Comment le député arabe soutien du Hezbollah s’est introduit dans les cercles intellectuels israéliens de la gauche “post-coloniale”
Plus de 20 000 citoyens juifs israéliens auraient voté pour la Liste arabe unifiée aux dernières élections. L’itinéraire de l’intellectuel et militant Azmi Bishara permet de comprendre les raisons profondes de ce vote, et au-delà, du radicalisme politique arabe et de ses soutiens au sein de la société civile et des institutions israéliennes. De Bir Zeit au Qatar et de l’establishment culturel post-sioniste israélien jusqu’au soutien avéré au Hezbollah et aux autres ennemis de l’Etat d’Israël, l’itinéraire de Bashara ressemble à une fable politique moderne. Histoire d’une trahison.
Du marxisme au post-modernisme et au militantisme arabe
Bishara a étudié la philosophie en Allemagne, et soutenu en 1986 sa thèse à l’université Humboldt de Berlin, sur le sujet “Méthodologie du Capital de Marx : le mythe de l’unité entre logique et histoire”. Il enseigne ensuite à l’université de Bir Zeit, avant d’être élu à la Knesset sur la liste du parti Balad, dont il est un des fondateurs. Soupçonné d’espionnage en faveur du Hezbollah en pleine guerre du Liban, il quitte Israël et se réfugie à Doha, dont l’émir de l’époque, Al-Thani, est un ami personnel de Bishara, qui l’a rencontré à Paris, chez Maxim’s. (Cela ne s’invente pas…)
Au-delà de l’itinéraire mouvementé d’Azmi Bishara et de son évolution idéologique (ancien marxiste devenu le chantre de la diplomatie des pétro (et gazo) dollars qataris), l’aspect le plus intéressant pour notre sujet est le capital de sympathie que ce nationaliste arabe a su cumuler en Israël, dans les franges les plus radicales et les plus prestigieuses de l’establishment culturel post-sioniste et antisioniste. L’étudiant en philosophie de l’université berlinoise (où il a étudié aux frais du parti communiste israélien), est rapidement devenu la coqueluche des médias israéliens, qui voyaient en lui un intellectuel brillant parlant le même langage qu’eux.
Lisons le portrait que dressait de lui le journaliste Nahum Barnéa, dans le quotidien Yediot Aharonot[1] : “Il était devenu le gourou des cercles intellectuels... comme l’institut Van Leer de Jérusalem. A leurs yeux, il était un philosophe combattant. Les femmes tombaient amoureuses de lui. Les hommes lui ouvraient les portes de l’académie…”. Selon Barnéa, journaliste bien connu de la gauche israélienne, Bishara s’est servi du cheval de bataille du “rapprochement judéo-arabe” et de “l’État de tous ses citoyens” pour pénétrer les cercles d’influence, alors qu’il n’a en fait jamais renoncé à son credo politique nationaliste arabe.
Bishara et l’establishment culturel israélien
En 1987, Bishara adhère au groupe de “La 21e année”, fondé pour combattre “l’occupation des territoires”, à l’occasion du début de la Première Intifada. A ses côtés se trouve notamment Adi Ophir, philosophe aux idées politiques radicales, qui prône le retour aux frontières de 1947 et la partition de Jérusalem. Adi Ophir est un membre éminent de cette coterie d’intellectuels israéliens que j’ai désignée[2] par l’appellation de “communauté d’opprobre” (concept emprunté au philosophe Elhanan Yakira). Spécialiste de philosophie contemporaine – française notamment – et de la “théorie critique”, il a fondé la revue Teoria u’Bikoret (Théorie et critique), publiée par l’institut Van Leer de Jérusalem. Pour comprendre ce qu’est cette institution, remarquons que le professeur Amos Goldberg, qui a accusé Israël de “génocide” après le 7 octobre, fait partie du corps professoral de l’institut Van Leer.
Depuis son apparition en 1991, cette dernière revue est devenue le lieu d’expression le plus influent de la pensée post-sioniste en Israël, laquelle a été à l’origine de la véritable “Révolution culturelle” des années 1990. Celles-ci ont en effet vu, avec la signature des Accords d’Oslo et la “Révolution constitutionnelle” quasi-concomitante, l’arrivée au pouvoir des idées post-sionistes, tant dans l’échelon politique (avec le gouvernement Rabin-Pérès) qu’à la Cour suprême, devenue à cette époque un des premiers centres de pouvoir en Israël.
Pour avoir un avant-goût des thématiques abordées dans ce fleuron de l’intelligentsia universitaire post-sioniste israélienne, examinons rapidement le contenu du numéro que la revue Théorie et critique a publié pour le cinquantième anniversaire de l’État d’Israël. Après avoir expliqué en introduction pourquoi cet anniversaire n’était pas l’occasion d’une quelconque célébration, Adi Ophir explique que l’objet de ce numéro du Jubilé est de “présenter tout ce qui incarne la critique de ‘l’ordre existant’, qui refuse celui-ci et exprime la résistance ouverte et la subversion”. C’est ainsi que la revue donne la parole à tous ceux qui considèrent l’État hébreu comme un régime colonialiste, “ethno-centriste” et oppressif, en utilisant les concepts clés de la théorie du genre et de la pensée post-colonialiste.
Un exemple particulièrement parlant est l’article du sociologue tel-avivien Yehuda Shenhav, qui explique que les Juifs des pays arabes n’ont pas quitté leur patrie en raison des souffrances endurées en tant que juifs, mais en conséquence des “manipulations orchestrées par les sionistes d’origine européenne, qui ont créé une ‘psychose de l’émigration’ chez les Juifs d’Irak”. Nous sommes ici au cœur de l’inversion victimaire : l’exode des Juifs des pays arabes ne serait pas la conséquence de l’antisémitisme musulman, mais de “manipulations sionistes”...
La fascination exercée par l’ex-député arabe sur les cercles les plus influents de la gauche post-colonialiste israélienne permet de comprendre, avec le recul, l’aveuglement d’une grande partie de l’establishment culturel et politique de gauche, qui est un des éléments de la fameuse “Conceptsia” ayant mené au 7 octobre.
P. Lurçat
[2] Dans mon livre Les mythes fondateurs de l’antisionisme contemporain, éd. de l’éléphant 2022.