraison intellectuelle pendant la République de Weimar, durant laquelle les Juifs allemands se croyaient encore chez eux dans la patrie de Goethe et de Schiller.
Et les Juifs de France ? S’ils savent – dans leur immense majorité – que leur avenir en France n’est pas assuré et qu’ils sont, tout comme les Juifs allemands dans les années 1920, assis sur un volcan, qu’en est-il de leurs intellectuels et dirigeants communautaires ?
Troisième volet de notre série d’articles sur les intellectuels juifs face à la guerre en Israël.
Dans une grande interview au Monde des Livres, parue vendredi 3 novembre, deux auteurs de l’Histoire juive de la France évoquent le sentiment de solitude des Juifs, alors qu’Israël vient de subir la pire attaque terroriste de son histoire. Mais ils ne semblent pas mesurer l’écart entre leur projet éditorial (soutenu par la Fondation pour la mémoire de la Shoah et d’autres acteurs institutionnels) et la réalité de l’existence juive en France aujourd’hui. Face à ce gouffre, qui n’a cessé de croître depuis le début des années 2000, comment ont réagi les intellectuels juifs en France ?
On peut classer leurs attitudes, grosso modo, en deux catégories : celle des intellectuels qui se sont mobilisés séance tenante, se rendant parfois sur place pour mesurer l’étendue de l’horreur, à l’instar de Bernard-Henri Lévy, qui a été le premier à publier un reportage éloquent depuis le sud d’Israël. Et puis, de l’autre côté, celle d’intellectuels et de représentants des institutions qui, au-delà du soutien verbal, ont préféré faire comme si la vie continuait comme avant… « Business as usual ».
Dans cette seconde catégorie, on peut nommer le grand-rabbin de France Haïm Korsia, qui a surtout cherché à « apaiser » les « tensions entre communautés » – selon l’expression consacrée – en se montrant aux côtés du recteur de la Grande Mosquée de Paris. On a appris par la suite que ce dernier avait, dans la meilleure tradition du double discours arabe et de la taqqiya, adressé un message virulent à ses ouailles, en dénonçant les « crimes de guerre » israéliens et en exprimant un soutien sans faille à l’entité terroriste de Gaza.
Autre exemple de « business as usual » : le site juif Akadem, dont la lecture depuis le 7 octobre donne la pénible impression qu’il ne s’est rien passé en Israël… La page d’accueil, consultée le 3.11.23, ne laisse apparaître presqu’aucune référence explicite aux terribles événements survenus en Israël ! On y parle de littérature, de politique et d’histoire, mais les pogromes de Kfar Azza et du kibboutz Be’eri y sont quasiment absents, sinon dans un ou deux articles… Cette attitude de la part du site vitrine du FSJU et de la communauté juive organisée est difficile à comprendre, d’autant que les responsables du FSJU se sont rendus en Israël (pour un voyage éclair de 24 heures) depuis le 7 octobre. Elle participe apparemment de la tendance des Juifs à faire « profil bas » en France…
Ajoutons qu’il ne s’agit pas d’un simple phénomène politique lié au clivage droite-gauche, mais du symptôme d’un mal plus profond. On en donnera pour preuve que la revue juive de gauche K-la revue, animée par un petit groupe d’intellectuels de l’EHESS, a publié des textes très intéressants depuis le 7 octobre et que ses dirigeants ont tous fait part publiquement de leurs sentiments de choc et d’effroi.
Ainsi, dans un texte passionnant intitulé « La vengeance en miroir », Danny Trom analyse avec lucidité l’attitude des médias français qui, tout en dénonçant une soi-disant « volonté de vengeance » de la part d’Israël, se montrent compréhensifs avec l’identification presque totale du public musulman avec la population de Gaza… Et Trom de conclure par ces mots éloquents : « nous assistons au spectacle des défilés en soutien au Hamas un peu partout dans le monde, y compris dans les rues d’Europe où des pans entiers de la gauche clament appartenir au « sud global ». Pour elle, Israël, son existence, est une humiliation. La passion exterminatrice y est reconduite, par-delà la Shoah. Le front s’est mondialisé. L’Europe, non pas le continent, mais l’idée de l’Europe, tremble sous les pieds des juifs et de ceux pour qui ils importent encore ».
Il faut rendre hommage à la lucidité de ceux qui, comme BHL ou Danny Trom, ont vécu les événements terribles du 7 octobre comme une injonction de s’identifier avec Israël et de mettre leur intelligence au service de la compréhension de la nouvelle réalité – en remettant parfois en cause leurs propres convictions bien ancrées. Leur courage intellectuel dénote avec la pusillanimité de ceux qui préfèrent continuer de s’adonner à leur train-train quotidien, comme si rien – ou presque – ne s’était passé.
P. Lurçat