Débattre au bord du gouffre ou perpétuer la France : Trois réflexions sur le phénomène Zemmour, Pierre Lurçat
Il faut écouter la longue interview que le presque-candidat Éric Zemmour a accordée à Benjamin Petrover sur i24 News. Il y dévoile plusieurs éléments importants de sa vision du monde, et se livre à un débat passionnant avec le philosophe Alain Finkielkraut. En tant qu’Israélien et que sioniste, je suis évidemment très éloigné de ses conceptions et je ne pense pas, comme je l’ai écrit ici, que les Juifs soient concernés collectivement par le destin français. Mais on ne peut pour autant se désintéresser entièrement de l’avenir d’un pays qui abrite la deuxième communauté juive du monde en dehors d’Israël, et qui est aussi le pays où nous avons grandi.
1. Zemmour antisémite? La double erreur du rabbin Korsia
En qualifiant Éric Zemmour de “Juif antisémite”, le grand rabbin Haïm Korsia a commis une double erreur. Erreur factuelle, car rien ne permet de qualifier ainsi M. Zemmour, indépendamment de ce que l’on pense de ses opinions et de ses engagements. Erreur politique surtout, car il est dangereux de transformer le débat qui oppose aujourd’hui une France pro-Zemmour et une France anti-Zemmour en débat judéo-juif. Éric Zemmour est aujourd’hui candidat (pas encore déclaré) à l’élection présidentielle, il n’est pas candidat à la présidence du CRIF ou du Consistoire.
Le rabbin Korsia, avec Emmanuel Macron
Les institutions juives de France, comme je l’ai dit ce matin au micro de Daniel Haïk, seraient bien inspirées de faire preuve d’un peu de réserve et d’intelligence politique, au lieu de foncer tête baissée dans un débat intra-communautaire dont rien ne peut sortir de bon pour les Juifs. D’autant plus que la position sur laquelle se tient Éric Zemmour, celle du “Français de confession juive”, était celle que défendaient autrefois ces mêmes institutions juives - Consistoire et CRIF - qui ont depuis adopté la logique du communautarisme, pour le meilleur et pour le pire. Le communautarisme a certes permis au judaïsme français de vivre et de s’épanouir pendant plusieurs décennies. Mais il a aussi tenu lieu de dangereux précédent, en créant une brêche dans laquelle se sont engouffrés les tenants d’un islam de France, qui n’a rien à voir avec le judaïsme et encore moins avec le franco-judaïsme.
2. Le sionisme d’Éric Zemmour et celui de Léon Blum
En déclarant sur i24 que Jérusalem est la capitale d’Israël (et en faisant cette déclaration, répétons-le, en tant que candidat à la magistrature suprême de la République française), Éric Zemmour s’inscrit dans une tradition philo-sioniste française, qui n’a rien à voir, quoiqu’en disent les historiens patentés, avec Barrès ou Maurras. Cette tradition est celle de Léon Blum, qui déclarait "Je suis un Français - fier de son pays, fier de son histoire, nourri autant que quiconque, malgré ma race, de sa tradition." Déclaration à laquelle Zemmour pourrait souscrire entièrement.
Blum, Français fier de son pays, était aussi fier de son judaïsme et il s’engagea résolument en faveur de l’idée sioniste, comme le rappelle André Blumel dans un article passionnant (1). C’est dans cette tradition de patriotisme français philo-sioniste que s’inscrit Éric Zemmour, même s’il est politiquement très éloigné d’un Léon Blum. Ajoutons que les caricatures qui le visent rappellent aussi celles qui visaient jadis le Premier ministre Léon Blum...
La mémoire de Léon Blum honorée au kibboutz Kflar Blum
3. Débattre de l’histoire de France au bord du gouffre?
Il est consternant de lire les nombreuses tribunes d’historiens plus ou moins sérieux, qui publient dans les colonnes du journal Le Monde leurs savantes dissertations sur l’histoire de Vichy ou sur l’affaire Dreyfus, en se livrant à de futiles comparaisons (2). L’affaire Dreyfus, est-il besoin de le rappeler, est terminée depuis plus d’un siècle. On se demande quel malin plaisir les médias français trouvent à raviver de vieilles blessures nationales guéries depuis longtemps et à souffler sur les braises pour ranimer de vaines polémiques. La France excelle dans les vaines polémiques.
Mais le phénomène Zemmour mérite mieux que les débats judéo-juifs ou que les querelles d’historiens. Comme l’affirme Alain Finkielkraut, que personne n’ira suspecter d’antisémitisme, Zemmour a le mérite de la sincérité et surtout celui d’avoir remis la France au coeur du débat électoral. Que la France soit aujourd’hui au bord de la guerre civile ou qu’elle y soit déjà plongée, le temps n’est plus aux vaines polémiques.
La France au coeur de la campagne présidentielle : Éric Zemmour
Comme le rappelle Éric Zemmour à Alain Finkielkraut, dans leur débat télévisé sur i24, on aimerait parler longuement de littérature, de l’histoire de France et de tous ces sujets chers aux Français juifs qu’ils sont, mais l’heure est trop grave pour se dérober aux questions tellement plus urgentes et essentielles. On ne débat pas de poésie au bord du gouffre. “Aujourd’hui il faut (choisir entre) vivre ou mourir” conclut Zemmour face à Finkielkraut qui acquiesce, avec des mots qui évoquent les versets du Deutéronome.”Tu choisiras la vie, afin que tu vives, toi et tes descendants”. Zemmour, on le voit, n’est pas si éloigné du judaïsme qu’on ne pourrait le croire.
P. Lurçat
1. Voir http://judaisme.sdv.fr/perso/lblum/bl-sion.htm
2. Georges Bensoussan a répondu de manière convaincante à l’une de ces tribunes, en réfutant les comparaisons entre le discours de Zemmour et les discours fascistes. Voir https://www.causeur.fr/antisemitisme-communautarisme-edouard-drumont-eric-zemmour-polemique-2-166616