“Un tel héroïsme n’a pas été vu, même à l’époque des Hasmonéens” - Hommage à S. J. Agnon, par Zeruya Shalev
Le texte qu’on lira ci-dessous a été prononcé par Zeruya Shalev, à l’occasion de la réception du Prix Agnon 2024. Outre le grand écrivain, elle y évoque la figure de son père, le critique littéraire Mordehai Shalev. Au-delà de son intérêt pour comprendre l’œuvre de celle qui est considérée comme une des voix féminines les plus importantes de la littérature israélienne, contemporaine, il permet aussi de comprendre comment l’influence d’Agnon continue de s’exercer jusqu’à aujourd’hui parmi les auteurs israéliens, deux générations après la disparition du grand écrivain.
J’ajouterai une note plus personnelle : lorsque j’avais interviewé Zeruya Shalev en 2007, elle m’avait déclaré ne pas mêler littérature et politique. Elle a depuis changé d’avis sur ce sujet, en joignant sa voix à celles des intellectuels israéliens qui critiquent leur gouvernement - y compris dans des médias étrangers. C’est évidemment regrettable, mais je suis persuadé qu’elle demeure tout aussi patriote qu’elle l’était alors. (“Mon écriture se déploie dans un territoire qui est indépendant de la politique. Je ne veux pas prendre la posture du « prophète » qui prédit l’avenir. Le rôle de l’écrivain est de montrer la complexité et l’ambivalence de la réalité... Lorsque je suis à l’étranger, je m’efforce de présenter une opinion patriote mais non politique”).
Pierre Lurçat
Le coq Rabbi Zerah et Netha le cocher
“Imaginez-vous deux enfants en pyjama, dans un petit appartement de l’Agence juive, au sein d’une localité entourée de vergers dans la région du Sharon, au début des années soixante. Ils sont couchés dans leur lits, côte à côte et au milieu d’entre eux, assis sur une chaise, un jeune homme tient dans les mains un livre, le roman La dot des fiancées, qu’il lit avec lenteur et en mettant le ton. Chaque fois qu’il fait mine d’interrompre la lecture, les deux enfants sautent hors de leur lit, tapent des mains en criant “Agnon! Agnon!” comme des supporters de football dans leur tribune. C’est ainsi que mon frère Aner et moi, demandions chaque soir un “bis” que nous obtenions le plus souvent.
Ces heures de lecture avant le coucher étaient les plus heureuses de notre enfance, et pas seulement en raison de l’amour de la littérature ou de la précision de notre discernement et de notre goût, je dois le reconnaître. A la manière des enfants, nous étions totalement dépendants des humeurs de nos parents, et il ne fait aucun doute que notre père était heureux à ces moments.
Avant même d’entamer sa lecture, alors qu’il croisait les jambes et ouvrait le livre à l’endroit où il s’était interrompu la veille, un sourire apparaissait sur ses lèvres et sa voix s’emplissait de bonheur dès la première phrase, comme s’il goûtait et offrait à ses enfants le plat le plus raffiné au monde. C’est ainsi que nous avons goûté pour la première fois les mots d’Agnon, souriants et agréables à l’oreille et à la bouche. Même lorsqu’ils parlaient de tristesse et de misère, comme celles des malheureuses files de Rabbi Youdel le ‘Hassid, dont les yeux étaient consumés de larmes et dont les cheveux avaient blanchi, alors que leur père était immobile comme un Golem et qu’aucun fiancé ne venait effacer leur honte.
Nous suivions avec plaisir les tribulations du père, contraint de recueillir des dons pour marier sa fille aînée. Les personnages du livre devenaient un élément de notre vie, les chevaux m’entraînaient dans leur course, avec le coq rabbi Zerah et Netha le cocher. De temps à autre, notre père s’étonnait et commentait le texte, parfois il éclatait de rire et nous à sa suite, et maman interrompait ses occupations pour se joindre à nous, parfois au milieu d’une peinture, le pinceau à la main, elle s’asseyait sur un des lits et riait avec nous.
Les histoires d’Agnon étaient présentes chez nous pendant les fêtes aussi. La question de savoir laquelle nous lirions le soir de fête était plus importante et plus intéressante à nos yeux que celle de savoir quel serait le menu de la fête, également en raison du fait que notre mère, qui avait grandi dans la Kvoutsa de Kinneret, n’avait pas un grand savoir en matière de cuisine. A Rosh Hashana nous lisions le plus souvent “L’orchestre”, tiré du Livre des exploits et pour Yom Kippour “L’autre talith” ou “Chez Hemdat”, “La maison” ou “Dans la maison de mon père” à Pessah, et parfois nous lisions une histoire en l’honneur du shabbat, tirée du Livre des exploits, à la place du Kiddoush ou de la bénédiction après le repas, que nous n’avions pas l’habitude de réciter.
Plus tard, lorsque nous avons grandi et avons quitté la maison de nos parents pour fonder notre propre foyer, il n’y avait pas plus heureux que notre père lorsque nous lui demandions de “nous lire Agnon” à l’occasion d’une fête ou d’une autre.
Au-delà du plaisir de la rencontre conjointe avec sa grande passion littéraire, il y avait aussi une intention et même un plaisir de nous exposer à la richesse infinie de la langue, des sentiments et des manières de les exprimer, et plus encore, de nous léguer et nous rendre accessible également les sources d’Agnon, les bagages culturels essentiels des sources juives. Et pas seulement à nous. En tant qu’enseignant et que critique littéraire, notre père s’efforça toute sa vie de faire connaître l’importance considérable de la littérature du Midrash et de la Haggada, du hassidisme et de la Kabbale, et il critiqua avec férocité la littérature hébraïque moderne qui s’était coupée des sources juives.
Tout cela m’influença évidemment de manière profonde, tout comme mon écriture. “C’est de lui que j’ai reçu le peu de style que je possède ainsi que l’esprit de la poésie qu’il m’a insufflé”, écrivait Agnon à propos de son père, le grand érudit qui fut aussi son maître, et je ne peux que reprendre à mon compte ses mots, avec reconnaissance et gratitude.
Les histoires d’Agnon et ses livres ont accompagné avec force mon adolescence. ”Le serment” qui m’enchanta dans ma jeunesse, “La dame et le colporteur” qui m’emplissait de crainte et “Fernheim” qui m’emplissait de douleur[1]. Je ressentais les épreuves de l’amour avec Hershel dans Une histoire simple, avec Itshak Kumer dans Le chien Balak, et avec le Dr Manfred Herbst dans Shira, et le jour de mon divorce, je portai une robe marron et lus “Un autre visage”.
Les histoires d’Agnon se sont imprégnées si profondément en moi, qu’en écrivant Vie conjugale, je ne pensai pas du tout à Tirtsa Mintz qui tente de réaliser son amour raté de sa mère pour Akavia Mazal, ni à Tehila dont le père avait enfreint le vœu de ses fiançailles, mais elles entrèrent dans mon livre sans que je distingue leur présence, et pas seulement elles. Il me semble que dans tous les livres que j’ai écrits, résonne le même modèle agnonien tragique, avec lequel je lutte parfois, et auquel je m’abandonne parfois, avec le même naturel que nous éprouvons concernant le savoir acquis dans l’enfance.
De nombreuses oeuvres d’Agnon montrent qu’il est impossible d’échapper au destin juif tragique dans la dispersion. Est-ce qu’en terre d’Israël aussi, un tel destin nous est imposé, à Dieu ne plaise? Un chapitre sombre de l’histoire de notre peuple s’écrit actuellement sous nos yeux. Il est facile de désespérer, mais nous n’en avons pas le droit. Nous avons l’obligation de faire tout notre possible pour changer le cours des événements et pour écrite avec nos actes et avec nos personnes la suite de l’histoire.
Voici ce que déclarait Agnon au mois d’Av 1948, à la bibliothèque Schoken à Jérusalem: “Alors que nous sommes au milieu du feu, je veux dire quelque chose au sujet de nos frères et soeurs, nos fils et filles, chers enfants de Sion, héros d’Israël, armée de Dieu. La terre d’Israël est ouverte aux quatre vents et ils se tiennent au milieu du gué et la protègent avec leur corps et leur âme, avec amour et force, avec courage et avec héroïsme, et un tel héroïsme n’a pas été vu même au temps des Hasmonéens”.
© Z. Shalev
et P. Lurçat pour la traduction française
[1] Plusieurs des histoires ici mentionnées ont été traduites en français dans le recueil 21 Nouvelles de S.J. Agnon, publié par Albin Michel en 1977.