Les cybermédias et la grande angoisse contemporaine
Cet article est le troisième volet d’un nouveau “feuilleton philosophique”, dans lequel je poursuis la réflexion entamée dans mon livre Seuls dans l’Arche, en analysant les conséquences de la révolution technologique et numérique sur la vie et sur la pensée humaine. P.L
Pourquoi l'homme contemporain se sent-il particulièrement seul et vulnérable? Les guerres, les maladies, la solitude propre aux grandes agglomérations urbaines : rien de tout cela n'est nouveau. Quant à la pandémie de la Covid 19, elle n’a fait que renforcer des tendances qui existaient déjà auparavant. L'hypothèse que nous voudrions exposer ici est que ce sentiment d'angoisse général est largement lié à l'obsession du moi qui caractérise notre époque, à la forme de communication propre aux réseaux sociaux et cybermédias et aux nouvelles relations interpersonnelles qu’ils ont instaurées.
Nous pourrions dire, pour caractériser l'angoisse propre à l'époque des cybermédias, qu'elle tient aux aspects paradoxaux, inhérents aux formes de communication caractéristiques des nouveaux médias et en particulier à deux phénomènes qui leur sont propres : celui de l'instantané et celui de l'illusion de proximité. Pour apprécier la forme d'angoisse spécifique générée par le premier phénomène, souvenons-nous de l'époque déjà lointaine où l'on envoyait des lettres par la poste. Lorsque la missive était partie, nous savions parfaitement que la réponse ne pourrait pas nous arriver avant un délai minimum de plusieurs jours. Ce n'est qu'une fois ce délai écoulé qu'on pouvait commencer à attendre une réponse et à s'inquiéter- le cas échéant - lorsqu'elle ne venait pas.
Dans le monde des cybermédias, l'attente de la réponse est - tout comme l'envoi du message qui la demande - instantanée. Et l'angoisse de la non-réponse est elle aussi instantanée : elle apparaît dès le moment où nous avons cliqué pour envoyer notre message. Ce phénomène est devenu tellement banal et quotidien, que nous avons tendance à oublier sa signification et ses conséquences pour notre état mental et émotionnel. Nous vivons dans une permanente attente de réponses, de réactions et d'appréciations de nos multiples correspondants, suiveurs et amis virtuels.
Les cybermédias nous replongent ainsi dans une attitude infantile et angoissante, qui est celle de l'enfant en attente d'un regard approbateur ou d'un sourire de sa mère… Mais, à la différence du sourire maternel ou de l’approbation paternelle, la réaction que nous attendons sur les réseaux sociaux et dans les cybermédias en général ne satisfera jamais entièrement notre soif de reconnaissance, d’approbation ou de relations virtuelles. Car elle sera toujours, par définition, incomplète et insuffisante...
Le “monde du clic” - que les publicitaires et les promoteurs des réseaux sociaux nous vendent comme celui de “l’accès” et de la connexion universelle - est ainsi celui de l’angoisse permanente, liée à la peur de ne pas recevoir à chaque instant la réponse que chacun de nos messages, posts ou tweets appellent. Il est le monde d’un naufrage permanent, dans lequel chacune de nos moindres actions virtuelles ressemble à une “bouteille à la mer” lancée dans l’océan du Web, cette mer souterraine agitée par le flux incessant et dans laquelle aucune terre ferme de nous permet de reprendre pied.
La solitude du surfeur du Web
Cette a ngoisse propre aux cybermédias est également due à un autre phénomène, qui est la conséquence du premier - que nous pourrions qualifier de “solitude du surfeur” du Web. L’illusion de proximité et de “connexion” permanente dans laquelle nous vivons génère en effet une déconvenue récurrente et presque permanente, dont nous faisons l’expérience chaque fois que la relation virtuelle se révèle pour ce qu’elle est : à savoir, une pâle copie des relations humaines authentiques.
Pour reprendre l’exemple évoqué ci-dessus, lorsque nous recevions jadis une lettre d’un ami ou d’un être aimé, nous la lisions et la relisions, et pouvions l’enfermer dans une boîte ou dans un tiroir, où elle demeurait cachée aux regards des tiers, trésor secret que l’on pouvait chérir et contempler à loisir, des mois ou des années après l’avoir reçu. Dans le “monde du clic”, le plus beau des messages reçus ne suscitera jamais en nous des sentiments aussi forts, beaux et durables que ceux que pouvait engendrer une lettre. Pourquoi?
La première raison tient au support même sur lequel il est reçu. Un message reçu sur un écran n’a pas la même signification qu’un message identique, écrit de la main de son auteur. Il y manquera toujours ces détails physiques et concrets (l’écriture manuscrite, le grain du papier ou même son odeur - rappelons-nous que les lettres étaient autrefois parfumées) qui concourent au charme incomparable de la missive sur papier. La deuxième raison tient à la nature instantanée décrite précédemment, qui altère souvent la nature du message, en le banalisant et en lui retirant de sa valeur unique et incomparable.
Fragonard, La lettre d’amour
Mais la raison principale tient à l’état mental dans lequel nous plonge la réception d’un message envoyé sur les réseaux sociaux. Les qualités technologiques déteignent en effet sur le contenu du message (“The medium is the message”) et la valeur que nous lui attribuons est inversement proportionnelle à la facilité et la rapidité avec laquelle nous l’avons reçu. Dans le “monde du clic”, le plus beau message d’amour sera toujours plus éphémère et moins fort qu’une lettre d’amour manucrite. Imaginerait-on, pour illustrer ce propos, de conserver de tels messages dans un tiroir et de les relire des années plus tard? Ou même de faire parvenir à l’être aimé un message d’amour pieusement conservé, plusieurs décennies après l’avoir écrite?
Aucune technologie de communication moderne n’envisage une telle possibilité… Dans le “monde du clic”, la lettre d’amour appelle une réponse instantanée. L’impatience propre aux cybermédias nous rend incapables de la “patience amoureuse”, qui permettait autrefois aux histoires d’amour d’éclore après une longue incubation, ou de renaître de leurs cendres après des années. Ici, comme dans d’autres aspects des relations interpersonnelles, nous sommes devenus impatients, infantiles et perpétuellement insatisfaits. (à suivre…)
Pierre Lurçat
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”Un formidable parcours philosophique… Une méditation sur le sens de nos vies”.
Marc Brzustowski, Menorah.info
“Une réfexion profonde sur des questions essentielles, comme celle du rapport de l'homme au monde et la place de la parole d'Israël”.
Emmanuelle Adda, KAN / RCJ
“Une analyse claire et percutante de la définition de l’humain dans le monde actuel”
Maryline Médioni, Lemondejuif.info
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