Une audience à la Cour suprême : Sodome ou Jérusalem ? Pierre Lurçat
Depuis vingt-cinq ans que j’écris au sujet de la Cour suprême israélienne, de son idéologie et de ses dérives[1], je n’avais jamais eu l’occasion d’y assister à une audience. J’ai comblé cette lacune mercredi dernier, en assistant à l’audience sur le recours formé par la famille des deux terroristes auteurs de l’attentat meurtrier d’Elad, il y a un mois, contre la décision de l’armée de détruire la maison de la famille d’un des terroristes. Audience passionnante, attristante et parfois surréaliste. Compte-rendu. P.L.
Avant de décrire l’audience, il faut dire quelques mots du contexte juridique, mais surtout rappeler les faits (ce qui n’a pas été fait ce matin, j’y reviendrai). Le 5 mai dernier, en pleine journée de l’Indépendance, deux terroristes armés de haches se sont introduits illégalement en Israël, sont parvenus jusqu’à la localité d’Elad à 25 km de Tel-Aviv et ont tué trois personnes, avant d’être neutralisés. A titre de sanction et de mesure de dissuasion, l’armée israélienne a décidé, comme elle le fait depuis longtemps, de démolir la maison de la famille d’un des terroristes. L’ordre de démolition a été signé le 20 juin, et c’est contre cette décision qu’a été intenté un recours en urgence devant la Cour suprême. Précisons que les avocats des familles des terroristes sont entièrement financés par une association juive israélienne – elle-même largement subventionnée par des pays et organismes étrangers – détail qui a son importance, nous le verrons.
En entrant dans le bâtiment somptueux qui abrite la Cour suprême depuis 1992, je remarque un couple d’âge mûr, qui passe le contrôle de sécurité en même temps que moi. « Je suis un avocat américain », explique l’homme au gardien, exhibant fièrement son passeport. La salle d’audience se trouve au premier étage. L’audience débute à neuf heures précises. Derrière moi est assis Yonatan, militant de l’association étudiante Im Tirtsou qui accompagne les familles des victimes du terrorisme. Assis au deuxième rang, je reconnais devant moi le couple rencontré à l’entrée. Que font-ils là ? Je vais bientôt le savoir.
La parole est donnée d’emblée à l’avocate du « Centre de défense des particuliers » (Hamoked en hébreu). Derrière ce nom anodin se cache une association radicale, créée par Lotte Salzberger (une rescapée de la Shoah) dans le but proclamé de « soutenir les Palestiniens vivant sous occupation israélienne », mais qui a en réalité pour principale activité la défense juridique des terroristes palestiniens devant les tribunaux. Un de ses nombreux domaines d’action est celui de la lutte contre les démolitions de maisons de terroristes par Tsahal, car explique le site d’Hamoked, citant l’article 53 de la Convention de Genève relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre de 1949 : « Toute destruction par la Puissance occupante de biens immobiliers ou personnels appartenant individuellement ou collectivement à des personnes privées [...] est interdite, sauf si une telle destruction est rendue absolument nécessaire par des opérations militaires ».
C’est précisément le premier argument avancé par l’avocate d’Hamoked : la démolition serait « illégale » et contraire au droit international. Pendant une vingtaine de minutes, elle expose ses arguments, sans être interrompue par les juges, invoquant tantôt le droit international, tantôt les principes du droit administratif israélien, insistant sur le fait que la mère du terroriste est atteinte d’un cancer, et observant que les médias israéliens ont fait état d’un report de la démolition de la maison d’autres terroristes de Djénine, jusqu'à « après la visite du président Biden ».
C’est ensuite au tour du ministère public de prendre la parole, pour défendre la décision de l’armée. L’avocate rappelle que la Cour suprême a depuis longtemps tranché la question de la compétence de l’armée pour détruire les maisons de terroristes, et qu’il ne s’agit pas seulement d’une mesure punitive, mais plutôt et surtout d’une mesure de dissuasion, dont l’effet dissuasif a été établi par de nombreuses études sur le sujet et ne fait aucun doute. (Devant moi, l’avocat américain envoie des SMS sur son portable, j’arrive à lire les mots « colonie ultra-orthodoxe d’Elad »).
L’avocate du ministère public insiste ensuite sur le fait que le terroriste a préparé son attentat dans la maison de ses parents et que ce fait est considéré comme significatif par la Cour suprême, y compris par le juge Mazouz, pourtant connu comme hostile aux démolitions de maisons de terroristes… Elle précise également que la méthode de démolition employée par Tsahal vise à circonscrire au maximum les dommages matériels, pour ne pas endommager les maisons voisines. En l’écoutant, je pense aux familles des victimes, aux enfants dont le père a été sauvagement assassiné sous leurs yeux, en pleines festivités du Yom Haatsmaout.
Des victimes, il ne sera presque pas question durant l’audience, et c’est précisément la raison de la présence d’Im Tirtsu, association qui assume (parmi ses nombreux autres combats) la mission sacrée de soutenir moralement les victimes du terrorisme arabe devant les tribunaux israéliens. A un seul moment, deux jeunes avocates, visiblement moins entraînées que leurs consœurs à s’exprimer devant la Cour suprême, viennent soumettre aux juges les demandes des veuves des victimes, qui réclament que la démolition soit autorisée et que « tout soit fait pour que les attentats ne se reproduisent pas ». Juste avant leur intervention, l’avocate d’Hamoked a eu le toupet déclarer, toute honte bue, qu’elle n’avait pas préparé de réponse aux familles des victimes et que celles-ci n’avaient pas de « statut juridique » dans cette audience…
Effectivement, et c’est bien le cœur du problème. Pendant une heure, on a débattu ici des familles des terroristes, de leurs maisons, de la maladie de la mère d’un des assassins, comme si tout cela était entièrement normal. Le comble du surréaliste a été atteint lorsque le juge Khaled Kaboub, premier juge musulman nommé à la Cour suprême, a demandé à la représentante du ministère public si l’armée avait envisagé une « démolition partielle » de la maison du terroriste… En l’écoutant, j’ai immédiatement pensé (sans savoir qui était ce juge) aux versets de la Torah évoquant la justice de Sodome. Le juge Kaboub est le seul qui a pris la peine de poser des questions lors de l’audience, et ses questions étaient toujours orientées dans le même sens. Je comprends à présent pourquoi.
Israël peut se flatter à juste titre d’être la seule démocratie du Moyen-Orient et de posséder un système judiciaire développé, dont la Cour suprême est prétendument le fleuron. Les juges qui siègent à Jérusalem sont souvent présentés comme les modèles de la démocratie israélienne. Depuis vingt-cinq ans, j’ai souvent critiqué l’activisme de la Cour suprême, devenue depuis le début des années 1990 et la « Révolution constitutionnelle » du juge Aharon Barak (qui a coïncidé avec son installation dans son nouveau et superbe bâtiment, qui siège en hauteur à l’entrée de Jérusalem – plus haut que la Knesset, tout un symbole…) le premier pouvoir en Israël.
Aujourd’hui, en assistant à l’audience, en écoutant les juges et les avocats, ce n’est pas à l’activisme judiciaire, et au fait que la Cour suprême d’Israël est une des plus activistes au monde, que je pense. Quand les deux jeunes avocates ont succinctement évoqué la souffrance des familles des victimes de l’horrible attentat d’Elad, l’avocat américain assis devant moi a envoyé un SMS, en demandant « qui paie ces avocats ? ». Lui qui est venu soutenir Hamoked – l’association de défense des Palestiniens qui reçoit des millions d’euros de pays européens… Quel salaud ! Je pense à la justice de Sodome et à l’adage bien connu du Talmud : « Celui qui a pitié du méchant finit par être cruel avec le Juste ». Jamais ces mots ne m’ont paru si évidents et si vrais que ce matin.
Pierre Lurçat
NB Lire le rapport de NGO Monitor sur Hamoked et son financement, ici.
HaMoked - Center for the Defense of the Individual » ngomonitor (ngo-monitor.org)
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[1] Mon article le plus récent sur le sujet a été publié dans la revue Pardès que dirige Shmuel Trigano, sous le titre “Comment la cour suprême est devenue le premier pouvoir en Israël”. Pardès no. 67, 2021.