Le dernier Hannoukah de ma mère
Dans les dernières années de sa vie, usée par le temps et diminuée par la dépression consécutive à la mort de mon père, dont elle ne s’était jamais vraiment remise, ma mère passait la plus grande partie de ses journées dans sa chambre, alitée, ou parfois assise sur une chaise, dans la salle à manger ou derrière le bureau où elle avait travaillé de si longues années et écrit tous ses livres. Parfois aussi, dans ses dernières semaines, allongée sur son lit qu’elle ne quittait plus guère, elle parvenait encore à lever la main en l’air et faisait le geste d’écrire, traçant d’invisibles phrases au-dessus de sa tête. Lorsque Marie, la dame qui l’accompagnait avec dévouement depuis le décès de mon père, lui demandait ce qu’elle faisait, ma mère lui répondait avec le plus grand sérieux : “J’écris un article!”.
Dans cet ultime combat contre la maladie et contre la mort, ma mère déploya des trésors de vitalité, qui étonnèrent à de nombreuses reprises les médecins et infirmières qui s’occupaient d’elle. A l’hôpital Saint-Joseph, où mon père était décédé plusieurs années auparavant et où ma mère avait été admise pour une infection pulmonaire, le personnel soignant - dévoué et attentionné - manifestait régulièrement le sentiment que tout était joué et qu’elle n’avait plus que quelques jours à vivre… “L’essentiel, c’est qu’elle ne souffre pas, qu’elle soit confortable” répétaient à l’envi les médecins et les infirmières, comme un mantra, idée bien conforme aux conceptions de l’époque, qui craint la souffrance bien plus que la mort. Lorsque je leur expliquai que l’essentiel, à mes yeux, était qu’elle vive encore - certes sans trop souffrir, mais sans trop hâter l’inéluctable non plus, on me regardait avec un regard de condescendance amusée, comme si j’étais fou ou naïf. “Ce pauvre monsieur ne sait-il donc pas que la vieillesse n’est que le prélude à la mort?”
En mon for intérieur, pourtant, je savais bien que c’était moi qui avais raison, contre les médecins et leurs certitudes d’airain. Car la force de vie de ma mère était capable de surmonter toutes les affections et les maladies, et sa flamme (à laquelle la tradition juive compare l’âme humaine, la neshama) tremblait, vacillait et faisait à chaque instant mine de s’éteindre, mais elle brûlait encore. Cette flamme de vie, qui avait résisté aux multiples épreuves de sa longue existence, à l’internement à Drancy, à la guerre et aux privations, elle était comme ces petites fioles d’huile qu’on allume à Jérusalem pendant Hannoukah, la fête des Lumières, et dont une coutume aujourd’hui très répandue veut qu’on les dispose à l’extérieur de la maison, pour faire la “publicité du miracle” de la victoire des Hasmonéens contre les Grecs. En décembre, à Jérusalem, le climat est parfois froid et venteux, et il est étonnant de voir les petites fioles, dans le soir tombant, trembloter au vent, paraissant sur le point de s’éteindre et continuant envers et contre tout de brûler et de diffuser leur lumière tout autour d’elles…
Ma mère était entrée à l’hôpital le lundi, et elle y resta jusqu’au mercredi de la semaine suivante. Me trouvant à Jérusalem lors de son hospitalisation, je pris le premier avion le lendemain. Les médecins que je rencontrai étaient très pessimistes et ne lui donnaient que quelques heures à vivre. Mais leurs pronostics furent démentis par l’opiniâtreté et la force de vie de ma mère. Sa flamme continuait de brûler, envers et contre tout. Comme dans le récit du miracle de Hannoukah - dont les lumières se consumèrent pendant huit jours alors que l’huile ne suffisait qu’à une seule journée - la flamme de ma mère brûla et éclaira encore pendant plus d’une semaine. Jusqu’à son dernier souffle, elle se montrât telle qu’elle avait été sa vie durant : forte, obstinée et indomptable.
“Une petite lumière chasse beaucoup d’obscurité”. Cet adage des hassidim de Habad me semblait alors, pendant les longues journées que je passai au chevet de ma mère, résumer parfaitement le secret de sa vie et de ses multiples combats, personnels, professionnels et intellectuels. Elle était née à Jérusalem, avait grandi et vécu à Paris, où elle avait passé toute son existence adulte. Elle s’était battue pour ses idées, pour son statut de chercheur indépendant au CNRS et pour le droit de mener ses recherches en solitaire, loin des foules, des modes, des idéologies et des crédits de recherche : “hors des sentiers battus”, selon l’expression qu’elle affectionnait particulièrement. Elle avait lutté, farouche et ombrageuse, contre ses patrons de labo - ces “mandarins” de la psychologie contre lesquels elle avait défendu becs et ongles, aux côtés de son mari, lui aussi chercheur, une autre idée de la recherche scientifique, plus exigeante et plus austère.
Drancy
Elle avait lutté contre les gardiens de Drancy, contre les dirigeants du Parti, qui n’appréciaient guère son esprit rebelle et la soupçonnaient d’accointances “sionistes” ; son frère n’était-il pas lieutenant-colonel de l’armée israélienne, comme elle l’avait déclaré sur un questionnaire officiel du Mouvement de la Paix, à Prague , en pleine période des procès antijuifs, avec une témérité qui frôlait l’inconscience? Elle s’était toute sa vie battue contre les partis, les institutions et les idéologies, restant jusqu’à son dernier jour un esprit libre et rebelle. Oui, ma mère avait gardé, toute sa vie durant, quelque chose d’étranger et d’insaisissable qui faisait d’elle une personne inclassable, fière et rétive.
Prague
”Je suis née étrangère et je le suis demeurée”, écrivait-elle, désabusée, dans un de ses derniers textes. S’étant considérée, toute sa vie d’adulte, comme Française à part entière, elle redécouvrait, au soir de son existence, qu’elle ne l’était pas tout à fait. Car son identité française - celle de la femme publique (qui avait toujours fui les mondanités et les exigences de la vie sociale) - élève de l’école publique qu’elle avait aimée et défendue contre ses destructeurs, incarnant un modèle de réussite de “l’école de la République”, fille d’émigrés qui ne parlaient pas français, devenue maître de recherches au CNRS, ne définissait pas son identité la plus intime, celle qu’elle ne dévoilait qu’à ses proches. Française de coeur et d’adoption, elle était aussi restée étrangère.