Dans la bibliothèque de mon père (V): José Ortega y Gasset et la question de la liberté
En mémoire de mon père, François Lurçat
Niftar le 28 Tichri 5773
Le diagnostic d’une existence humaine - d’un homme, d’un peuple, d’une époque - doit commencer par la prise en considération du système de ses convictions, et pour cela, il faut déterminer avant tout sa croyance fondamentale, décisive, celle qui porte et vivifie toutes les autres”.
O. y Gasset, L’histoire comme système
La lecture des grands philosophes pourrait être divisée en deux catégories : ceux chez qui nous trouvons des réponses à des questions ponctuelles, sortes de “pépites” qui nous enchantent et enrichissent notre vie à différents moments de notre parcours, et ceux chez qui nous faisons des découvertes qui deviennent de véritables guides, éclairant une grande partie du chemin de notre existence. Emmanuel Lévinas fut pour mon père un de ces derniers, tout comme Edmund Husserl. Mais c’est d’un philosophe de la première catégorie que je veux parler ici, José Ortega y Gasset. Né à Madrid en 1883, il est considéré comme un des grands intellectuels européens de la première moitié du vingtième siècle, même si son œuvre reste encore trop peu connue en France.
J’ignore à quelle période de sa vie mon père fit sa découverte. Sans doute fut-ce lorsqu’il lut son livre le plus connu, La révolte des masses, auquel il fait plusieurs fois référence dans ses propres ouvrages. Dans La révolte des masses, mon père avait trouvé une critique visant à la fois la massification et la spécialisation qu’il dénonçait lui-même dans le domaine de la science. Ce livre – considéré comme le “grand livre” d’Ortega y Gasset – fut le seul à être traduit en France presque lors de sa parution en Espagne, en 1937. Mais sa lecture du philosophe madrilène ne s’arrêta pas là. Dans la bibliothèque de mon père figuraient également ses livres Le spectateur, Ecrits en faveur de l’amour, et les deux premiers tomes des Œuvres complètes.
Sur tous les sujets vers lesquels mon père tourna sa pensée, il trouva chez Ortega y Gasset des aliments pour nourrir sa réflexion. Sans doute y avait-il chez Ortega un aspect éclectique et audacieux, qui correspondait bien à la forme d’esprit de mon père, physicien-philosophe qui n’avait jamais cessé de s’interroger sur tous les domaines de la vie. J’en donnerai ici quelques exemples, qui ne peuvent évidemment prétendre résumer l’œuvre multiple et variée du philosophe.
L’amour en voie de disparition ?
Dans son livre Pour une histoire de l’amour, Ortega a cette affirmation étonnante et très actuelle : “L’amour est en baisse. Il commence à n’être plus de saison”. Un siècle avant la triste époque des réseaux sociaux et de la solitude universelle, le philosophe avait compris qu’un des aspects essentiels de la crise de l’Occident – thème de réflexion auquel il est revenu à de nombreuses reprises – était celui de la disparition de l’amour. Pour l’analyser, Ortega décrit l’amour comme un “genre littéraire”, c’est-à-dire comme une création littéraire historiquement marquée. “Je pense, écrit-il, que l’amour est tout le contraire d’une force élémentaire”.
Son analyse du phénomène amoureux prend à la fois le contrepied de l’idée d’une “force élémentaire, prenant naissance dans le sein obscur de l’animalité humaine”, et aussi celui de la théorie stendhalienne de la “cristallisation”, à laquelle Ortega reproche d’avoir confondu l’état amoureux (l’enamoramiento) et l’amour véritable. Comme l’a finement observé le préfacier des Ecrits en faveur de l’amour[1], Frédéric Lannaud, la théorie de Stendhal est l’héritière de la pensée spinoziste “qui stipule qu’une chose n’est bonne et belle que parce qu’on la désire”, idée reprise dans la doctrine freudienne, selon laquelle “l’amour n’est rien d’autre que le désir mystifié par l’imagination”. A cette théorie réductrice et démocratique - demeurée très actuelle - d’un amour mystifiant, Ortega oppose sa une vision aristocratique de l’amour : “s’énamourer est un merveilleux talent que certaines créatures possèdent, comme le don de faire des vers, comme l’esprit de sacrifice, comme le courage personnel…”
Relisant le petit livre Ecrits sur l’amour, annoté de la main de mon père, j’y trouve quelques perles qui ont pu l’enchanter chez le philosophe madrilène, dont certaines se trouvent aussi chez un autre auteur, le poète mexicain Octavio Paz, dont mon père fut un fervent lecteur. Comme Ortega, ce dernier oppose le sentiment amoureux qui “appartient à tous les temps et à tous les lieux” à l’idée de l’amour, qui dépend des sociétés et des époques. Mon père trouva chez Octavio Paz l’idée que la négation de l’amour (ou sa réduction à un instinct, ce qui revenait au même à ses yeux) procédait d’une négation plus vaste de la personne humaine, thème essentiel de sa réflexion. Sur ce point comme sur d’autres, Paz et Ortega sont étonnamment proches. Ainsi, lorsque le premier écrit que “le sentiment amoureux est une exception au-dedans de cette grande exception que constitue l’érotisme par rapport à la sexualité”, on retrouve la conception aristocratique de l’amour propre à Ortega.
Eloge de la liberté humaine
Un autre sujet, connexe à celui de l’amour, sur lequel Ortega y Gasset avait nourri la réflexion de mon père, était celui de la liberté humaine. Les lignes suivantes, tirées de sa conférence La mission du bibliothécaire[2], illustrent l’attachement du philosophe espagnol à la notion de libre-arbitre, tellement décriée et oubliée à notre époque. “La pierre ne peut pas sortir du champ gravitationnel, mais l’homme peut très bien ne pas faire ce qu’il doit faire… Une pierre, qui serait à-demi intelligente, dirait peut-être en l’observant : “Quelle chance d’être un homme! Quant à moi, je n’ai d’autre choix que d’appliquer inexorablement la loi”.
Avec son humour caractéristique, Ortega décrit le “privilège effrayant” de la liberté humaine et du libre-arbitre propre de l’homme. Ce faisant, il retrouve un concept essentiel de la pensée hébraïque, laquelle est présente en filigrane à de nombreux endroits de son œuvre. Dans un cours donné à Lisbonne en 1944 (la date n’est évidemment pas fortuite), le philosophe écrit ainsi : “Dans les mêmes années exactement apparaît en Grèce la première ébauche de l’intellectuel avec Hésiode et se lève en terre hébreue le premier prophète, Amos. Les prophètes furent les intellectuels d’Israël”. Ortega décrit l’étymologie du mot Nabi (prophète) et compare les conceptions juive et grecque de la vérité. “Pour l’Israélite, la vérité vient de Dieu – c’est la parole de Dieu – pour le Grec la vérité est la raison des choses, c’est l’être même des choses”. Dans ces lignes et ailleurs encore, le philosophe catholique espagnol fait preuve d’une rare pénétration à l’égard de l’esprit juif.
Ainsi, il explique que “Emounah est le mot signifiant vérité en hébreu”. Effectivement, le mot hébreu, souvent traduit par “foi” ou par “croyance”, désigne bien le mode hébraïque de connaissance du monde, propre à la vision anthropocentrique de l’univers tellement différente du cosmo-centrisme auquel la pensée scientifique occidentale nous a habitués. La pensée d’Ortega y Gasset permet donc de saisir la différence fondamentale entre pensée grecque et pensée juive, entre esprit grec et esprit juif. Ortega, à l’encontre de bien des philosophes contemporains, ne considère pas le judaïsme authentique – ou plutôt l’hébraïsme – comme partie négligeable de l’histoire de la pensée, mais bien comme un pilier essentiel de notre civilisation, qui repose à la fois sur Athènes et sur Jérusalem.
En guise de conclusion…
Une idée essentielle – et très actuelle – d’Ortega y Gasset est que chaque homme se définit par son “système de croyances”, ou encore que, comme il l’explique dans la citation placée en exergue de ces lignes : “Le diagnostic d’une existence humaine – d’un homme, d’un peuple, d’une époque – doit commencer par la prise en considération du système de ses convictions, et pour cela, il faut déterminer avant tout sa croyance fondamentale, décisive, celle qui porte et vivifie toutes les autres”. Si je devais appliquer cette maxime en définissant quelle était la croyance fondamentale de mon père, je dirais sans hésiter : mon père croyait en la liberté. Cela n’avait rien d’évident dans un siècle dominé par de nombreuses formes de déterminisme – qu’il soit scientifique, marxiste ou psychanalytique – mais cela l’était pour lui.
Achevant la lecture du deuxième tome des Œuvres complètes d’Ortega y Gasset publiées chez Klincksieck, sous le titre Aurore de la raison historique, je trouve dans les toutes dernières lignes cette phrase étonnante : “L’homme a besoin d’une révélation nouvelle… Que l’annonce en soit faite, malgré toutes les apparences contraires”. Lisant ces mots à Jérusalem, alors que la guerre dans laquelle est plongé Israël depuis un an fait rage sur tous les fronts, je me dis que le philosophe madrilène avait saisi l’aspect essentiel de l’apport d’Israël au monde contemporain. Oui, notre monde a besoin d’une révélation nouvelle, et celle-ci viendra, une fois de plus, de Jérusalem.
Pierre Lurçat
David Shahar, le conteur qui nous parle de l’âme humaine - VudeJerusalem.over-blog.com